Nicolas Berdiaev et Maurice Zundel ou l’anthropologie ternaire aujourd’hui

Nouméa, GLNF, 8 octobre 2018 par Michel Fromaget

Olivier Clément, théologien orthodoxe français éminent, en mai 1986, à l’occasion d’un colloque sur la mystique de Maurice Zundel, confia que c’est la lecture d’un livre de Nicolas Berdiaev qui, alors qu’il était athée, le sauva du suicide et entraina sa conversion au christianisme. Il avait alors 20 ans. Dans sa préface à Esprit et Liberté, ouvrage central du vieux Maître russe, il écrivait : « J’ai lu ce livre. Il a changé ma vie » (1984, p. 13). Et pour cause puisqu’il l’a sauvé de la mort. Bien des années plus tard, O. Clément aura l’opportunité de lire « A l’écoute du silence » de Maurice Zundel. Lecture dont il confiera par la suite qu’elle « fut l’une des grandes rencontres de ma vie » (cf. Berdiaev un philosophe russe en France, 1991, p. 141).

Suite à cette rencontre providentielle et étudiant plus avant, comme il convient, la pensée de Zundel, il ne sera pas sans en apercevoir très vite, et je reprends ses propres termes : « Sa remarquable consonance avec la pensée des Pères, de Dostoïevski, des philosophes russes du XXe siècle et notamment de Berdiaev » (ibid., p. 141). En ce qui concerne cette dernière consonance, celle avec la pensée de Berdiaev, je préciserai quant à moi qu’elle est non seulement remarquable, mais aussi : éblouissante et prodigieuse, si profonde, si subtile et si étendue et, au fond, si mystérieuse et incompréhensible à l’intelligence courante que cette dernière est fondée à en avoir quelque vertige. Bien sûr, O. Clément s’attachera à rechercher les sources possibles d’une consonance si extraordinaire. Après avoir écarté, peut-être un peu vite, l’hypothèse d’une influence possible de la pensée du philosophe russe sur celle du prêtre suisse, il conclura de manière, me semble-t-il, un peu incertaine à « des convergences dans une ambiance commune », à de mêmes « intuitions simultanées », à un même « recours à l’essentiel de l’Evangile et de la Tradition » (p. 144).

Quant à moi, mais sans doute est-ce là ce que voulait dire O. Clément, j’invoquerais sans hésiter comme première et suffisante explication que ces deux Maîtres, tous deux proches de la cime de leur humanité, étanchaient toujours plus leur soif de connaissance, d’absolu et d’amour à une même source, à un même Esprit. Esprit dont on peut penser, comme eux-mêmes le pensaient, qu’il n’est autre, dans la perspective chrétienne, que le Saint-Esprit, soit la troisième personne divine. De cela, certains voudront discuter. Soit ! Mais il n’en reste pas moins vrai que la simplicité et la pertinence de cette hypothèse d’une unique et si haute source d’inspiration, ajoutée à l’étendue proprement stupéfiante du donné inspiré, incite à considérer la vraisemblance d’une unique et même destinée humaine, illustrée et défendue par Zundel et Berdiaev, avec une extrême attention. C’est donc cette unité de destinée que la présente conférence se propose de mettre en valeur et de vous faire découvrir à la faveur de deux aperçus : l’un sur la fascinante proximité de pensée de ces deux chrétiens immenses, l’autre sur leur commune redécouverte des grands fondamentaux, que nous connaissons, de l’anthropologie « corps, âme, esprit » du christianisme originel. Soit deux aperçus entre les quels s’intercalera une troisième portant sur l’histoire de la compréhension ternaire en Occident. Car pour pleinement apprécier la performance que représente la réactualisation de l’anthropologie ternaire que nous devons à Zundel et Berdiaev, il convient de la situer en son temps et donc dans le cours de l’histoire occidentale des conceptions anthropologiques.

Mais avant, à la faveur d’une première partie, je voudrais dire quelques mots qui permettront de situer dans le temps et dans l’espace la trajectoire terrestre de chacun de nos deux protagonistes.

 

I – Brefs coups de projecteur sur deux biographies 

Maurice Zundel a, pour sa part, passé les trois quarts de sa vie en exil à Paris, Londres, Beyrouth, Jérusalem, Le Caire… Il a prononcé plusieurs milliers de sermons, discours, conférences, causeries… prêché des centaines de retraites, ceci quasi toujours sans le secours de la moindre note. D’une nature extrêmement curieuse et recherchant inlassablement la vérité en toute chose, il maitrisait nombre de langues anciennes, et d’autres encore, et il était très au fait des grandes avancées de la science de son temps, qu’il s’agisse de physique, de biologie, ou de psychologie. Zundel naît à Neufchâtel en Suisse le 21 Janvier 1897. Peu avant sa quinzième année, le 8 décembre 1911, dans l’église de Neufchâtel, lui échoit sa première grande expérience spirituelle. De 1913 à 1915, Zundel passe deux ans au collège de l’abbaye bénédictine d’Einsiedeln dont il deviendra oblat. Là, il vécut d’autres « heures étoilées » à la faveur desquels Dieu se révèle à lui, comme amour et beauté, silence et pauvreté.

De 1916 à 1919, il fait ses études de théologie au Grand Séminaire de Fribourg. Ordonné prêtre en 1919, il se voit confier la plus grande paroisse de Genève. Mais Zundel gère les choses à sa manière et son évêque se voit obligé de le chasser. C’est alors que commence sa vie d’exil. Nous sommes en 1925. L’oblat d’Einsiedeln est d’abord envoyé à Rome. Puis il séjourne à Paris, à Londres, à Jérusalem. En 1939, ne pouvant rester en Europe, il arrive au Caire où il restera jusqu’en 1946, époque à laquelle il est nommé vicaire de la paroisse d’Ouchy, près de Lausanne. Mais là il se sent étranger. Commence alors la troisième et dernière période de sa vie, celle des prédications itinérantes qui le verra notamment en France, en Angleterre, en Belgique ainsi qu’en Egypte et au Liban, où il se rend régulièrement tous les deux ans. En 1972, malgré que Zundel reste alors pratiquement inconnu de tous, Paul VI lui propose, honneur insigne, de prêcher au Vatican, devant un auditoire prestigieux, la grande retraite de Carême. Zundel meurt à Lausanne le 10 août 1975.

Quant au grand philosophe russe, Nicolas Berdiaev, il est d’usage de distinguer dans sa vie quatre grandes périodes : 1 – La période de sa jeunesse, depuis sa naissance en 1874 jusqu’à son entrée à l’université de Kiev en1894. 2 – La période « révolutionnaire » de 1894 à 1904, période marquée par son adhésion au marxisme et au mouvement révolutionnaire social-démocrate. 3 – La période « religieuse » de 1904 à 1922, année où il est chassé de Russie par Lénine. 4 – La période de l’exil de 1922, jusqu’à la mort du philosophe, à Clamart, en 1948. La vie de Berdiaev est pratiquement impossible à résumer tant les évènements qui en forment la trame exigent pour être bien compris d’exposer la pensée qui les encadre et révèle leur sens. Voici cependant quelques flashs concernant chacune de ces quatre périodes.

1 – La jeunesse (1874-1894). Nicolas Alexandrovitch Berdiaev naît en Ukraine le 19 mars 1874 à Kiev, dans une famille hautement aristocratique. A quatorze ans, il lit Hegel, Schopenhauer et Dostoïevski. A dix-sept ans, il a déjà assimilé La critique de la raison pure de Kant ! Au même âge, à la suite d’une première et définitive conversion intérieure qui le voue à consacrer sa vie « à la recherche de la Vérité », il refuse catégoriquement de poursuivre la carrière d’officier de la garde royale à laquelle sa famille le destinait.

        2 – La période « révolutionnaire» (1894-1904). Dès son entrée à l’Université, dès 1894, Berdiaev est séduit par le marxisme. En 1898, il participe, en tant que membre du comité social-démocrate de Kiev, à une manifestation ouvrière. Arrêté avec 150 autres personnes, il est emprisonné, exclu de l’Université puis condamné à trois ans d’exil dans la province de Vologda. Si Berdiaev continue alors de partager nombre d’idées sociales inhérentes au marxisme, il en récuse maintenant absolument la vision réductrice de la personne. Son marxisme est devenu si critique et idéaliste qu’il n’est plus soluble dans la « doxa » sociale-démocrate. En mars 1903, Berdiaev est de retour à Kiev. Après son mariage, en 1904 avec Lydie, une jeune révolutionnaire, il décide de partir pour Saint-Pétersbourg.

3 – La période « religieuse » (1904-1922). A Saint-Pétersbourg, l’année 1905 débute tragiquement : le dimanche 22 janvier, l’armée du tsar tire sur une foule sans défense. Berdiaev qui avait partie liée avec les intellectuels révolutionnaires est horrifié et il condamne sans appel la violence et les meurtres. D’autre part, N. Berdiaev se sent de plus en plus attiré par le Christ et le christianisme. En 1908, « l’anarchiste mystique », tel qu’il se désigne lui-même, quitte Saint-Pétersbourg : il n’y reviendra pas et rentre à Moscou. Là il connaît sa « seconde conversion », non plus philosophique mais religieuse qui l’ouvre au christianisme orthodoxe russe. Sensiblement de la même époque, date son premier ouvrage fondamental : Le sens de l’acte créateur (1912). Suite à un article incendiaire, Berdiaev risque la déportation à vie en Sibérie pour raison de blasphème. Après la Révolution d’octobre 1917, le philosophe pourtant révolutionnaire dans l’âme, la condamne ouvertement. Le nihilisme, l’athéisme, le mépris de la culture et le matérialisme borné de ses promoteurs, ainsi que la violence meurtrière de leurs actions lui sont insupportables. Nommé professeur à l’Université de Moscou, il continuera avec une liberté d’esprit mémorable de critiquer le bolchévisme et de défendre ses conceptions spirituelles et sa vision du Christ. La sanction ne tarde pas, tragique : à la fin de l’été 1922, Berdiaev est arrêté et condamné à l’exil à vie. Dorénavant, il lui est interdit de s’approcher de la frontière russe sous peine d’être fusillé.

4 – La période de l’exil (1922-1948). Berdiaev s’installe d’abord à Berlin, puis en 1924 à Paris, plus exactement à Clamart, où il restera jusqu’à sa mort. De 1925 jusqu’à 1948, le philosophe russe écrira là la plus grand part de ses livres les plus décisifs. Il rédige de multiples articles (environ 500). Il donne de multiples conférences en Angleterre, Allemagne, Autriche, Suisse, Hollande, Belgique, Hongrie, Pologne, Estonie, Lettonie, Tchécoslovaquie. Mais l’heure du départ arrive : le 23 mars 1948, Nicolas Berdiaev, le « philosophe ami des chats », le plus grand philosophe de « l’Age d’argent » de la culture russe, meurt brusquement, assis à son bureau de travail, au premier étage de sa maison de Clamart. Ainsi disparait ce chrétien immense dont la vision de l’homme était déjà reconnue par les plus grands penseurs européens de l’époque, dont Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Edmond Husserl, C.G. Jung, comme l’une des plus profondes du XXe siècle. Stanislas Fumet, poète, éditeur, essayiste renommé et ami de Léon Bloy, préfacier de Berdiaev, écrivait de ce dernier ceci qui me paraît infiniment juste : « L’esprit de Berdiaev, qui est la noblesse même – j’y insiste – se fraie des passages dans l’obscurité qui font étinceler des splendeurs où nous nous étions habitués à ne rien voir. » (Le sens de la création, 1976, préf. p. 15). De fait, il y a, dans l’œuvre du philosophe russe, quelque chose de géniale.

Mais il n’est pas le seul. Un mot revient en effet régulièrement dans la bouche de ceux qui ont eu le privilège de connaître Maurice Zundel. Ils disent que l’homme, sa pensée, sa parole étaient « fulgurants ». Paul VI qui, avant d’être Pape, le connut bien à Paris disait de lui qu’il « l’a toujours tenu pour un génie, génie de poète, génie de mystique, écrivain et théologien, et tout cela fondu en un, avec des fulgurations ». Telle est l’envergure des hommes qui nous retiennent aujourd’hui et dont je voudrais, dans la partie qui suit, brièvement illustrer la fascinante proximité de pensée et de sensibilité, ceci avant même de mettre précisément en lumière leurs communes et identiques compréhensions de l’anthropologie ternaire « corps, âme, esprit »  

 

II – Aperçu sur une proximité fascinante 

Maurice Zundel, prêtre suisse et oblat bénédictin, et Nicolas Berdiaev, philosophe russe, ancien révolutionnaire marxiste, tant en raison de leurs milieux d’origine, des courants de pensée qui les ont marqués, que de leur tempérament, étaient des hommes dont il était plus qu’improbable qu’ils portassent sur l’homme et Dieu, sur le monde et la vie, des regards en quelques points comparables. Or, le fait est là : la parenté de pensée de ces deux géants, est indéniable. Fascinante même. Elle l’est d’autant qu’elle les a conduits à redécouvrir et travailler de mêmes aspects de la révélation, tous d’une insigne valeur, et ceci à une époque où ils étaient largement, sinon totalement délaissés, voire tout simplement ignorés par leurs églises respectives.

Je pense ici, en particulier, aux conceptions affirmant la toute-impuissance et l’absolue innocence de Dieu, la mortalité naturelle de l’âme et son immortalité conditionnelle, la tripartition de l’homme et l’urgence tragique de sa seconde naissance, l’unité indéfectible de l’amour, de la liberté et de la créativité humaine et divine,…Mais de tels thèmes sont loin d’épuiser la liste de ces points de rencontre épistémologiques où les immenses chrétiens se retrouvent pour voir la même et chose et expliquer la même chose.

Sans aucun souci d’exhaustivité, spontanément, comme pèle mêle, je citerais parmi ces thèmes communs, outre les précédents : la souffrance, l’humilité et l’intériorité de Dieu, la vocation divino-humaine de l’homme, la personne non comme acquis mais comme tâche, la morale en tant que mystique, l’option pour une « mystique réaliste », un même refus de l’enfer, la liberté comme devoir et non comme droit, le thème des deux libertés, celui de la noblesse de l’athéisme, l’opposition des mondes de la liberté et de la nécessité, le même rejet de la théologie de la cause première, le même refus du Dieu despote et pharaon, du Dieu de l’A.T., une même dénonciation du thomisme, un même amour de saint François, une même admiration pour la Renaissance, pour Nietzsche et Dostoïevski, une même saisie théologale de la Beauté et de la Vérité, un même existentialisme spirituel affirmant le primat de l’expérience sur la connaissance intellectuelle, de l’intériorité sur l’extériorité, une même affirmation du sens de l’acte créateur, du caractère relatif de l’Ecriture sainte, une même intuition de l’universalité de l’esprit de l’homme, du visage humain comme lieu de transcendance, etc.

Il serait ici hors du sujet de présenter et commenter ne serait-ce que quelques unes de ces consonances admirables. Mais non pas d’en illustrer quatre ou cinq concernant la théologie, les quelles éclaireront d’une vive lumière la suite de cet exposé seulement centrée sur l’anthropologie. Chacune des similitudes dévoilées ci-après mériterait certainement d’être explorée plus avant. Mais le projet étant seulement ici de les illustrer, c’est sans aucun commentaire de ma part que je vous propose d’écouter les quelques extraits qui suivent.

1 – Le Dieu vétérotestamentaire :

Zundel : « Le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu pharaon, celui du Nouveau est un Dieu à genoux devant nous » (Beyrouth, 1961) « Le Christianisme nous a délivrés du Dieu pharaon, du Dieu propriétaire, du Dieu qui est un monstre … » (Yarzé, juin 1965)

Berdiaev : « Sans le Christ, Dieu est terrible et ne peut être expliqué (…) Le théisme chrétien sans la Trinité et sans le Christ est effrayant, mortel et inutile. » (SC, p. 179). « Le Dieu de l’Ancienne Alliance, Yahveh, n’était pas la révélation divine dans sa nature intérieure et secrète. Il n’était qu’une expression exotérique de la Face divine. » (EL, p. 101).

2 – Dieu innocent :

Zundel : « Dieu est innocent du mal. Dieu n’a pas inventé la mort, ni la douleur, pas plus qu’il n’a inventé le péché. Il en est la victime, il en meurt » (Lausanne, janvier 1955) « Plus on dira l’horreur du mal fait aux innocents, plus on affirmera que Dieu est en eux, avec eux et qu’il est martyr au-dedans d’eux-mêmes » (HPH, 165).

Berdiaev : « …le divin (…) se manifeste, non dans l’ordre du monde qui n’a rien à voir avec Dieu, mais dans la révolte de la personne qui souffre contre cet ordre, dans la révolte de la liberté contre la nécessité. Dieu se manifeste dans la larme versée par l’enfant qui souffre et non dans l’ordre du monde qui justifierait cette larme. » (DEDL, p. 96). « La souffrance imméritée est une souffrance divine. Et la souffrance du Dieu innocent apporte le salut à toute souffrance humaine. » (ER, p. 133).

3 – Dieu tout-impuissant :

Zundel : « Dieu justement est Amour, rien qu’Amour. Sa toute- puissance est de l’ordre de l’amour et elle devient toute impuissance, lorsqu’elle ne rencontre pas l’amour » (PQS, 209) « Il a voulu s’offrir et se proposer et non s’imposer. Et par un renversement ineffable, c’est lui qui est devenu, à force d’amour, la Toute-Impuissance et la Toute-Pauvreté. » (Lille novembre 1933).

Berdiaev : « Dieu est tout puissant par rapport à l’être, mais il ne l’est pas par rapport au néant, à la liberté et c’est pourquoi le mal existe » (EL, p. 161). « Dieu ne possède nulle puissance. Il est moins puisant qu’un agent de police. » (EAS, p.221) « Dans un certain sens, il détient moins de pouvoir qu’un gendarme, qu’un simple soldat, ou qu’un banquier. »  (VR, p. 59).

4 – Dieu souffrant :

Zundel : « Les hommes sont la nostalgie de Dieu. » (Le Caire, 1949) « Au fond, le vrai Dieu est un Dieu souffrant et voilé » (Nice 1968) « La religion du Christ, en effet, c’est la religion d’un Dieu souffrant et voilé. » (Lausanne, décembre 1967)

Berdiaev : « On considère la nostalgie humaine de Dieu, mais on oublie la nostalgie divine de l’homme, le besoin qu’a Dieu de l’homme » (ER, p. 195) « Le christianisme est la religion du Dieu souffrant » (EL, p. 188). « Seul un Dieu souffrant peut nous réconcilier avec les souffrances de la création » (EAS, p. 222).

5 – Dieu libre :

Zundel : « (Dieu est) la Liberté même, la Liberté pure, la Liberté subsistante, la Liberté infinie. » (It, 572). « Dieu est ma liberté et c’est à cela, justement, que je connais qu’il est Dieu » (It, p. 520). « Car dieu est liberté, sa transcendance n’est pas autre chose. » (Le Caire 8 septembre 1948) « Dieu est liberté et libérateur. » (Le Cénacle Genève 14 janvier 1962) « Dieu est liberté infinie » (26 janvier 1975) « Donc Dieu est liberté absolue » (Sainte Clothilde 1 janvier 1975) « Dieu est Amour ou – c’est encore la même chose – Dieu est liberté » (Je est un autre, 2006, p.78)

Berdiaev : « Dieu ne peut agir que sur la liberté, dans la liberté et par la liberté, jamais sur la nécessité, dans la nécessité et par la nécessité. Son action ne se manifeste ni dans les lois de la nature, ni dans celles de l’Etat… » (DEDL, p.278). « Dieu est liberté. Il est le libérateur et non le dominateur » (DEDL, p. 90). « Quant à la liberté, elle est pour moi divine. Dieu est la liberté et c’est lui qui la confère. Il n’est pas maître, mais libérateur de l’esclavage du monde. C’est par la liberté que Dieu agit. » (EAS, p. 219)

Paroles libératrices, n’est-ce pas ? Mais voici le moment venu de nous pencher sur cette nouvelle donnée, en cet instant véritablement capital, qui est la redécouverte et la mise sur le pavois par nos deux protagonistes de chacun des « trois fils d’or » que j’ai présentés lors de la première conférence et qui ne sont autres que les trois caractéristiques fondamentales de l’anthropologie ternaire du christianisme originel. Mais pour apprécier la performance remarquable que représente cette redécouverte dans les années 1930, il convient de dire quelques mots sur l’histoire même du paradigme ternaire considéré dans sa structure depuis le début de notre ère à nos jours. Je serai bref et pour cela limiterai mon propos : d’une part en le limitant au dessin de la tendance de longue période, qui est celle d’une disparition progressive, d’autre part en réduisant la focale à la seule église catholique qui est celle de Zundel. Quant au suivi historique du paradigme ternaire au sein de l’église orthodoxe, je ne peux faire mieux ici que de renvoyer au grand ouvrage de Jean Boboc déjà cité.

 

III – L’anthropologie ternaire dans le temps de l’histoire 

Au cours d e notre première conférence, nous avons évoqué le choix fait par saint Augustin de considérer l’âme humaine comme bénéficiant d’une immortalité essentielle, consubstantielle à sa nature même. Choix conditionné par sa profonde admiration pour la philosophie grecque, celle de Plotin en tout premier lieu. Son anthropologie, considérée dans sa structure, n’en demeure pas moins fondamentalement ternaire, comme en témoigne par exemple, cette claire affirmation que l’on peut lire dans Fide et symbolo (X, 23) : « Trois sont les éléments en quoi consiste l’homme : l’esprit, l’âme et le corps ». Mais cette compréhension ternaire de l’homme assortie d’une compréhension essentialiste de son immortalité n’est pas une innovation de saint Augustin. Cette conception ternaire essentialiste était déjà celle de l’école d’Alexandrie et notamment d’Origène (185-254) qui, dans son grand traité De Principiis (chap.8) part précisément du principe que : « L’homme est composé de corps, d’âme et de pneuma ».

         Par la suite, et pour ne la repérer que chez les théologiens les plus influents, cette conception anthropologique essentialiste sera celle de Denys l’Aréopagite (Ve-VIe siècle), de Maxime le Confesseur (580-621) et de Jean Scot Erigène (815-845). De Denys l’Aréopagite qui, dans sa Théologie mystique explique qu’il convient de se détourner des sensations qui viennent du corps et des réflexions qui viennent de l’âme pour recevoir la lumière qui vient de l’esprit. De Maxime le Confesseur qui, dans sa Mystagogie, proposait cette belle image : « L’église est comme un homme. Pour âme, elle a le sanctuaire, pour esprit l’autel divin, pour corps la nef… ». De Scot Erigène qui traduisit l’œuvre de Denys l’Aréopagite et la fit découvrir aux grands abbés de Cluny qui en furent comme illuminés.

         Puis nous retrouvons le paradigme ternaire à la clé des anthropologies de Richard de Saint Victor « le plus grand docteur de la mystique médiévale », de Guillaume de saint Thierry, l’auteur de la fameuse Lettre aux frères du Mont Dieu, et du « docteur séraphique », saint Bonaventure (1221-1274), lequel, dans son grand traité spirituel La triple voie distingue « trois regards » : l’un tourné vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur, le dernier vers les choses célestes, nous dirions vers la profondeur. Saint Bonaventure, comme saint Thomas, meurt en 1274. Alors qu’il fut honoré du titre de « Docteur séraphique », saint Thomas reçut celui de « Docteur angélique ». Il était franciscain, Thomas était dominicain. Les historiens du fait religieux disent que si saint Bonaventure représente l’ordre ancien, saint Thomas (1228-1274), pour sa part, représente l’ordre nouveau. Et, de fait, avec saint Thomas les choses changent. Notamment « la chose anthropologique ».

        Le fait est, comme y insiste Olivier Clément, que saint Thomas ne croit plus à la possibilité de la déification de l’homme dans cette vie, il ne croit plus à la possibilité terrestre de la métamorphose annoncée et demandée par l’anthropologie ternaire. Certes, en nombre d’endroits de La Somme théologique, saint Thomas distingue le corps, l’âme et l’esprit, ou intellect. Mais l’intellect de Thomas n’est plus le pneuma de saint Paul : il est bien plus rationnel et intellectuel que contemplatif et spirituel. Et on connaît la suite : soit la victoire de la spéculation sur l’expérience, de l’âme sur l’esprit. Cependant la structure ternaire originelle ne disparait pas pour autant : disons qu’elle disparait du christianisme exotérique, de la pastorale ordinaire et de la théologie officielle de l’Eglise pour se réfugier dans l’enceinte des couvents et monastères où elle continue de fournir aux âmes mystiques le seul cadre conceptuel susceptible de les aider efficacement dans leur cheminement spirituel. C’est pourquoi nous en retrouvons le dessin clairement visible dans les écrits et sermons des mystiques rhéno-flamands, et notamment dans ceux de Maître Eckhart (1268-1327) et Jean Tauler (1300-1361). Puis dans les écrits de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) et de saint Jean de la Croix (1542-1591), les deux plus grands représentants de la mystique espagnole. Mais voici quelques extraits pris dans les œuvres de ces éminents mystiques illustrant leur compréhension ternaire du composé humain.

Je lis dans le sermon de maître Eckhart : « Il est dans l’âme un château fort » : « Il est dans l’âme une puissance qui n’est ni touchée par le temps, ni par la chair, une puissance qui émane de l’esprit, qui reste dans l’esprit et qui est absolument spirituelle ».

Je lis dans le sermon de Tauler : « Où est le roi des juifs qui vient de naître » : « Il y a aussi dans l’homme trois choses : l’une sensible, la seconde rationnelle, la troisième spirituelle (…) La lumière du soleil, en elle-même, est simple mais elle est reçue différemment par des verres différents, dont l’un est noir, l’autre jaune, l’autre blanc. Par verre noir, on peut entendre la sensibilité, par verre jaune la raison, par verre blanc, l’esprit dans sa pureté et sa simplicité. »

              Je remarque dans Le Château intérieur de sainte Thérèse d’Avila, cette hésitation si révélatrice : « D’après ce que l’on comprend, et on ne saurait dire plus, l’âme, c’est-à-dire l’esprit de l’âme, ne fait plus qu’un avec Dieu. » Quant à saint Jean de la Croix, une fois décrypté le vocabulaire par lequel il désigne la séquence « corps, âme, esprit », par les mots : « sentivo, espiritu, sustancia (del alma) », soit en français : « sens, esprit, substance de l’âme », on conçoit sans difficulté qu’il assigne à l’homme de passer par la « nuit des sens » (qui est celle du corps), puis par « celle de l’esprit » (qui est celle du mental) pour que la substance de son âme puisse enfin s’unir à celle de Dieu. Textuellement, le Pseudo-Denys ne disait pas autre chose.

              Mais le paradigme ternaire n’a plus de sens que pour les mystiques, que pour « l’église intérieure ». Comme je l’ai dit plus haut, suite à la montée en puissance du thomisme au sein de « l’église extérieure », il disparait du champ de la théologie officielle pour céder progressivement la place à une anthropologie seulement binaire. C’est-à-dire à une conception bien plus à la portée des fidèles ordinaires et bien plus gratifiante pour l’Eglise institutionnelle qui peut dès lors prétendre au rang d’unique médiatrice entre l’humain et le divin. Comment par suite s’étonner que l’anthropologie élue par le Catéchisme du concile de Trente fut seulement binaire. Je ne reviendrai pas sur les conditions, déjà évoquées dans la première conférence, dans les quelles ce catéchisme vit le jour. Je me contenterai de mettre en avant que, dans tous les passages il évoque la composition de l’homme – sans jamais l’étudier vraiment car seule la théologie mérite toute son attention -, toujours celle-ci y est suggérée comme seulement duelle, seulement corps et âme. Jamais il n’y est question de l’esprit de l’homme. L’éviction totale de ce dernier est encore plus manifeste dans les catéchismes diocésains édités du XVIIe au XXe siècle, précisément afin d’expliquer avec méthode et pédagogie le contenu du Catéchisme de Trente. Ainsi peut-on lire dans un catéchisme diocésain du XIXe siècle la séquence « questions-réponses » suivante :

 Q : « Qu’est-ce que l’homme ? » R :« L’homme est une créature intelligente composée d’un corps et d’une âme (…) L’âme et le corps ne forment qu’une seule personne : l’homme. »

Q : « Qu’est-ce que l’âme de l’homme ? » R : « C’est une partie de nous-même que nous ne pouvons voir, ni toucher, mais qui néanmoins fait sentir, vouloir, penser et agir. »

Q : « Qu’est–ce que le corps de l’homme ? » R : « C’est cette partie de nous-même qui tombe sous les sens et qui est composée de différents membres comme la tête, les mains, les pieds. »

Q : « Il y a donc seulement deux choses dans l’homme ? » R : « Oui, il y a deux choses dans l’homme : un corps et une âme. »

On le voit, à la suite du Catéchisme de Trente, ces catéchismes oublient seulement de dire que ces « deux choses » constituent seulement la part naturelle de l’homme et que si l’homme cultive seulement cette part, il est condamné à disparaitre. Car, certainement elle ne doit pas être oubliée la grande parole du Christ affirmant : « L’esprit vivifie, la chair ne sert de rien » (Jn 6, 63). Ni non plus celle de saint Paul disant : « Car si vous vivez selon la chair, vous devez mourir » (Rm 8, 12).

C’est ainsi, qu’à partir du Catéchisme de Trente, et à cause de lui, l’Eglise romaine évacuera de manière systématique, et au prix des conséquences catastrophiques que l’on sait, toute référence à l’anthropologie ternaire du christianisme ancien. Et la sainte Eglise romaine ne se trompant jamais, tel est encore bien sûr le cas du dernier catéchisme de l’Eglise catholique, celui de 1992. Je ne reviendrai pas sur le fait que ce catéchisme, en contradiction avec l’Evangile et le christianisme originel, pose que l’homme possède une « âme spirituelle et immortelle ». Quant à ce qui concerne plus particulièrement la structure de l’être humain, le dualisme anthropologique de ce catéchisme se voit à trois choses.

La première est que son chapitre d’anthropologie est intitulé : « Un de corps et d’âme ».

La seconde est que dans toutes ses propositions où il évoque l’être humain considéré dans sa complétude, dans son intégralité, il n’évoque que deux dimensions. Soit le corps et l’âme, jamais l’esprit, quand bien même il qualifierait l’étage de l’âme de spirituel. Je lis par exemple :

« L’être humain, créé à l’image de Dieu, est un être à la fois corporel et spirituel (…), l’homme tout entier est donc voulu par Dieu » (p. 82)

« Corps et âme, mais vraiment un, l’homme dans sa condition corporelle… » (p. 83)

« L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la forme du corps… » (p. 83)

La troisième est que le chapitre de ce catéchisme concernant l’anthropologie ne parle jamais de l’esprit sur un mode substantif, mais toujours et seulement sur un mode adjectif. Ce qui est particulièrement révélateur quand on sait que seul le premier mode est essentiel en ce qu’il concerne l’ordre de « l’être ». Et que le second est accidentel puisqu’il ne désigne jamais que l’ordre de « l’avoir ». Outre la première citation présentée ci-dessus, voici quelques exemples de cet emploi sur le mode qualificatif : « être corporel et spirituel » (p. 83), « principe spirituel » (p. 83), « âme spirituelle » (3 fois, p. 84), « âme spirituelle et immortelle » (p. 86).

            Telle est donc la chappe de plomb dualiste qui pèse sur l’anthropologie occidentale depuis le début des temps modernes. Et, j’y insiste, pas seulement sur l’anthropologie religieuse, mais aussi sur celle de l’anthropologie profane, celle de l’université, car Descartes a joué à cette dernière le même tour que saint Thomas à la première. Certes cette chappe a infiniment moins pesé sur l’église orthodoxe, mais Berdiaev, à Paris, débattant et disputant régulièrement avec nombre de catholiques éminents, dont Jacques Maritain, en subissait aussi la formidable pression. On comprend que, dans ces conditions, le fait que son option pour une anthropologie ternaire assortie d’une conception conditionnelle de l’immortalité, son option catégorique pour l’anthropologie originelle, soit resté intraitable, est d’autant plus remarquable. Quant à celle de Maurice Zundel, elle tient tout simplement du miracle.

 

IV – L’anthropologie ternaire aujourd’hui vue à travers les pensées de Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev 

En un temps où l’anthropologie ternaire originelle est donc délibérément oubliée, le prêtre suisse catholique et le philosophe russe orthodoxe ont su l’exhumer et lui redonner toutes ses lettres de noblesse. Ils ont su notamment, à la lumière d’intuitions providentielles, en identifier et expliquer ses trois composantes fondamentales, celles que j’ai nommées les « trois fils d’or ». Ecoutons maintenant Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev nous parler de ces trois fils d’or, après avoir fait remarquer qu’il y là une excellente manière de sensibiliser à la signification ultime de la vocation spirituelle de l’être humain.

1 – Quant à la structure :

Le corps, l’âme et l’esprit appartiennent respectivement aux trois ordres de réalité identifiés par Blaise Pascal ; celui du sensible, celui de l’intelligible et enfin celui de la charité, autrement dit du spirituel. Zundel connaissait bien cette doctrine dite des « Trois ordres de Pascal » et il lui accordait la plus grande valeur. A son sujet il écrivait : « Ces mots sont d’airain, ils ne passeront pas. » (HPH, p. 85). Et, de fait, pour camper et interroger l’homme et l’univers le vieux maître suisse se référera avec prédilection au fameux ternaire, comme en témoignent éloquemment les extraits suivants qui tous dessinent clairement la vocation de l’être humain :

« L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu » (Conférence donnée au Caire).

         « Les créatures nous sont un écueil, non parce que nous les aimons trop, mais parce que nous ne les aimons pas assez. Si nous les aimions, plutôt que de les ramener à nous et de les resserrer (…) dans nos propres limites, nous voudrions qu’elles fussent, qu’elles atteignent leur plénitude (…). Et alors nous commencerions à les voir avec toute leur secrète profondeur, c’est-à-dire selon le schéma pascalien des Trois ordres, dans leur triple dimension : sensible, intelligible et mystique. » (A l’écoute du silence, p. 75).

 » L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique, et personnel. Les deux premiers sont préfabriqués. Le troisième est une simple possibilité, une exigence, une aimantation, une polarité, une vocation. C’est à cet étage (le troisième) que se situent tout l’humain et tout le divin. Si on les cherche ailleurs on est sûr de ne pas les trouver. Ne vous étonnez pas que vos deux premiers étages soient ce mélange confus, incohérent, océanique, plein d’adhérences égocentriques, d’émotions larmoyantes et de tempêtes cosmiques. Nous en sommes tous là. Il faut prendre simplement conscience que ce n’est pas nous, que notre vrai moi nous attend au troisième étage : dans le dialogue avec la divine Pauvreté, et que c’est le Visage de l’Unique qu’il s’agit de sauver, en laissant tomber avec une lucide indifférence tout le bruit des étages inférieurs…  » (A l’écoute du silence, p.32)

« Si nous étions enfermés dans le déterminisme de notre naissance, il n’y aurait pas de problème puisqu’il n’y aurait pas d’homme. Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: C’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation » (Le Caire, 3 avril 1965)

Voilà qui est limpide, n’est-ce pas ? Ecoutons maintenant comment le philosophe de Clamart s’exprime à ce sujet. Dans son magistral essai Le problème de l’homme (1936), il écrit :

« D’une immense importance pour l’anthropologie est la question de la relation de l’esprit avec l’âme et le corps. On peut parler de la constitution triadique de l’homme » (PH, p. 9). Et encore : «  L’homme est fragmenté. Mais la personne est un être intégral esprit-âme-corps, dans lequel l’âme et le corps sont soumis à l’esprit » (PH, p. 10).

Dans De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1939), nous lisons : « La personne représente un ensemble formé par l’esprit, l’âme et le corps, ensemble grâce auquel elle s’élève au dessus du déterminisme du monde de la nature. » (DEDL, p. 33).

Mais c’est dans ses deux grands livres sur l’esprit humain Esprit et Liberté (1927) et Esprit et Réalité (1943) que le philosophe russe livre le plus précieux de sa pensée relative à la constitution de l’être humain. Nous y lisons entre bien d’autres passages décisifs :

« Le premier point et le plus élémentaire qu’il faut établir pour connaître l’esprit, c’est la distinction de principe entre l’esprit et l’âme. L’âme est une réalité d’ordre naturel (…), mais l’esprit appartient à une autre réalité, à un plan différent. » (EL, p. 31)

« La relation entre Dieu et l’homme est une relation intérieure se dévoilant dans la vie spirituelle et non pas une relation extérieure se révélant dans le monde naturel. » (EL, p. 44)

« L’esprit signifie universalité et personne. Il représente l’élément divin en l’homme, mais il est inséparable de l’élément humain et agit conjointement avec celui-ci. C’est le mystère de la divino-humanité. » (ER, pp. 52,53).

2 – Quant à la seconde naissance

         Les thèmes de la structure ternaire de l’humain et celui de sa seconde naissance sont rigoureusement indissociables. Aucun des deux n’est intelligible sans référence à l’autre. Delà vient que Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev se sont tous les deux longuement attachés à scruter et expliquer aussi la seconde naissance. Notamment en la situant par rapport à la première naissance, la naissance charnelle. Voici sur ce sujet quelques remarques et explications lumineuses.

         De Zundel, tout d’abord. Dans l’une de ses homélies, le grand prédicateur suisse s’adresse ainsi à son auditoire :

         « Et vous avez découvert, ensuite, qu’il y a une double naissance : une naissance charnelle qui est de l’ordre de la nature et une naissance spirituelle qui est de l’ordre de la personne » (TPS, p. 359).

         Selon Zundel, comme pour l’Ecriture, comme pour Irénée, cette naissance charnelle est par elle-même, de soi-même, de valeur nulle. Il écrit à ce sujet :

         « La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (ibid. p. 391)

         Plus précisément encore, ainsi que nous l’avons vu, Zundel, comme le christianisme ancien, affirme qu’en rester à cette naissance revient mécaniquement à se condamner à mort. Et il précise ainsi sa pensée : « Les vivants sont des morts, tant qu’ils n’ont pas surmonté les déterminismes que leur impose leur naissance charnelle » (L’homme existe-t-il ?, p. 232)

         A Genève en octobre 1973, le vicaire d’Ouchy précise sa pensée en ces termes : « La première naissance pour nous n’est pas la naissance définitive. Elle n’est qu’une capacité, une capacité de devenir une personne, elle n’est qu’un pouvoir de nous immortaliser. Il faut que nous passions par la seconde naissance pour devenir vraiment nous-même et pour réaliser toute notre vocation. C’est cela qui est admirable. Justement, l’homme doit naître deux fois parce que la première fois, il naît passivement, sans l’avoir choisi : la vie lui est imposée. Il doit naître une seconde fois en le choisissant, en faisant de sa vie un don. C’est par-là qu’il entre dans l’immortalité, mais il y entre tout entier. »

         Zundel souligne dans ces passages fondamentaux le lien non moins fondamental qui lie intimement la seconde naissance à la mort et à l’immortalité. Nous allons bientôt y revenir. Mais écoutons avant comment Zundel comprenait la dialectique de l’humain et du divin dans la seconde naissance. Evoquant cette dernière à travers un exemple, il s’écrira au cours d’une conférence donnée à Genève en 1967 : « Tel est le cœur du Christianisme (…) Oui ! parce qu’ici nous avons tout ensemble la naissance de l’homme en Dieu et la naissance de Dieu en l’homme, indissolublement. » Lors de sa grande prédication de Carême au Vatican, en février 1972, il reviendra sur cette simultanéité qui est une véritable synonymie, en ces mots : « Nous avons dans ce trait (…) comme une expérience de la naissance de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. Ce qui revient à dire que la naissance de Dieu en l’homme est la condition de la naissance de l’homme à soi ».

         Considérons, maintenant, quelques unes des affirmations les plus fortes du vieux maître russe à propos de cette même seconde naissance. Dans Le sens de la création, premier ouvrage fondamental qui date de 1912, nous lisons textuellement ceci :

         « La première naissance, en l’espèce, n’est pas la naissance authentique de l’homme. C’est seulement la deuxième en esprit, dont ont parlé les mystiques, qui constitue la naissance définitive » (SC, p. 254).

Et l’auteur d’ajouter que la première naissance ouvre seulement sur un chemin transitoire. Dans Esprit et Liberté, qui date de 1929, le philosophe russe précise sa pensée en ces termes :

« La première naissance est la naissance naturelle, (…), la naissance à la fois dans la division et la scission, dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, (…), la naissance à la fois dans l’unité et la liberté, la victoire sur la nécessité matérielle et génétique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance, tout est vécu extérieurement, dans la seconde, tout est vécu intérieurement et profondément (…). Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance.» (EL, p. 50).

D’autre part, dans Le sens de la création que nous avons cité plus haut, le philosophe de Clamart écrivait, mettant ainsi en lumière la part de la dialectique de l’homme et de Dieu dans la seconde naissance :

         « Le secret suprême de l’humanité c’est la naissance de Dieu dans l’homme. Mais le secret divin suprême c’est la naissance de l’homme en Dieu » (SC, p. 40). Et encore : « Dieu prend naissance dans l’homme et l’homme prend naissance en Dieu. Découvrir l’homme jusqu’au bout, signifie découvrir Dieu » (SC, p. 406).

        Et le philosophe d’écrire, bien des années plus tard, dans Essai d’autobiographie spirituelle (1940), ces quatre phrases magnifiques :

« L’idée de Dieu est l’idée humaine la plus haute. L’idée de l’homme est l’idée divine la plus haute. L’homme attend la naissance de Dieu en lui. Dieu attend la naissance en lui de l’homme. » (EAS, p. 262).

La seconde naissance est à comprendre simultanément comme naissance de l’homme à lui-même, comme naissance de l’homme en Dieu et comme naissance de Dieu en l’homme. Indissociablement. Maurice Zundel, nous l’avons entendu, voyait et disait exactement la même chose.

3- Quant à l’immortalité

Concernant cette dernière et suressentielle question, écoutons Maurice Zundel tout d’abord.

« C’est pourquoi le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort. Car il n’est pas question de réclamer l’immortalité pour notre biologie, prise comme telle, qui ne vaut pas plus que celle des punaises, ou des chacals. L’immortalité n’est pas une rallonge mise à notre vie biologique dans la crainte de crever. Ce n’est pas du tout cela. L’immortalité est une valeur, une dignité,  une vocation, une exigence : comme la personnalité et comme la liberté. C’est pourquoi nous sommes candidats à notre immortalité. Elle ne peut pas nous être donnée toute faite, pas plus que notre personnalité, pas plus que notre liberté » (« L’expérience de la mort », 1962, p. 20)

Dans son livre Le problème que nous sommes, il écrit : « Cette dignité, il faut constamment la reconstruire, comme la personnalité, comme la liberté, comme l’immortalité, c’est la même chose ! » (p. 253). Selon cette logique conditionnelle ou optionnelle, refuser de naître une seconde fois, refuser de naître à l’esprit revient dès l’instant de ce refus, si celui-ci est irréversible, à se condamner à mourir définitivement, non pas au moment de la première mort mais à la fin des temps, au jour du dit du « jugement dernier ». C’est parce que les hommes sont capables de ce choix funeste dès cette vie que Jésus a pu dire au disciple soucieux d’enterrer son père : « Laisse les morts enterrer les morts » (Lc 9,60). Ou encore s’adresser aux pharisiens en les traitants de « sépulcres blanchis » (Mt 23,27). Or, nous retrouvons de mêmes intonations chez Zundel :

        « La plupart des vies malheureusement sont des cadavres d’humanité remorqués par les énergies physiques données à la naissance ! C’est-à-dire que la plupart des hommes sont portés par leur biologie, au lieu de la porter. Ils meurent avant de vivre. Et c’est précisément cela la vraie mort : celle qui se situe avant la mort dans cette identification passive avec la biologie » (L’expérience de la mort, p. 21).

Oui ! La mort véritable, la seconde, peut être scellée dès cette vie et là est le grand danger : « Aussi bien le grand danger, pour nous, ce n’est pas ce qui pourra se passer après la mort. Le grand danger est ce qui se passe avant la mort, avant la mort ! Car c’est avant la mort que nous risquons d’être morts, si nous refusons justement de faire de notre vie une création continuelle de grâce et de beauté » (Ton visage, ma lumière, p. 382).

Pas plus que l’Evangile, pas plus que Berdiaev, le vicaire d’Ouchy ne croit à l’enfer éternel, ce qui est dire à une vie éternelle en enfer. Le grand danger, le danger réel et vrai, c’est la mort éternelle. Mais sur ces vastes sujets, donnons maintenant la parole à Berdiaev lui-même. Pour lui aussi le refus de naître une seconde fois, le péché d’orgueil, ne mène pas à l’enfer éternel mais à l’anéantissement, pour lui aussi l’immortalité n’est pas une donnée imposée à l’homme. Elle lui est seulement proposée, elle est une tâche. Ecoutons.

         Dans Esprit et Liberté (1929), le philosophe de Clamart écrit :

« C’est pourquoi l’orgueil spirituel de l’homme constitue la source originelle du péché et du mal et mène à l’anéantissement de son être. » (p. 209). Les deux citations qui suivent, extraites du même ouvrage, disent clairement comment le philosophe ami des chats conçoit l’immortalité :

« L’immortalité est une catégorie spirituelle et religieuse et non pas naturaliste et métaphysique. Elle n’est pas la propriété naturelle de l’homme, elle est l’acquisition de la vie spirituelle, la nouvelle naissance en esprit, naissance en Christ, source de vie éternelle » (p. 56)

« La liberté de l’esprit, comme l’immortalité, n’est pas un état naturel de l’homme, elle est une nouvelle naissance. Sa source ne réside pas dans l’âme (…) mais dans l’esprit, dans l’acquisition de la vie spirituelle. » (p. 127)

Dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), ouvrage écrit quelques années plus tard, nous lisons : « La notion philosophique de l’immortalité naturelle de l’âme, déduite de sa substantialité, est stérile, en ce qu’elle néglige le fait même de la mort. (…) Le spiritualisme scolaire n’est pas une solution au problème de la mort et de l’immortalité, c’est une spéculation de cabinet de travail, éminemment abstraite et non-vitale » (p. 330).

Et sur le sujet de l’enfer Berdiaev n’est pas moins catégorique. Il écrit par exemple dans Vérité et révélation : « L’idée des supplices éternels de l’enfer est l’une des créations les plus atroces et les plus morbides (…) Une religion de l’esprit doit se purifier complètement de pareils éléments » (p.144). Dans le même ouvrage il écrit aussi : « Mais l’ontologie que l’on a tenté de donner à l’enfer est impossible et inadmissible. C’est l’une des constructions les plus choquantes, les plus hideuses de l’humanité » (p. 148). Tel est l’existentialisme de Berdiaev : sa sensibilité le renseigne sur le vrai. Mais non seulement, car pour lui l’enfer est aussi une aberration conceptuelle, une injure à l’intelligence. En bref, un parfait non-sens qu’il expose ainsi dans De la destination de l’homme (p. 346) :

« L’« enfer éternel » est une conjonction de mots vicieuse et contradictoire, l’enfer étant précisément une négation de l’éternité, une impossibilité d’y accéder et d’y communier. Il ne peut exister aucune éternité infernale, il ne peut exister qu’une éternité divine. »

C’est à juste titre qu’O. Clément a pu écrire (op.cit., p. 240) que les pages de Berdiaev sur l’enfer sont parmi les plus belles qu’il a écrites. Et c’est sur cette dernière que je vous propos de quitter nos deux auteurs tout en les remerciant d’avoir eu le génie et le courage de redécouvrir et défendre passionnément ces thèmes essentiels de l’anthropologie chrétienne des origines, thèmes dont la méditation patiente et bienveillante, je m’en porte garant, peut transformer en profondeur la vie de chacun d’entre nous et, par effet de contagion, le devenir même de notre espèce et, en conséquence, celui du monde entier.

Retour en haut