Le pneuma du christianisme originel, le Tao et le Qi de la Chine traditionnelle.

Bois-Colombes, Association "Chant des Hommes", conférence du 23 juin 2018, par Michel Fromaget

Je voudrais commencer cet exposé en attirant votre attention sur un point capital. Quelles que soient les conditions historiques, géographiques et donc civilisationnelles dans les quelles l’homme voit le jour, il nait dans un milieu aérien où il a à respirer, et où il éprouve son propre souffle de même que celui de l’air qui circule. Et c’est de manière tout à fait naturelle qu’il est amené à forger et à associer les notions de d’air, de souffle, de respiration et de vent. Mais l’humanité, au cours de son histoire, a découvert de sa condition terrestre des réalités bien plus subtiles dont l’expérience lui apprit pourtant qu’elles sont comparables, et peut-être semblables, aux phénomènes sensibles précédents.

Tel est certainement le cas du Qi chinois, du Ki japonais, du Prâna de l’hindouisme, de la Ruah hébraïque, du Ruh musulman, du Spiritus latin et du Pneuma grec. Comme vous le voyez, dans ce registre, que je qualifierai de « spirituel », le Qi chinois et le Prâna indien s’associent sans heurt avec le pneuma occidental. Mais c’est ici que je vous demande d’être particulièrement vigilant. Car il existe un autre registre, que je qualifierai cette fois de « psychique », dans lequel ils se lient naturellement avec les réalités signifiées par les mots « âme», « animique », « animal », – anima  en latin -, tous construits autour de la racine indo-européenne « ani » dont le propre est de comporter l’idée de « souffle ». Dans ce registre, sensiblement différent du précédent, Qi et Prâna s’associent alors naturellement avec la Nephesh juive, l’Atman hindouiste, la Nafs arabe, la Psukhe grecque, et l’Anima des latins.

Alors, en ces termes, une même question fondamentale vient immédiatement à l’esprit : « Concernant précisément le Qi, lequel des deux registres est le plus pertinent ? » Autrement dit : « Le Qi est-il de l’ordre du psychique, de l’âme, ou bien du spirituel, de l’esprit ? » Conformément à la demande qui m’a été formulée, qui vise les rapports du Qi et du pneuma, mon propos va se dérouler dans le cadre du premier registre, mais il n’en permettra pas moins, in fine, d’esquisser une réponse que je crois satisfaisante à cette question fondamentale.

Ceci noté, j’ai choisi pour cet exposé d’évoquer deux pneuma : le pneuma stoïcien et pneuma chrétien. Le premier parce que des raisons fortes font qu’il se présente comme très proche du Qi du Qi Gong et du Taï Chi. Et le second, parce que la connaissance de l’anthropologie ternaire du christianisme originel – seul lieu où le pneuma chrétien déploie son sens anthropologique total – s’avère être, selon moi, et pour nous, une magnifique voie d’accès, d’une part à une intuition plus fine du Tao hérité de Lao-Tseu et de Tchouang-Tseu et, d’autre part, à un questionnement fécond des grands ternaires et exercices spirituels propres au taoïsme. D’où le plan suivant, dans lequel la première partie occupe une place moins grande que chacune des trois suivantes, ceci en raison d’implications spirituelles que je crois moindres :

I – Rapide regard sur le pneuma des stoïciens

II – Introduction au paradigme ternaire apostolique

III – Retour vers sept thèmes-clés du taoïsme

IV – Pneuma chrétien et Qi chinois ? Ou en sommes-nous ?

I – Rapide regard sur le pneuma des stoïciens

Au cas où vous désireriez jeter un tel regard, je me permets de vous signaler un instrument de qualité, bien que déjà ancien. Je l’ai  d’ailleurs utilisé pour étayer quelques arguments de cette première partie. Il s’agit du grand livre de G. Verbeke : L’évolution du Pneuma du stoïcisme à saint Augustin. Etude philosophique (Paris, D.D.B., 1945, 572 p.).

Certes les anthropologies de Platon (427-348) et de son école « l’Académie », celles d’Aristote (384-322) et de son école « le Lycée », sont foncièrement ternaires, distinguant en l’homme trois modalités fondamentales : le corps (soma), l’âme (psyche) et l’esprit (Noüs). Ce dernier joue là le rôle de « guide de l’âme » (cf. République et Phèdre notamment). Il est de l’âme la part immortelle et divine. Le pneuma  par contre, contrairement au Noüs, occupe dans ces anthropologies une place somme toute assez prosaïque, voire inférieure puisque comme le corps, il est conçu comme une entité matérielle. Platon l’assimile à l’air, au souffle et le voit circuler dans les artères et les veines, Aristote le présente comme principe contenu dans le sperme. C’est le pneuma qui, au moment de la fécondation, donne forme à la matière apportée par l’ovule. Selon Verbeke, seuls les Noüs de Platon et d’Aristote, – mais non leurs pneuma – héritent des caractères spirituels qui appartenaient autrefois au Logos d’Héraclite d’Ephèse, – dit « l’obscur » qui vivait vers 500 av. J.C. -, et au Noüs d’Anaxagore (500-428), l’une des plus grande figures des présocratiques. D’ailleurs, je profite de cette évocation pour faire remarquer, au passage, que les Logos et Noüs  d’Héraclite et d’Anaxagore présentent des similitudes remarquables avec le Qi du Tao de Lao-Tseu.

 Mais revenons au cœur de notre sujet : bien que le pneuma des stoïciens, comme le montre Verbeke,  présente quelques similitudes avec les Logos et Noüs antérieurs, il continue, néanmoins, comme les pneuma de Platon et d’Aristote d’être conçu sur un mode matériel. Le fait est déjà particulièrement clair chez Zénon de Cittium (362-264), penseur immense, père du stoïcisme et fondateur de l’école du « Portique » d’Athènes. Chez lui, en effet, le monde est composé de deux principes, l’un passif (la matière, hyle), l’autre actif (le Logos) et d’une force, d’une énergie créatrice, le pneuma, qui tout en étant d’origine  divine n’en demeure pas moins un « souffle chaud », une « exhalaison chaude » qui communique la vie à tous les vivants à la manière, dit-il, d’un Père la transmettant à ses enfants. A la même époque que Zénon de Cittium, vivait à Athènes le médecin Dioclès qui, surenchérissant sur cette conception hylique, distinguait pour sa part deux pneuma. Parfaitement matériels tous les deux : l’un physique, venant du dehors et qui abaisse la température du corps, l’autre psychique, venant de l’intérieur et qui l’augmente.

Avant de quitter Zénon de Cittium, on gardera en mémoire que, pour lui, ainsi que pour toute l’école stoïcienne dont il est le fondateur, la voie de la sagesse, la philosophie, réside dans la « conformité à la nature », dans le retour à la nature. C’est là une conception, à laquelle, je pense, les taoïstes présents aujourd’hui seront particulièrement sensibles. Le fait que Zénon se soit suicidé en retenant sa respiration ne les laissera peut-être pas non plus indifférents. Cette technique aurait d’ailleurs été déjà utilisée peu avant par l’inénarrable « chien céleste », plus connu sous le nom de Diogène de Sinope (412-323).

Or donc, ce caractère foncièrement hylique ou matériel du pneuma restera comme un fil rouge de l’anthropologie stoïcienne, laquelle pour fondamentalement ternaire comme je l’ai montré ailleurs, continuera de concevoir le pneuma, certes comme une substance infiniment subtile, déliée, diluée,… mais néanmoins matérielle. Ainsi que l’illustre Verbeke, le fait est particulièrement clair chez deux des plus grands stoïciens de l’histoire : le philosophe Sénèque (4 av.-65 ap.) et l’empereur Marc-Aurèle (121-180). Chez Sénèque, qui imagine le pneuma divin, le pneuma cosmique, comme une matière infiniment ténue pénétrant le corps humain (cf. Dialogues XII 6,7). Chez Marc-Aurèle, qui définira le pneuma comme une substance « intermédiaire » entre le corps et le Noüs, comme une matière certes extrêmement fine et subtile, mais sans commune mesure avec le Noüs dont l’essence, elle,  est purement spirituelle. Une même pneumatologie se retrouve en Grèce, sensiblement à la même époque, chez Plutarque (46-121), prêtre d’Apollon à Delphes qui considérait que les exhalaisons vaporeuses et humides émanant du sol sous  le trépied de la Pythie pour pénétrer son corps et inspirer ses oracles mémorables, ne sont autres que le pneuma divin.

Mais voici qu’il est temps de résumer l’essentiel de la conception stoïcienne du pneuma. Je dirais les choses ainsi : le pneuma des stoïciens est un « principe vital », certes tissé d’une matière extrêmement ténue, mobile, fine et subtile, mais demeurant en partie au moins soumise aux lois qui gouvernent la matière. Du fait de cette subtilité qui le place comme à la limite haute de la matière, le pneuma  ainsi compris se présente naturellement en tant « qu’entité intermédiaire  entre le corps et l’âme, entre la matière et l’esprit, entre Dieu et l’homme ». Cette conception stoïcienne du pneuma intermédiaire, conception largement partagée dans l’Antiquité, se retrouvera plus tard dans le néo-platonisme, notamment chez Plotin (205-270) et Proclus (412-485) qui affirmeront l’existence d’un « corps subtil », d’un « corps pneumatique », d’un « corps éthéré »,  corps intermédiaire entre le corps physique et l’âme. Elle se retrouvera aussi chez les alchimistes gréco-romains des IIIe et IVe siècles. Mais ainsi que le souligne Verbeke, stoïciens et néo-platoniciens ne dégageront jamais totalement le pneuma de la matière. Par contre tel était le cas de l’anthropologie biblique, et de celle défendue par le philosophe  juif Philon d’Alexandrie (13-54). Mais tel sera aussi le cas, et avec plus d’évidence  encore, de l’anthropologie ternaire du christianisme originel grâce à qui le pneuma,qu’il soit divin ou humain, acquerra de manière définitive sa valeur de composante uniquement incorporelle, exclusivement immatérielle et lumineusement spirituelle. C’est donc vers  cette anthropologie  qu’il nous faut maintenant nous tourner.

 

II – Introduction au paradigme ternaire apostolique 

Cette anthropologie se signale par « trois caractéristiques fondamentales » qui la distinguent radicalement de l’anthropologie du catholicisme actuel hérité du concile de Trente. Je les appelle souvent « les trois fils d’or de l’anthropologie originelle ». Ils sont : une saisie ternaire du composé humain, une acception ontologique de la nouvelle naissance et une compréhension conditionnelle, ou optionnelle, de l’immortalité. Généralement, je présente ces « trois fils d’or » en les rehaussant des grands versets néotestamentaires qui les disent et les illustrent. Mais, pour nous aujourd’hui, l’essentiel ne réside pas tant dans ces illustrations que dans  l’explication même de ces trois traits fondamentaux. Raison pour laquelle je me limiterai à cette explication. 

1 – La structure anthropologique ternaire :

Un premier constat capital à intérioriser sans faute est celui-ci : comme vous pourrez aisément le vérifier par vous-même, nous sommes les enfants d’une culture qui n’authentifie dans l’homme que deux dimensions « ontologiques », c’est-à-dire nécessaires à sa définition en tant qu’homme. Les deux dimensions anthropologiques avalisées par cette lecture binaire sont les dimensions corporelle et mentale, physique et psychique, autrement dit : le corps et l’âme, cette dernière étant entendue dans une acception particulière que nous allons préciser. Or donc la première anthropologie chrétienne dont nous voulons parler n’est pas binaire, mais ternaire. Elle distingue trois composantes absolument irréductibles : le corps, l’âme et l’esprit. Et ce faisant, elle ouvre sur un tout autre univers, un univers extraordinaire, un univers quasiment inconcevable pour la plupart d’entre nous. Mais disons tout d’abord un mot de chacune de ces composantes

1 – Le corps tout d’abord. Eh ! bien, le corps ouvre électivement sur un premier « ordre de réalité » (au sens pascalien des mots) lequel n’est autre que le monde physique, sensible. Par ses cinq sens, le corps ouvre sur l’ordre de réalité matériel, sur le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « ouverture » et « perception » : il est aussi « mouvement » et « action ». Par ses membres, il permet d’agir sur le monde physique. Le corps est donc, pour la personne, comme son interface avec le monde extérieur : par lui, elle peut s’exprimer dans ce monde et, en retour, ce dernier peut s’imprimer en elle.

 Dans notre milieu physique, le corps est pondéral, matériel. Mais, selon l’anthropologie chrétienne originelle, cela ne lui est pas essentiel. On peut, en effet, le penser comme une figure, une composante principalement formelle, laquelle serait plus ou moins matérielle suivant l’ordre de réalité où le sujet a à vivre. En sorte que certains des organes que nous lui connaissons actuellement pourraient ne pas lui être essentiels. On retiendra enfin qu’il n’est de corps vivant qu’appartenant à un sujet et que, très certainement, une fonction première du corps, sous quelque modalité que ce soit, est de permettre de localiser et d’identifier le sujet dont il manifeste la présence.

2- L’âme ensuite. Vous l’avez compris, le corps dont on vient de parler ne pourrait remplir la moindre de ses fonctions de sensation ou d’action s’il n’était vivant. Autrement dit : animé.  C’est-à-dire encore ayant part à une âme dont il bénéficie. Car âme, en latin, se dit anima. Etymologie qui suffit  à prouver que, par définition, et par excellence, l’animal a une âme. Mais l’étymologie grecque est ici aussi riche d’enseignement. Car « âme » en grec se dit psukhe. En ce sens  originel qui sera le nôtre, l’âme n’est donc autre que le système organisé des facultés psychiques – pensée, sentiment, intuition, sensation, intelligence, volonté, mémoire, imagination, … –  qui le constituent. L’âme n’est autre que la psyché, le psychisme, le mental. Vous le voyez, nous sommes ici très loin de l’acception romanesque, sentimentale et dénaturée du mot. Très loin aussi de son acception cléricale, dévote et pieuse. Or ces deux acceptions sont malencontreusement dominantes aujourd’hui. Ceci remarqué, nous retiendrons utilement de l’âme humaine les trois traits que voici.

1- Il n’existe pas plus d’âme sans corps, que de corps sans âme. Celle-ci forme, avec celui-là, une « uni-totalité ». Ce qui, nonobstant, ne les empêche nullement d’être par essence irréductibles l’un à l’autre : le monde des os, des cartilages, des viscères, des liquides physiologiques n’est certainement pas celui des pensées, des souvenirs, des idées, des rêves.

2 – De même que le corps, l’âme est aussi « ouverture » et « action » électives sur un monde particulier : à savoir le monde des sujets. En effet, seule mon âme peut m’ouvrir sur la vôtre, sur votre personne. Mais elle peut aussi, « agir » sur la vôtre. Ceci par l’intermédiaire du langage, parlé ou non. Elle n’est donc pas seulement « intellection », mais aussi « action ».

3 – On considèrera, enfin, que l’âme est le lieu (ou la substance) de notre intériorité, de notre moi, de notre conscience, de notre personne. Ou ce qui est dire encore une même chose : le lieu de notre volonté et de notre liberté. Occupant une situation intermédiaire entre le corps et l’esprit, l’âme a la liberté de n’accorder de valeur qu’à ce qui lui vient d’elle-même et du corps, ou bien d’honorer aussi l’esprit. Dans le premier cas – lequel est de nos jours celui de la quasi-totalité des occidentaux – elle contribue à la matérialisation et à l’objectivation du monde. Dans le second, à sa spiritualisation et sa libération.  

3 – L’esprit enfin. Nous voici devant l’aporie suprême. Afin de faire pressentir la difficulté en question, j’aime à citer deux mystiques qui sont parmi les plus grands que l’humanité ait connus. C’est dire qu’ils parlent de l’esprit en connaissance de cause. Le premier est hindou et vivait au VIIIè  siècle de notre ère. Le second est allemand et vécut de 1260 à 1327. Il s’agit de Shankara et de Maître Eckhart. Shankara disait de l’esprit qu’il est « ce devant quoi les mots reculent ». Et Maître Eckhart que « nul ne comprend ce que l’on en dit qui ne le connaît déjà ». Nous voilà donc avertis de la difficulté : l’intelligence psychique, conceptuelle n’est d’aucun secours pour comprendre l’esprit. En effet, l’âme et l’esprit appartiennent à des « ordres de réalité » incommensurables. Ceci noté, je risquerais volontiers sur l’esprit cette notation que j’emprunte au grand philosophe russe Berdiaev : « L’esprit est précisément le lieu de rencontre de la nature divine et de la nature humaine.(…) Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine. » Ainsi considéré, l’esprit est ce lieu en l’homme où l’homme s’enracine en Dieu et où Dieu se déploie en lui. Ainsi compris, l’esprit humain, bien que créé et fini, participe lorsqu’il s’actualise de l’Incréé et de l’Infini. Raison pour laquelle il ne peut véritablement se définir.

Ce qui ne nous condamne pas à rien en dire. En effet, si le corps ouvre électivement sur le monde physique par la sensation, si l’âme ouvre sur le monde psychique par l’intellection, on peut dire que, de son coté, l’esprit ouvre sur le monde spirituel (entendons le monde réel, total) par la contemplation. Mais il y a aussi que l’esprit, comme le corps et l’âme, n’est pas seulement « ouverture » et « perception », il est aussi « action ». Le Nouveau Testament dit ainsi qu’il est une « force », une « puissance » (Ac 1, 8). Le corps agit mécaniquement par ses gestes. L’âme par le langage. Le mode d’action de l’esprit est lui plus subtil. Il semble parfois ne nécessiter aucune médiation. Il peut agir comme par simple présence, par émanation, par rayonnement. Qui a côtoyé des saints, ou de vrais mystiques, connaît cette impression. Mais peut être l’avez-vous déjà éprouvée.

 Suivant les époques et les courants de pensée, le monde spirituel est revêtu de noms différents. Pour les philosophes, il est le monde des essences et non plus des seules apparences. Il est le monde de l’Un de Plotin, celui des Idées de Platon. En bref, il s’agit du monde des « réalités en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime des choses, leur début et leur fin. Contrairement au monde ordinaire, ce monde est : non–local, atemporel, immatériel et, par suite, acausal. D’où l’étonnement, voire la stupeur, mais aussi le ravissement de ceux auxquels il se laisse parfois aimablement entrevoir. Suivant les religions, suivant les auteurs inspirés, il sera : le « Royaume des Cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de Marc, Luc et Jean, le « troisième ciel » de saint Paul, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Tao » du taoïsme, la « Terre pure » de l’amidisme, etc.

Mais il faut en être certain : le monde spirituel n’est pas un « au-delà » de notre monde. Il ne fait pas nombre avec ce dernier. En fait, il est le même, mais vécu différemment. Ou, plutôt, et nous le comprendrons mieux bientôt : il est le même, mais vécu par un être qui n’est plus le même. Autre façon de dire la même chose : il n’est pas le monde naturel du corps et de l’âme, qui est partiel, mais ce même monde plus autre chose : il est le monde total, le monde réel, le monde dans sa plénitude.

2 – La conception ontologique de la seconde naissance :

A croire ce que nos familles, l’école et l’université nous ont enseigné de la vie et de l’homme, selon donc le paradigme dualiste, ou binaire, nous sommes nés le jour où nous sommes sortis du ventre de notre mère biologique et il y a que nous sommes définitivement et seulement celui-là qui en est sorti. Il n’y a, à ce sujet, aucune ambiguïté : chacun connaît la date et le lieu de naissance inscrits sur sa carte d’identité. Et de même, chacun se confond avec celui ou celle qu’il voit sur sa photo d’identité. Il n’y a là aucun doute et, suivant l’anthropologie seulement binaire, il ne peut y en avoir. En effet, si l’homme en tant que tel se définit par l’heureuse conjonction de son corps et de son âme, alors il est certain que le bébé qui apparaît entre les cuisses de sa mère est déjà homme. Il est  même, sur le plan de l’essentiel, du définitionnel, un homme complet, achevé, puisque l’évidence est qu’il possède déjà un corps et une âme actuels, je veux dire en actes, vivants.

         Certes, il est évident,  pour l’anthropologie ternaire comme pour la binaire, que la première naissance, la naissance biologique, dote effectivement le nouveau-né d’un corps et d’une âme. Mais, dans la perspective ternaire, elle ne lui confère qu’une « part seulement de son humanité », puisque selon elle l’homme, l’homme véritable, complet, réalisé, achevé, cet homme est indissociablement «  corps, âme et esprit ». Or il est patent que la première naissance ne pourvoit pas l’enfant d’un esprit « actuel ». Ce dernier est, au mieux, seulement en germe, seulement virtuel, seulement potentiel. Au vrai, nous n’héritons jamais de notre naissance biologique qu’une vie imposée, partielle, relative, momentanée. Vie communiquée à Adam par le Créateur sous forme de « haleine de vie », de « pnoe », de « flatus vitae » (et non pas de pneuma ou de spiritus). Il s’agit là de la vie biologique communiquée à l’âme par participation extérieure à l’Esprit saint, à l’Esprit de Dieu. Pour hériter de la vie qui lui est destinée de toute éternité, vie qui cette fois est « libre », « totale », « absolue » et « Eternelle », l’homme doit librement et volontairement  actualiser son esprit, il doit le mettre en actes en participant  délibérément, donc intérieurement, à l’Esprit divin. Participation qui équivaut à une « seconde naissance », laquelle se présente comme semblable en bien des points aux « métamorphoses » animales telles celles des têtards en grenouilles, tritons ou salamandres, celles de naïades en libellules ou encore celles des chenilles en papillons. Par cette seconde naissance, qui est bien plus souvent un cheminement qu’un évènement, l’homme s’éveille à l’esprit, et ce faisant commence alors à se déployer dans sa plénitude « corps, âme, esprit ». Ainsi comprise, la naissance à soi-même, la spiritualisation et la déification (c’est-à-dire l’union à Dieu ou la participation à Dieu) sont une seule et même chose.

         Mais il y a plus, car le Nouveau-Testament ne se contente pas de révéler la possibilité, la nécessité et l’urgence de cette métamorphose. Il l’explique. Elle demande une metanoïa, c’est-à-dire, dit saint Paul, une « transformation de l’intelligence », la perte d’un ancien mode de connaissance et l’accueil d’un nouveau. Le mode gnoséologique qu’il faut quitter est celui des savants et des sages, soit le mode rationnel et conceptuel. Celui qu’il faut accueillir, ou plutôt retrouver, est celui des enfants : intuitif, spontané et immédiat. Les paroles du Christ sont, sur ce sujet, transparentes comme le cristal. Permettez-moi, malgré mon engagement initial, d’en citer trois, trois seulement : « Heureux les pauvres en esprit, le royaume des Cieux est à eux» (Mt 5, 3), « Si vous ne changez pas et ne devenez  comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux » (Mt 18, 3), « Quiconque n’accueille pas le royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas » (Mc 10,15).  Pas un seul mystique chrétien authentique ne s’y est trompé : le chemin ainsi désigné est un chemin de pauvreté intérieure, un chemin de délaissement, un chemin de vide et de silence. Maître Eckhart campait ainsi « l’homme noble », « l’homme spirituel » : il ne sait rien, il n’a rien, il ne veut rien.

         3 – La compréhension conditionnelle de l’immortalité ;

Saint Augustin réfléchissant à la condition de l’homme face à la mort, distinguait trois éventualités. Il les désigna par les trois expressions emblématiques : « Non posse non mori », « Non posse mori » et« Posse mori, posse non mori ».

1  – « Non posse non mori » signifie : « Je ne peux pas ne pas mourir » et donc : « Je dois mourir, je dois disparaître ». C’est là la croyance ordinaire des athées.                                                                            

2 –  « Non posse mori » signifie : « Je ne peux mourir » donc, en conséquence : « Je suis immortel et obligé de l’être, je n’y peux rien ». C’est là la croyance en l’immortalité « obligée », « naturelle », ou « essentielle », conception élue par le christianisme revisité par la philosophie grecque, donc par le thomisme. C’est celle de l’Eglise catholique romaine née du Concile de Trente.                                                                    

3 – « Posse mori, posse non mori » ce qui signifie : « Je peux mourir, ou ne pas mourir », donc : « Je suis libre d’être mortel ou immortel». Cette troisième conception dit de l’immortalité humaine qu’elle est seulement une « possibilité », une « option », une « éventualité ». Eventualité qui s’actualise sous réserve de la réalisation d’une « condition » qui n’est autre que de consentir à naître une seconde fois, que de consentir à naître à l’esprit. Cette conception est celle dite de l’immortalité  « optionnelle », « conditionnelle » ou encore « gracieuse ». Elle est celle du christianisme apostolique.

Nantis de ces quelques premières connaissances anthropologiques, qui toutes gravitent étroitement autour du pneuma tel que l’entendait le premier christianisme, revenons vers le taoïsme pour interroger quelques unes de ses notions-phares.

 

  III – Retour vers sept thèmes-clés du taoïsme

Je désire dans cette  troisième partie et dans la suivante qui sera la dernière, vous faire part des remarques et commentaires qui me sont venus à l’esprit en relisant à l’intention de la présente conférence les notes que je possédais concernant le Qi (éventuellement le Prâna) et le Tao. Ces notes sont principalement issues de 6 ouvrages : Le Tao Tö King de Lao-Tseu, L’esprit du Tao de Jean Grenier, Zen, Tao et Nirvâna de Thomas Merton, Lao-Tseu et le Taoïsme de Max Kallenmark, Souffle-Esprit de François Cheng et La pensée chinoise de Marcel Granet. A quoi s’ajoutent Le chemin du souffle de Gu Meisheng, ainsi que différentes vidéos présentant des exercices de Taï Chi ou de Qi Gong. Vous le voyez, l’assise de mon savoir taoïste est bien étroite et les réflexions qui suivent en porteront sans doute la marque. Mais je compte sur votre bienveillance non seulement pour pardonner ce manque, mais aussi pour m’aider à augmenter mes connaissances. A moins que dans une perspective résolument taoïste il soit bien plus judicieux de les diminuer. Sujet sur lequel je m’en remettrai à vous. Ceci noté, je ne pourrai faire mieux, au fil de cette partie, que de situer, par rapport aux fondamentaux de l’anthropologie ternaire chrétienne, 7 thèmes-clés du taoïsme. Ceci sans pouvoir aller au fond des questions soulevées. Mais peut-être d’autres l’ont-ils déjà fait.

1 – Le Tao origine de tout. Je sais, bien sûr, que le monde qui procède du Dieu chrétien n’est pas celui qui procède du Tao de Lao-Tseu. Le premier est le fruit d’une création, le second celui d’une émanation, ce qui est foncièrement différent. Le Dieu chrétien est « Père de toutes choses » (1Co 8,6) alors que le Tao de Lao-Tseu est « Mère de l’univers » (XXV), « Mère de tous les êtres » (I) ce qui encore n’est pas la même chose. Reste néanmoins que je suis frappé par les affinités et consonances harmonieuses que voici. Dans le Tao Tö King (traduction de Liou Kia Hway, préface d’Etiemble), je lis : « Le Tao (…) origine de toutes choses du monde » (IV) ; «  Le grand Tao (…) tous les êtres sont nés de lui  » (XXXIV) ; « Le Tao lui-même (…) tout se fait par lui » (XXXVII). Et dans la Bible, parmi cent autres, je lis ces textes très fréquemment scrutés dans les écrits des premiers Pères et notamment par saint Irénée. Chez saint Jean, dans son célèbre Prologue, nous lisons : « Tout à travers Lui advint et sans Lui rien ne vient de ce qui est advenu » (Jn 1,3). Proximité fascinante, n’est-ce pas. Et chez saint Paul, nous lisons : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses » (1 Co 8,6) ; « Car c’est de Lui, et par Lui, et pour Lui que sont toutes choses » (Ro 11, 36). Et à propos du Christ : « Toutes choses ont été créées par lui et pour lui, et il est avant tout, et toutes choses subsistent en lui » (Col 1, 17).

2 – Le Tao en tout. Nous venons de l’entendre. Saint Paul dit : « toutes choses subsistent en lui ». A Athènes, sur l’agora, il proclamera la même chose en ces termes : « Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,28).  Aux Ephésiens, il annonce : « Un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et par tous et en tous » (Eph 4, 6). Car si toutes choses subsistent « en lui », il est réciproquement « en toutes choses ». Si cette intériorité divine ne suffit à justifier un quelconque panthéisme, elle n’en témoigne pas moins d’une immanence dont, me semble-t-il, on retrouve la trace dans maints passages du Tao Tö King. Tels ceux-ci : « Le Tao est le fond secret et commun à tous les êtres » (LXII), « Tous les êtres sont nés de lui (…) il protège et nourrit tous les êtres » (XXXIV), «…tous les êtres du monde (….) C’est le Tao (…) qui les protège et les nourrit » (LI) ; « Il émousse tout tranchant, Il dénoue tout écheveau, Il fusionne toutes lumières, Il unifie toutes poussières » (IV). Et encore : « Le Tao est à l’univers, ce que les ruisseaux et les vallées sont aux fleuves et à la mer » (XXXII).

3 – Le Tao insaisissable et innommable. Depuis Isaïe le christianisme le sait : Dieu est un Etre caché (Is 45,15) et incompréhensible (Is 55,8). Un Etre qui aussi ne révèle pas son nom et qui, justement pour ne pas le donner répond à Moïse qui le lui demande : « Je suis qui je suis » (Ex 3,13-16). Et Jean dès son Prologue y insiste : « Dieu nul ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). De ce constat de l’impossibilité de connaitre Dieu par les voies ordinaires de la pensée et du langage, aussi bien que par celles des sens corporels, naîtront la théologie apophatique et la théologie mystique si excellemment transmises à la postérité par saint Grégoire de Nysse (340-394) puis par le Pseudo Denys l’Aréopagite (Ve siècle). Mais un même constat d’incompréhensibilité paraît devoir s’appliquer aussi au Tao comme y incitent fortement les quelques passages suivants du Tao Tö King : « Le Tao dont on peut parler n’est pas le Tao lui-même, le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat » (I), « Le regardant, on ne le voit pas,…, L’écoutant on ne l’entend pas,…, Le touchant, on ne le sent pas,…, Perpétuel, il ne peut être nommé » (XIV), « Le Tao est quelque chose de fuyant et d’insaisissable » (XIV, XXI), « Le Tao caché n’a pas de nom, et pourtant c’est lui-seul qui soutient et parachève tous les êtres » (XLI).

4 – Le Tao comme chemin et fin. L’herméneutique du Tao comme voie, comme chemin, et par suite comme règle  d’accomplissement spirituel est certainement si connue de vous que je me contenterai seulement d’en rappeler l’existence. Le sens littéral, le sens propre du mot « tao » est d’ailleurs exactement celui de « chemin à suivre ». Mais le Tao n’est pas seulement le chemin, il est aussi le but. Il n’est pas seulement le moyen, il est aussi la fin, qui est la participation, l’union au Tao. Ce que montre le chapitre XVI du Tao Tö King, qui après avoir décrit le chemin qui mène à l’état « céleste » dit : « Qui est céleste fait un avec le Tao ». D’où vient la compréhension subtile suggérant qu’emprunter la voie et atteindre le but sont, sur le plan de l’essentiel, la même chose. Or l’idée de « seconde naissance » telle que la comprenait le premier christianisme  comprend des intuitions tout à fait semblables. Sur le chemin de la spiritualisation, de la déification qu’elle ouvre, les derniers arrivés sont payés comme les premiers, les ouvriers de la 11e heure comme ceux de la première (Mt 20,1-16). Sur ce chemin, la métamorphose imaginalen’est jamais faite, toujours à faire. « Jamais derrière », « toujours devant » comme dira le grand Zundel. Et pourtant toujours « déjà commencée ».  Quant au Christ il est bien la voie, la porte, le chemin comme en témoignent les paroles mémorables : « Je suis la porte des brebis. Qui entre par moi sera sauvé » (Jn 10, 9) et : « Je suis le Chemin, et la Vérité, et la Vie » (Jn 14,6). Il est donc « le chemin », mais aussi essentiellement « la fin » comme le scande l’adage clé du christianisme ancien, formulé par saint Irénée : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Ce dernier étant bien sûr le « Dieu fait homme » c’est-à-dire le Christ. De la métamorphose spirituelle, l’homme est la larve, le Christ est l’imago.

5 – Le Tao comme voie d’inconnaissance. Nous l’avons dit : une compréhension cardinale de la seconde naissance est celle d’un retour à l’enfance. D’un retour à la conscience pure de l’enfance, conscience non encore formatée par les mots et la syntaxe du langage, non encore adultérée par les concepts et la logique propre à l’intelligence rationnelle. D’où la compréhension du chemin spirituel comme dépouillement, comme abandon de toute pensée, de toute notion, de toute image, de toute perception. Comme quête du silence et du vide intérieur. Abba Arsène (IVe s.), l’un des plus éminents Pères du désert enseigne ainsi son disciple : « Assieds-toi, tais-toi et apaise tes pensées ». Nous lisons sous la plume de Grégoire de Nysse, dans sa Vie de Moïse : « Quand l’esprit progresse (…), il laisse en arrière tout ce qui apparaît, non seulement ce que saisissent les sens, mais aussi ce que croit voir la raison. Sous la plume du Pseudo Denys, dans son Traité de théologie mystique : « …exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques. Laissez de coté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel » (1932, p.277). Mais n’est-ce pas là la voie du Tao, dont Tchouang- Tseu formulait ainsi la règle de base : « Vomis ton intelligence » ? Du Tao, tel que l’enseigna le Vieux Maître en faisant du « nouveau-né » un modèle de sagesse (X, XX) ? Ou encore en demandant à l’adepte  de rejeter « la sagesse et la connaissance » (XIX), et en lui affirmant que l’étude « augmente» et que le Tao  « diminue » (XLVIII) ? Vous saurez mieux que moi illustrer de cette question la bonne réponse.

6 – Le ternaire « Tien-Ti-Jen » ou « Ciel-Terre-Homme ». Comme vous le savez, ce ternaire tire ses premières lettres de noblesse du Tao-Tö King lui-même où nous lisons : « Le Tao est grand, le ciel est grand, la terre est grande, l’homme est grand » et : « L’homme imite la terre, la terre imite le ciel, le ciel imite le Tao, le Tao n’a d’autre modèle que soi-même » (XXV). Enoncé dans un ordre qui nous est plus familier, ce ternaire devient : « Terre, Homme, Ciel », car l’homme pour de multiple raisons est un être intermédiaire entre la matière et l’immatériel, le visible et l’invisible, le corporel et le spirituel, le Yin et le Yang, bref entre : la Terre et le Ciel. Considéré dans cet ordre, ce ternaire consonne de manière naturelle et admirable avec le ternaire chrétien « Corps, Ame, Esprit » que nous connaissons.

Et voici un argument de poids qui incite fortement à accorder bien du sens à la similitude de ces deux ternaires taoïste et chrétien. Nous savons en effet que l’anthropologie dualiste moderne n’authentifie pas l’esprit en tant que dimension ontologique : elle ne sait pas ou ne veut pas distinguer le psychique du spirituel. Toujours elle ramène  ce dernier au premier. C’est donc vraiment le propre de l’anthropologie ternaire que de distinguer radicalement l’âme de l’esprit. Or, à propos de la triade « Tien-Ti-Jen », je lis sous la plume de Marcel Granet : « L’opposition du Tien et du Jen est le centre de la doctrine de Lao-Tseu et de Tchouang-Tseu » (OP.cit., 1988, p. 425). Comment trouver plus belle caution au rapprochement dont nous parlons ? Mais il y a plus. A savoir que l’affinité n’est pas seulement structurale, elle serait aussi dynamique et évolutive Ce qui se comprend plus facilement en considérant la seconde triade taoïste, contigüe à la première, la triade : « Corps, Souffle, Esprit », sans doute plus récente que la triade « Tien-Ti-Jen ».

7 – La triade « Corps, Souffle, Esprit ». Dans son beau livre Souffle-Esprit, François Cheng origine cette tripartition dans le fameux chapitre XLII du Tao Tö King, chapitre où on lit : « Le Tao engendre l’Un, l’Un engendre le Deux, le Deux engendre le Trois ». Le Trois, dit François Cheng en suivant une interprétation traditionnelle, n’est autre que le « souffle du vide médian » dont il est question quelques vers plus loin. Ce souffle, intermédiaire entre les souffles vitaux du Yin et du Yang, grâce au Vide médian, régule, harmonise et unifie ces derniers conduisant ainsi l’homme sur le chemin de son accomplissement spirituel, c’est-à-dire de sa participation au Tao. Par un jeu de correspondances simple et en les combinant terme à terme, le ternaire « Yin, Vide médian, Yang » renvoie aux deux ternaires « Corps, Souffle, Esprit » et « Terre, Homme, Ciel ». Mais ce jeu resterait seulement formel et abstrait s’il ne suggérait, comme le montre la tradition taoïste, non seulement le tracé d’un chemin spirituel, mais aussi les moyens d’y avancer. Ce tracé comprend trois étapes de purification progressive du souffle (autrement dit du Qi). Purification nécessitant des exercices corporels en rapport avec  trois centres, ou trois niveaux de régulation. Le premier, « le champ de cinabre inférieur », se situe en dessous du nombril. Il est en lien avec la terre, le Yin, le corps. Le second dit « champ de cinabre médian » est situé au niveau du plexus solaire, il est en rapport avec l’homme, le Vide médian, l’âme. Le troisième « le champ de cinabre supérieur » est situé au milieu du crâne, il est en lien avec le ciel, le Yang, l’esprit.  Or, pour qui connait la mystique chrétienne fondée sur le ternaire « corps, âme, esprit » originel, il ne fait guère de doutes que cette progression taoïste en trois temps consonne harmonieusement, au moins sur un plan formel, avec la fameuse tripartition  de la progression mystique qui, depuis Origène (185-253) et le Pseudo Denys distingue  trois étapes. Celle de la purification, celle de l’illumination et celle de la contemplation (dite encore de l’union, de la perfection ou de la theosis). La première centrée sur le corps a pour objet de libérer des instincts et addictions physiques. La seconde, centrée sur l’âme, a pour but, par la pratique de la concentration, de la méditation et de la prière silencieuse, de libérer des pensées, concepts, ainsi que des émotions, images et imaginations. La troisième, centrée sur l’esprit, a pour but l’union toujours plus durable et parfaite de ce dernier avec l’Esprit de Dieu.

Cette similitude de forme est-elle l’indice d’une correspondance de fond avec les trois affinages demandés par la triade « corps, souffle, esprit », dite encore « essence, souffle, esprit » (Jing, Qi, Shen) ? Je laisse aux connaisseurs de l’alchimie interne du taoïsme le soin de dire s’ils voient une parenté signifiante entre la transformation de l’essence vitale Jing en Qi, puis du Qi en Shen, et enfin dans le retour à la Vacuité (permis par la purification du Shen) avec les trois étapes chrétiennes de purification, d’illumination et de contemplation.

Mais voici que je n’ai fait, jusqu’à présent, rien autre que  mettre sous le projecteur quelques similitudes importantes qui me paraissent lier la spiritualité du christianisme originel à celle du taoïsme originel de Lao-Tseu ainsi qu’à celle du taoïsme postérieur. Demeurent cependant des différences qu’il ne faudrait pas oublier. Pour terminer, j’aimerais en citer trois.

IV – Pneuma chrétien et Qi chinois ? Ou en      sommes-nous ?

1 – Le caractère intermédiaire du Qi. Ce caractère est évident dans l’acception du Qi comme « souffle », « vapeur », « haleine » ou « fumée ». Acception manifeste depuis les premiers sinogrammes qui désignent  le Qi par l’image de la vapeur chaude s’élevant au-dessus d’un bol de riz. Cette vapeur, en effet, pour n’être plus matérielle et strictement contingentée comme les grains de riz n’en est pas pour autant immatérielle puisqu’on la voit et la sent. Cette saisie intermédiaire entre la matière et l’esprit est aussi flagrante dans le  ternaire « corps, souffle, esprit ». C’est une évidence. Or tel n’est pas le cas, ce n’est jamais le cas, et en aucun cas du pneuma chrétien. En effet, le propre de celui-ci est d’être totalement incorporel, parfaitement immatériel, purement spirituel. Il ne « circule » pas, il ne se « propage » pas, il n’emprunte ni veine, ni artère, ni méridien, ni nadi. Comme l’explique Jésus à Nicodème : l’esprit est comme le vent, on ne sait d’où il vient ni où il va, « il souffle où il veut » (Jn 3, 8). C’est pourquoi l’anthropologie chrétienne, si elle connaît trois corps – physique, psychique et spirituel (ou glorieux) – ignore totalement ce corps intermédiaire énergétique glissé entre le corps matériel et l’âme immatérielle. Elle ignore totalement ce corps éthéré tissé de méridiens où circule le Qi, ce corps d’acupuncture, comme elle ignore le corps « pranique » tissé de nadis où circule le prâna cher à l’hindouisme.  Il faut le redire : le pneuma chrétien est l’extrémité haute du ternaire anthropologique, il n’en est pas le terme central ou médian. Considéré sous ce jour d’intermédiaire entre la matière et la non-matière, le Qi chinois, notamment celui du Qi Gong et du Taï Chi, nous l’avons déjà laissé entendre, est bien plus proche du pneuma des stoïciens que de celui des chrétiens. Proximité que l’on retrouve dans le fait que les théurgistes néoplatoniciens, qui croyaient en un pneuma semblable admettaient aussi l’existence d’un même corps éthéré.

2 – Le caractère maîtrisable du Qi. Ce caractère est intimement lié au précédent. Il en va de même du prâna dont la grande découverte par les yogis est le fait qu’il donne prise au mental, à la volonté et à la pensée, ceci en raison de sa situation à l’intersection de la matière et de l’immatériel. De cette position intermédiaire vient que le Qi peut être bloqué ou débloqué, qu’il circule dans des méridiens, que son débit peut être régulé, qu’il peut tourner dans un sens ou dans un autre, qu’il dépend de centres localisables dans le corps et qu’il peut être même stocké dans les os. Le vocabulaire utilisé par Gu Meisheng pour expliquer le sens du Taï Chi et du Qi Gong est à cet égard très parlant : il parle du travail sur le Qi en termes d’écoulement, d’orifices, de fluide qui s’écoule, de captation, de remplissage, de vidange, d’affinage, d’assainissement, d’épuration, de drainage, de nettoyage de réseaux d’irrigation…  (cf. pp. 50, 61, 183, 209 et passim). Tous termes de plomberie et de voirie qui sont bien sûr ici des symboles, mais dont la valeur symbolique tient justement à la demi-matérialité du Qi. De celle-ci vient donc qu’il est maîtrisable. Maîtrisable et …. utilisable. Car il semble que le Qi de Gu Meisheng, comme le prâna,ne se travaille pas gratuitement. C’est là du moins ce qui ressort de bien des présentations données par des experts actuels qui, le disant sans le dire, laissent miroiter non seulement une bonne santé, une bonne vigueur et une belle longévité (pp. 146, 214), mais aussi une puissance intérieure permettant d’influencer d’abord sa famille, puis son pays et jusqu’au monde entier (pp. 11, 36, 39). Permettant aussi de « pénétrer les mystères des mondes visible et invisible » (p. 211) et même de se « soustraire aux forces qui conditionnent le cosmos » (p.221). 

De telles présentations, il ressort que le Qi, du moins celui du Qi Gong peut être, pour le dire ainsi, instrumentalisé. Cette approche instrumentale témoigne me semble-t-il d’une compréhension sans doute imparfaite de l’esprit du Tao originel. Mais le fait demeure et il est avoué : au fil des siècles le Qi devient récupérable par l’âme, par le mental, par le moi et sa soif caractéristique de maîtrise, de puissance et de pouvoir. Or le pneuma chrétien, à l’exact opposé, se caractérise par le fait qu’il est rigoureusement impossible à instrumentaliser, impossible à récupérer   pour quelque fin que ce soit. Ce qui est conforme à ce qu’il est purement spirituel et porte sa propre fin en lui-même. C’est pourquoi, bien que la seconde naissance demande à être désirée consciemment, volontairement, et librement, aucun moyen, aucune technique, aucune stratégie ne peut la provoquer. Comme le disait sainte Thérèse d’Avila : cela est hors de portée de l’industrie humaine, « même faiblement, même un instant ».

3- Le Qi chemin d’immortalité. Une affinité frappante est celle-ci. Nous avons compris que selon le christianisme originel, l’homme n’est pas immortel par  nature : il a, s’il le désire, à s’immortaliser, ce qui n’est possible que sous condition de consentir à naître de nouveau, c’est-à-dire à mener une vie fécondée et orientée par l’esprit, par le pneuma. Or, il est certain, qu’une idée comparable se retrouve au cœur de l’alchimie taoïste alors qu’elle présente le travail sur le Qi comme une voie d’accouchement de « l’embryon cosmique » (lequel est immortel), comme un moyen de se procurer  « l’élixir de longue vie » – lequel est préparé par l’aimable « lapin lunaire », qui comme chacun sait est un lapin de jade -, ou encore comme un moyen de bénéficier de « l’or potable » ou de « la pilule d’or », tous symboles magnifiques désignant le même bénéfice merveilleux : l’immortalité. Mais, s’agit-il là de la même immortalité que l’immortalité chrétienne, laquelle, conformément au caractère de spiritualité pure du pneuma évangélique, n’a rien à voir avec l’idée de  survie terrestre ? A croire ce que j’ai lu, il  semble que cela puisse être soutenu pour l’immortalité telle qu’elle était entendue par le taoïsme des  temps héroïque de Lao-Tseu et de Tchouang-Tseu. Mais sans doute bien moins par la suite, et pratiquement plus du tout au temps de la dynastie des Han (200 av.-200 ap.) ainsi qu’aux époques ultérieures. Or, si cette compréhension terrestre de l’immortalité était encore vraie pour quelques taoïstes aujourd’hui, alors il resterait à prendre acte que ces derniers et les transhumanistes actuels partagent quelque chose d’essentiel. Ce qui est pour le moins paradoxal.

Epilogue

Mais voici qu’il est temps de clore cet exposé. Je le ferai en rehaussant à la mine d’argent quatre propositions.

1 –  Au fil de l’étude précédente, la notion de Qi a paru devoir se scinder en deux. Celle inhérente au Tao de Lao-Tseu, au taoïsme originel et celle propre aux Maîtres du Qi Gong et du Taï Chi. Il me paraît donc pertinent de distinguer le « Qi originel » de celui que j’appelerai, pour simplifier, le « Qi postérieur ».

2 – Le Qi postérieur et le pneuma stoïcien paraissent désigner la même réalité. Quant au pneuma chrétien, il est radicalement d’un autre ordre. Si on se réfère à la structure ternaire du christianisme originel « corps, âme, esprit » le Qi postérieur doit être compris comme étant de l’ordre psychique, tout en étant situé sa marge. Ceci de la même manière que les phénomènes quantiques appartiennent à la physique tout en étant pour elle des phénomènes-limites. A mon sens, le plus cohérent serait de considérer ce Qi comme un phénomène parapsychique (ou métapsychique) dont l’étude ressortit à la parapsychologie. En effet, le Qi postérieur à la manière des phénomènes précédents, comme la télékinésie par exemple, se déploie aux confins de la physique et de la psychologie, aux confins du corps et de l’âme. D’autre part, ses contingences formelles, voire matérielles et son caractère maîtrisable font, nous l’avons dit, qu’il ne peut être assimilé, comme la grâce par exemple, à un phénomène spirituel. Par où nous avons la réponse à notre question initiale : « Le Qi postérieur n’est pas du registre de l’esprit (au sens chrétien), il n’est pas de celui du corps, ni de celui de l’âme, mais il participe simultanément du corps et de l’âme. Quant au Qi originel, celui de Lao-Tseu, la proposition la plus sûre est de le considérer comme relevant exclusivement du registre spirituel. » Je précise que souligner la nature parapsychologique du Qi postérieur ne revient en aucun cas à nier sa réalité, ni même à la sous-estimer. Pas plus que de prendre acte des dimensions paraphysiques des faits quantiques ne conduit à se méprendre sur leur entière réalité. Ce qui, par contre, constitue à mon sens une erreur épistémologique grave, est de considérer les faits quantiques d’un coté, et parapsychiques de l’autre, comme étant par nature spirituels. Bien comprendre le sens profond de l’anthropologie apostolique ou celui des ‘Trois ordres de Pascal’, qui est le même, garantit contre cette erreur. Autrement dit, dans cette pure optique ternaire, accroître sa maîtrise du souffle, n’est pas de soi, ni en soi, une voie d’accomplissement spirituel. Ce qui n’empêche qu’elle puisse être, comme en témoignent les spiritualités orientales, une propédeutique de grande valeur.

 3 – Je me trompe peut-être, mais il me semble que si l’histoire occidentale du pneuma est celle d’une spiritualisation croissante,  comme le montre si bien Verbeke, celle orientale du Qi et du Taoïsme s’est déroulée dans un sens contraire : partant des conceptions hautement spirituelles de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu pour laisser par la suite de plus en plus de place à des pratiques possiblement bien plus  gratifiantes pour l’ego. 

4 – Le Vieux Maître, juste avant de partir sur son bœuf vers les montagnes du couchant, aurait rédigé pour nous le Tao Tö King, le « Livre du Tao et de la Vertu », dont le chapitre LV dit : « Dominer le souffle vital par l’esprit, c’est être fort. Les êtres forts vieillissent, cela s’oppose au Tao. Quiconque s’oppose au Tao périt prématurément. »  Je désire ici seulement dire ma perplexité, car je crois avoir lu bien des fois que la pratique de la Voie propre au Qi Gong et au Taï Chi passe par la maîtrise du « souffle vital ». Or, dans ce chapitre LV, Lao-Tseu semble bien dire que cette voie, ce Tao, s’oppose au Tao lui-même. Autrement dit : « Comment la pratique du Tao peut-elle s’opposer au Tao ? » Ou encore : « Lao-Tseu voulait-il dire ici que le Tao tel qu’il sera compris et pratiqué après lui, s’opposera au Tao des temps anciens, au Tao éternel ? »

A la suite de ces deux questions, je vous remercie, par avance, de m’aider à leur trouver une juste réponse.

Développement de l’embryon cosmique, processus de l’alchimie interne taoïste.
« Et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (Gal 2,20)
Retour en haut