L’anthropologie spirituelle ou ternaire du christianisme originel : fondamentaux et histoire

Nouméa, 2 octobre 2018 par Michel Fromaget

Comme vous le savez, je viens d’effectuer un long voyage. Voyage dont d’ailleurs je vous remercie vivement : grâce à la grande prévenance des organisateurs, il s’est déroulé dans d’excellentes conditions. Mais voici que je viens d’effectuer ce voyage précisément pour vous convier à en faire un autre avec moi. Mais ce voyage n’est conditionné ni par le temps ni par l’espace. Il n’est plus géographique : il est intérieur, il est ontologique. Autrement dit, il n’est plus circonstanciel, mais essentiel : son but n’est plus une meilleure maîtrise de l’avoir, mais une meilleure connaissance de l’être. J’entends plus précisément une meilleure connaissance de l’être de l’homme et, par suite, de mon identité véritable. Car, chacun pense se connaître et savoir qui il est, or c’est là une grave erreur. Pire : une erreur tragique. Car, comme nous en avertissent toutes les grandes traditions spirituelles, en nous confondant avec un être que nous ne sommes pas, en nous identifiant à lui, nous choisissons au final de n’être pas et nous nous condamnons ainsi probablement au néant.

         Voyage donc d’une importance extrême, mais que peu entreprennent pour la bonne raison que leur éducation, leur culture, leur milieu ne leur donne pas les moyens d’en comprendre l’urgence, ni d’en repérer le tracé. Or, telle est bien la tâche, que pendant ces quelques jours, nous allons entreprendre ensemble : nous approprier ces moyens. Notamment, en commençant aujourd’hui à éclairer d’une lumière plus vive la condition anthropologique occidentale actuelle, ainsi que celle dont le désir et la promesse sont inscrits au plus profond de notre nature. Afin d’expliquer, illustrer et concrétiser cette dernière, vous savez que j’ai choisi le paradigme anthropologique propre au christianisme originel. Je me propose enfin, et en fin de cette conférence, de vous donner un bref aperçu de l’histoire de l’anthropologie spirituelle (ou ternaire) occidentale. D’où le plan de cet exposé :

1 – D’où partons-nous ?

2 – Les fondamentaux de la première anthropologie chrétienne                

3 – Comment se disent-ils dans l’Ecriture sainte ?

4 – Bref aperçu historique sur son devenir  

 

I – D’où partons-nous ?

A ma connaissance, aucune conception de l’homme, aucune anthropologie ne le nie : l’homme n’est pas un être simple, mais un être composé. Et voici que nous désirons connaître ses composantes : non pas les accessoires, comme les cheveux ou les ongles, mais les essentielles, comme le corps, l’âme et l’esprit. Car ces trois-là sont, nous dit-on, « ontologiques », c’est-à-dire nécessaires à la définition de l’être-même de l’homme. Or, qui part en vue de mieux connaître ces trois-là s’aperçoit bien vite que le milieu, la société, la culture, la collectivité dont il est issu, l’a fort mal équipé pour mener à bien une telle entreprise. Parce que cette société, cette collectivité, se conduit à maints égards comme un être intelligent et volontaire, Simone Weil, à la suite de Platon, l’a appelé « le gros animal ». Je perpétuerai cet usage. Ainsi donc : en quelque manière, le gros animal fait mal les choses. A tout le moins celles utiles à étancher notre soif de connaissance essentielle. Mais comment s’y prend-t-il pour faire ainsi défaut ? Et pourquoi ?

Comment ? Notamment, en subornant le vocabulaire, en détournant le sens de certains mots, en les suiffant ou en les éviscérant de manière à les rendre évasifs, inoffensifs et inopérants. Et c’est là pourquoi je vous recommande dès l’instant de vous défaire du sens que nous avons pris l’habitude d’accorder aux mots « âme », « esprit », « corps » ou encore : « vie » et « mort ». A partir de maintenant, il conviendra en effet que, contrairement à l’usage, nous n’accordions plus au mot « âme » aucune signification dévote, religieuse ou spirituelle, ni non plus sentimentale, affective ou romantique. Car le mot « âme », en sons sens princeps signifie simplement : le mental, la part psychique de l’être. Et c’est ce sens que nous retiendrons. Quant à « l’esprit », à l’inverse, gardons-nous bien de l’assimiler à une fonction psychologique telle : la pensée, l’intelligence, la raison, où bien de l’assimiler à l’ensemble de ces facultés. Car l’esprit dont nous allons parler est une réalité ineffable, irréductible, inconcevable, une réalité spécifiquement religieuse et spirituelle, au vrai une réalité extrêmement mystérieuse. Nous y reviendrons.

         Mais le « gros animal » ne se contente pas de piper les mots qu’il trouve dangereux : il aime aussi à falsifier le sens de certaines propositions scientifiques en faisant passer pour acquis ce qui ne l’est justement pas. Par exemple, en faisant passer pour des théorèmes, qui sont des propositions démontrées, des énoncés qui ne le sont pas et sont en fait de simples postulats. Alors que nous présenterons la notion de « paradigme anthropologique » en début de la prochaine conférence, nous reviendrons sur cette question capitale. Dans l’ordre de choses qui nous intéresse ici, nous retiendrons pour l’instant que deux postulats sont particulièrement trompeurs.

Le premier affirme que l’homme est tricoté uniquement d’éléments physiques et psychiques, de viande et de mental, de corps et d’âme, et ceci de manière exclusive. Le second affirme que l’espèce humaine est une espèce à croissance continue et non une espèce à métamorphose. Ces deux postulats sont à la clé de l’anthropologie dualiste ou binaire élue et chérie par la civilisation occidentale moderne que celle-ci soit considérée dans ses phases laïque ou religieuse.

         Mais peut-être en douteriez-vous ? Regardez bien : de vous remémorer votre éducation familiale, ou vos années d’école va suffire à vous en convaincre. Pas de lieux ni d’heures, pas d’objets, ou de mobiliers, de salles de classe ou de sport qui ne soient consacrés à l’éducation de l’âme ou à celle du corps. Mais vous pourrez aussi vérifier aisément que les grands initiateurs des sciences humaines actuelles tels Claude Lévi-Strauss, Marcel Mauss, Emile Durckheim, Sigmund Freud, …, tous ramènent le « fait humain total » aux deux seules dimensions qu’ils sont capables d’en apercevoir : soit les dimensions physique et psychique, matérielle et mentale. Soit le corps et l’âme. Et ceci sans parler des « déconstructivistes » qui les suivront ni des récents transhumanistes ou posthumanistes, tous férocement motivés par le projet de réduire ces deux dimensions à une seule. Mais c’est là un autre sujet sur lequel nous reviendrons plus tard.

         Il est enfin naturel que formatés à ne voir, ni ne concevoir   dans l’être humain que du physique et du psychique, du corps et de l’âme, nous nous soyons construits comme un être seulement bidimensionnel, seulement fait de corps et d’âme. Et qui par suite n’est enclin à attribuer de signification ou de valeur qu’à ce qui passe par leur intermédiaire. De cette surprenante réduction, voulez-vous une preuve évidente et finalement passablement navrante ? La voici : la majorité des gouvernants et hommes de sciences actuels continuent, à la suite des grands noms cités plus haut, à réduire le monde à ce qu’ils en observent et à ce qu’ils en expliquent. Autrement dit : à ce qu’en cautionnent leurs sens et leur intelligence, leur corps et leur âme. Certes, c’est ainsi que font les enfants qui, dans la cour de l’école, ramènent le monde aux dimensions de leur jeu de billes. Mais, vu de Sirius, à l’aune de l’éternité, un tel provincialisme, un tel chauvinisme intellectuel et conceptuel alors qu’il est celui d’adultes responsables est véritablement hallucinant. C’est certain. Mais c’est là la conséquence inévitable du paradigme anthropologique dualiste ou binaire défendu bec et ongle par le gros animal occidental. Que ce soit sous ses dehors civils ou religieux, pourquoi cet animal s’accroche-t-il aussi désespérément à un paradigme anthropologique aussi mesquin, c’est là ce que nous comprendrons progressivement.

         Mais voici que nous en savons assez pour deviner qu’ainsi conditionnés à n’authentifier que le corps et l’âme, nous avons assez peu de chances de rencontrer et identifier l’esprit. Tel est donc le « lieu intellectuel » d’où nous partons, tel est notre handicap. Mais vous remarquerez que j’ai dit : « assez peu de chances » et non pas : « aucune ». Car l’expérience m’a appris que toujours pour l’esprit « une seule chance suffit ». Et c’est bien pourquoi, malgré que nous partions de si loin et si bas, je vous incite fortement à continuer le voyage en commençant par nous familiariser avec les grandes caractéristiques de l’anthropologie ternaire du christianisme ancien.

 

II – Les fondamentaux de l’anthropologie chrétienne originelle

         Par christianisme originel, nous entendons ici celui antérieur à la fondation de l’école théologique d’Alexandrie par Pantène maître de Clément d’Alexandrie. Ce qui nous situe avant la fin du IIe siècle, avant que la philosophie grecque ne marque son empreinte dans la révélation chrétienne. A l’examen, trois traits distinctifs séparent l’anthropologie du christianisme originel de celle promotionnée depuis le concile de Trente par l’Eglise romaine. J’ai pris pour habitude de nommer ces traits « Les trois fils d’or ». Ils sont : une composition ternaire « corps, âme, esprit » et non pas « corps et âme » de l’être humain, le fait que celui-ci voit le jour à travers un évènement de portée ontologique considérable couramment appelé « seconde naissance », le fait enfin qu’il jouit « d’une immortalité » qui n’est nullement celle que nous croyons. Examinons successivement ces trois fils d’or.

  • « Corps, âme, esprit » : l’anthropologie spirituelle considérée dans sa structure

Le plus commode consiste certainement à dire un mot de chacune des trois composantes prises séparément. Mais il s’agit là d’une simple commodité de présentation, puisque nous savons d’expérience sûre, qu’aucun de ces trois termes n’existe en lui-même, qu’aucun n’est la partie d’un tout qu’ils formeraient de concert. Pas plus la forme, la couleur et la saveur d’un citron ne sont des parties de celui-ci. Au vrai, l’expérience montre qu’il n’est, en effet, de corps vivant qu’animé par une âme, d’âme qu’animant un corps et d’esprit que spiritualisant une âme et un corps. A l’examen, ces trois modalités de l’être humain se présentent comme entretenant entre-elles des rapports semblables à ceux de l’air et de la lumière. A savoir qu’elles se montrent toujours parfaitement unies, mais sans nulle confusion, et toujours parfaitement distinctes, mais sans nulle séparation. Ce qui est possible parce que nous avons affaire ici, ainsi que le disait Blaise Pascal, à des modalités appartenant à trois « ordres de réalité » différents.

         Le corps tout d’abord. Eh ! bien, le corps ouvre électivement sur le premier ordre de réalité, soit le monde physique, sensible. Par ses cinq sens, il ouvre sur l’ordre de réalité matériel, sur le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « ouverture » et « sensation » : il est aussi « mouvement » et « action ». Par ses membres et organes, il permet d’agir sur le monde physique. Le corps est, pour la personne, son interface avec le monde extérieur : par lui elle peut s’exprimer dans ce monde, par lui encore ce dernier peut s’imprimer en elle. Par bien des côtés, le corps peut être valablement comparé à un scaphandre adapté au milieu où il a à évoluer.

Dans notre milieu physique, le corps est pondéral, matériel. Mais peut-être cela lui est-il nullement essentiel. On peut, en effet, le penser d’abord comme une figure, une composante principalement formelle ou énergétique, laquelle serait plus ou moins matérielle suivant l’ordre de réalité où le sujet doit vivre et se manifester. En sorte que certains des organes que nous lui connaissons actuellement pourraient ne pas lui être essentiels. Cependant, quoiqu’il en soit de l’intérêt d’une telle remarque, il demeure qu’il n’est de corps vivant qu’appartenant à un sujet et que, certainement, la fonction première du corps, sous quelque modalité que ce soit, est de permettre au sujet de s’exprimer tout en permettant à autrui de le localiser et l’identifier.

         L’âme maintenant. Vous l’avez compris, le corps dont on vient de parler ne pourrait remplir la moindre de ses fonctions s’il n’était vivant. Autrement dit : animé, c’est-à-dire encore ayant part à une âme dont il bénéficie. Car âme, en latin, se dit anima. Etymologie qui suffit d’ailleurs à prouver que, par définition, et par excellence, l’animal a une âme. Mais l’étymologie grecque est ici aussi riche d’enseignement. Car « âme » en grec se dit psykhe. L’âme, en ce sens qui est son sens originel et qui sera le notre, n’est donc autre que cette part de l’homme qu’étudie la « psychologie ». Autrement dit, en son sens étymologique et premier l’âme n’est autre que la psyché, le psychisme, le mental. En cela, elle est le lieu (ou la substance) de notre intériorité, de notre moi, de notre personne. Ou, ce qui est dire une même chose : le lieu de notre conscience, de notre volonté et de notre liberté.   Vous le voyez, nous sommes loin de l’acception romanesque, sentimentale et dénaturée du mot. Loin aussi de son acception cléricale, dévote et pieuse. Ceci remarqué, nous retiendrons utilement de l’âme humaine les deux traits que voici.

         1 – Comme nous l’avons dit, il n’existe pas plus d’âme sans corps, que de corps sans âme. Celle-ci forme, avec celui-là, une « uni-totalité ». Ce qui, nonobstant, ne les empêche d’être fondamentalement irréductibles l’un à l’autre : le monde des os, des cartilages, des viscères, des liquides physiologiques n’est pas celui des pensées, des souvenirs, des idées, des rêves. Une preuve expérimentale : les yeux du corps ne voient pas les idées et celles-ci n’en existent pas moins.

         2 – De même que le corps, l’âme par vocation est aussi « ouverture » et « action » sur un monde particulier : à savoir le monde des sujets, celui des réalités intelligibles. En effet, seule mon âme peut m’ouvrir sur la vôtre, sur votre personne, et me permettre de la comprendre, de « l’intelliger », c’est-à-dire de la « lire de l’intérieur ». Mais mon âme peut aussi, si elle le désire, « agir » sur la vôtre. Ceci par l’intermédiaire du langage, parlé ou non. Elle n’est pas seulement « intellection », elle est aussi « action ».

Et nous voici devant l’aporie suprême, car c’est maintenant de l’esprit qu’il nous faut parler. A cette fin permettez-moi de commencer en donnant la parole à l’un des plus profonds philosophes du XXe siècle, le russe Nicolas Berdiaev qui écrit dans son grand livre Esprit et Liberté : « L’esprit est précisément le lieu de rencontre de la nature divine et de la nature humaine. Cette rencontre est le phénomène originel (…). Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine. » (p.55)

Nous le comprendrons mieux bientôt : l’esprit est ce lieu en l’homme où ce dernier s’enracine en Dieu et où Dieu se déploie en lui. En ce sens, l’esprit humain, bien qu’humain, participe de l’Incréé et de l’Infini et par conséquent ne peut véritablement se définir. Cependant, si nul ne peut le définir précisément, on peut néanmoins le pressentir. Et, me semble-t-il, on peut aider grandement ce pressentiment à se dessiner de manière plus nette en situant intellectuellement l’esprit par rapport à l’âme.

Ainsi, tout à l’heure, nous avons entr’aperçu la « distance incommensurable » qui sépare le monde des idées et des rêves de celui des intestins, des os et des muscles. Eh ! bien, représentons-nous déjà, en suivant le judicieux conseil géométrique de Blaise Pascal, que la « distance » séparant l’esprit de l’âme est encore « infiniment plus infinie » que celle séparant l’âme du corps. En outre, pour esquisser les rapports de l’esprit et de l’âme, il existe bien d’autres analogies dont certaines, visuelles, sont encore plus suggestives. Tel est le cas, par exemple, de l’analogie de la figure cachée, ou encore de l’anamorphose. Une qualité forte de ces analogies est de suggérer que le monde vu par la grâce de l’esprit n’est nullement un autre monde que le monde naturel (sur lequel ouvrent le corps et l’âme), mais le même monde, cette fois perçu et vécu à une toute autre profondeur et lesté d’une toute autre signification.

Si l’âme, à la manière du corps, est d’un côté « ouverture » ou « fenêtre », et de l’autre « activité » et « action », il en va très exactement de même de l’esprit. Ainsi, si le corps ouvre sur le monde physique par la sensation, si l’âme ouvre sur le monde psychique par l’intellection, l’esprit, lui, ouvre sur le monde spirituel, par la contemplation. Suivant les époques et les courants de pensée, le monde spirituel est revêtu de noms différents. Pour les philosophes, il est le monde des essences et non plus des seules apparences. Il est le monde de l’Un de Plotin, celui des Idées de Platon. En bref, il s’agit du monde des « réalités en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime des choses, leur début et leur fin. Contrairement au monde ordinaire, ce monde est : non-local, atemporel, immatériel et, par suite, acausal. D’où l’étonnement, voire la stupeur, mais aussi le ravissement de ceux auxquels il se laisse parfois aimablement entrevoir. Suivant les religions, suivant les auteurs inspirés, il sera : le « Royaume des Cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de Marc, Luc et Jean, le « troisième ciel » de saint Paul, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Tao » du taoïsme, la « Terre pure » de l’amidisme, etc. Mais il faut en être certain : ce monde spirituel n’est pas un « au-delà » de notre monde. Il ne fait pas nombre avec ce dernier. Ainsi que je le disais plus haut, il est le même, mais vécu différemment. Ou, plutôt, et nous le comprendrons mieux plus tard : il est le même, mais vécu par un être qui n’est plus le même.

Un usage courant est de comparer l’esprit à un organe de vision, à un troisième œil. Saint Paul évoque ainsi magnifiquement les « yeux illuminés du cœur ». Cependant, pour belle qu’elle soit, cette image a pour inconvénient de comprendre l’esprit sur un mode instrumental. Elle souffre d’objectiver l’esprit. Or, il faut absolument dépasser cela, car l’esprit humain est autre chose et plus encore que tout cela. Au vrai, il est, au sens juste des mots, un être, un être vivant, une présence vivante. Je pourrais aussi dire une personne. A savoir celle, certes encore virtuelle, mais aussi déjà réelle, qui au tréfonds de notre âme, – si mauvais sujet que nous soyons ou voulions être -, déjà se dessine et se tisse à la manière du papillon qui doucement se forme et s’éveille dans cœur silencieux de sa chrysalide. Mais pour mieux apercevoir cela, certainement faut-il avoir déjà quelque connaissance du deuxième fil d’or.

2 – La seconde naissance : l’anthropologie spirituelle considérée dans sa dynamique

A croire ce que nos familles et l’université nous ont enseigné de la vie et de l’homme, – donc selon le paradigme dualiste ou binaire -, nous sommes nés le jour où nous sommes sortis du ventre de notre mère biologique. Et il y a que nous sommes définitivement, et seulement, celui-là qui en est sorti. Sur un tel sujet, aucune ambiguïté : chacun connaît la date et le lieu de naissance inscrits sur sa carte d’identité. Et chacun se confond sans réticence avec l’individu qui est sur la photo. Il n’y a là aucun doute et, d’après l’anthropologie seulement binaire, il ne peut y en avoir. En effet, si l’homme en tant que tel se définit par l’heureuse conjonction de son corps et de son âme, alors il est certain que le bébé qui apparaît entre les cuisses de sa mère est déjà homme. Il est même, sur le plan de l’essentiel, du définitionnel, un homme complet, achevé, puisque l’évidence est qu’il possède déjà un corps et une âme actuels, je veux dire ; en actes, vivants. Il les possède d’ailleurs dès avant sa naissance. Et ceci malgré que – cela ne change rien sur le plan de l’essence – le corps et l’âme du jeune enfant sont d’évidence immatures et miniatures et devront par la suite se développer pour se réaliser et devenir adultes. La vie naturelle tout à la fois biologique et sociale sert d’ailleurs à cela. C’est là du moins une tâche qui lui fait honneur et qui lui donne du sens.

         Certes, il est évident que la première naissance, la naissance biologique, dote effectivement le nouveau-né d’un corps et d’une âme. Mais, dans la perspective de l’anthropologie ternaire, elle ne lui confère ainsi « qu’une part seulement de son humanité », puisque selon cette anthropologie l’homme, l’homme véritable, complet, réalisé, achevé est indissociablement « corps, âme et esprit ». Or il est patent que la première naissance ne pourvoit pas l’enfant d’un esprit « actuel ». Ce dernier est, au mieux, en dormance, seulement en germe, seulement virtuel. Ce faisant, nous n’héritons jamais de notre naissance biologique qu’une vie imposée, partielle, relative, momentanée.

Ainsi nous faut-il bien regarder cette chose en face : dans l’optique spirituelle, ou ternaire, quand bien même serais-je le plus grand savant, grand écrivain, grand poète, grand compositeur, grand peintre réunis, si je n’ai actualisé mon esprit, si je ne l’ai pas mis en œuvre, si je ne lui ai pas fait porter de fruit, je ne suis pas plus humain, pas plus un homme fait, achevé, qu’une larve n’est l’imago dont elle porte la possibilité et la responsabilité. Saint Paul disait cela en ces termes extraordinaires dont vous vous souvenez tous : « Quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais toute la foi (…), quand je distribuerais tous mes biens, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien » (1 Cor 13, 2-3).

En effet, ainsi que nous allons le comprendre, l’esprit et l’amour sont un même être. Et il est sûr qu’aux yeux de saint Paul demeurer une larve, si belle et dodue soit-elle, ou être rien – la larve étant vouée au rien – c’est une même chose. Saint Paul utilise d’ailleurs lui-même et à plusieurs reprises, comme nous le verrons, la notion de métamorphose pour signifier la seconde naissance, pour signifier la transformation par laquelle l’être humain, en accueillant et actualisant son esprit, hérite d’une vie fondamentalement différente : non plus obligée mais libre, non plus partielle mais totale, non plus relative mais absolue, non plus temporaire mais éternelle. A bien des égards, l’image de la métamorphose animale pour désigner la seconde naissance de l’homme, pour désigner sa vraie naissance, est excellente. Cependant, deux différences fondamentales ne doivent pas être oubliées. La première tient à ce que, contrairement aux métamorphoses animales, la naissance spirituelle n’a pas de fin. Elle n’est en rien un évènement ponctuel, mais un chemin et un processus infini. Elle n’est jamais acquise, jamais passée, jamais faite, mais toujours à venir, toujours à faire. « Jamais derrière », « toujours devant », comme disait le grand Zundel. De là l’humilité sans mesure de tous les grands mystiques.

         La deuxième divergence est tout aussi capitale. Car les transformations animales, ou végétales, ne sont pas libres. Le têtard n’a pas la liberté de refuser de se transformer en grenouille, ni la chenille en papillon. Cette question de la liberté, dès lors que l’on traite de l’esprit, est véritablement capitale. Car, quelles que soient les modalités, les choix, sous les quels, la seconde naissance se propose, elle nécessite absolument et à chaque fois le consentement parfaitement libre de l’âme à l’esprit. Sans ce consentement totalement libre de la personne à celui qui, en elle, est plus grand qu’elle – et aussi plus réel qu’elle, puisqu’il préfigure son imago – on ne saurait valablement parler de nouvelle naissance, évènement de portée ontologique puisque c’est de lui, précisément, que l’homme reçoit son être même.

         3 – Une conception particulière de l’immortalité :

         Le domaine de la mort offre aux sciences humaines un terrain d’investigation parmi les plus riches que l’on puisse imaginer. La conception de la mort et de l’immortalité, la thanatologie du premier christianisme est en particulier l’une des plus achevées qui soient. Le revers de la médaille est que pour la résumer correctement il faut disposer de bien plus de temps que nous en avons. C’est pourquoi vous voudrez bien excuser le style télégraphique des deux notations que voici.

         1 – Selon l’anthropologie apostolique il convient de distinguer fondamentalement deux morts. La première, la biologique est une mort obligatoire, relative, partielle et temporaire. « Obligatoire » parce que tout le monde y passe. « Relative » parce que laissant en vie. « Partielle » parce qu’elle n’affecte pas la totalité de l’être mais seulement le corps. « Temporaire » parce que n’ayant d’effet que temporaire. Mais il y a une autre mort, la fameuse et terrifiante « seconde mort ». Celle-ci attend les seules chenilles qui refusent leur seconde naissance, car seuls les papillons sont définitivement immortels. Cette seconde mort est donc libre en ce qu’elle peut être évitée, absolue parce qu’elle est sans appel, totale parce qu’elle supprime la totalité de l’être et éternelle parce que définitive et donc « éternelle », non dans son existence, mais dans ses conséquences.

2 – Saint Augustin, réfléchissant à la condition de l’homme face à la mort distinguait trois manières d’entendre l’immortalité. Il les désignait par les trois expressions emblématiques : « Non posse mori », « Non posse non mori », et « Posse mori, posse non mori ». Que cela signifie-t-il ?

  – « Non posse mori » signifie : « Je ne peux mourir » donc en conséquence : « Je suis immortel et obligé de l’être, je n’y peux rien ». C’est là la croyance en l’immortalité « naturelle », ou « essentielle », élue à la suite de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin par l’Eglise catholique romaine née du Concile de Trente. La doctrine de l’enfer éternel est consubstantielle à cette première conception.  

– « Non posse non mori » signifie : « Je ne peux pas ne pas mourir » et donc : « Je dois obligatoirement mourir, je dois disparaître ». C’est là la croyance ordinaire des athées.  

– « Posse mori, posse non mori » : « Je peux mourir, ou ne pas mourir », donc : « Sous condition de mon acceptation, si je le désire, je peux être immortel. J’ai le choix ». Ce troisième cas est celui dite « optionnelle », ou encore « conditionnelle ». Cette conception, comme nous allons pouvoir le vérifier dans un instant, est celle annoncée par Jésus-Christ, elle est celle du christianisme originel.

III – Suivre les trois fils d’or dans le Nouveau Testament et les écrits des Pères antérieurs à la fin du deuxième siècle

1 – A propos de la structure « corps, âme, esprit »

Dans les textes de l’Ecriture, certainement le plus rare est que l’anthropologie ternaire s’énonce dans sa séquence complète « corps, âme, esprit ». Ceci tient sans doute à ce que le corps est une dimension si patente et évidente qu’il est, là, fréquemment, sous-entendu. C’est pourquoi, on peut tenir pour certaine l’empreinte du paradigme ternaire, dès lors qu’on rencontre les seules distinctions binaires « âme, esprit » et « âme, cœur » puisqu’en un tel cas, dans le vocabulaire biblique, le « cœur » désigne « l’esprit ». Et surtout, et plus encore, lorsqu’on rencontre le doublet « chair, esprit » puisque la chair, à elle seule, désigne dans la Bible l’homme biologique entier, c’est-à-dire l’homme naturel tissé seulement de corps et d’âme.

Il faut donc se familiariser d’emblée avec le fait que le ternaire anthropologique affectionne de s’exprimer dans la Bible sous une forme littérale binaire, ce qui est d’ailleurs, et de loin, le plus souvent le cas. Je me permets d’insister fortement sur ce point, car la lecture romaine officielle prend précisément appui sur ces formes binaires pour justifier son anthropologie dualiste. Ce qui est quand même un comble : je n’en dis pas plus. Ceci noté, permettez-moi de signaler à votre bienveillante attention les textes révélateurs suivants.

Et, en tout bien tout honneur, voici d’abord la grandiose finale de la Première Lettre aux Thessaloniciens de saint Paul : « Que le Dieu de Paix lui-même, vous sanctifie tout entier et que tout votre être, esprit, âme, corps soit gardé irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 5, 23). Puis je citerais volontiers l’extraordinaire verset He (4, 12) qui révèle que c’est la Parole divine en personne qui permet de distinguer l’esprit de l’âme. Elle qui, dit le texte, est « plus affilée qu’un glaive à double tranchant (…) et pénètre jusqu’à la séparation de l’âme et l’esprit, des jointures et des moelles ». Nous retiendrons aussi que la « Lettre aux Romains », quant à elle, en son chapitre 8, n’oppose pas moins de sept fois la chair et l’esprit et la « Lettre aux Galates » pas moins de cinq fois. Voulez-vous quelques exemples ? Ils sont tous célèbres :

« Car les pensées de la chair c’est la mort, les pensées de l’esprit c’est la vie et la paix » (Rm 8, 7) ; « Etes-vous si fous ? Avoir commencé par l’esprit et maintenant achever par la chair ! » (Ga 3,3) ; « Je le dis : conduisez-vous par l’esprit et vous n’accomplirez pas la convoitise de la chair » (Ga 5,16) ; « Car la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair » (Ga 5,17). Et, vous le savez, c’est dans cette lettre qu’on trouve la fameuse description du « fruit de l’esprit » (5,22) et aussi celle, bien sûr, des tristes « œuvres de la chair » (5, 19).

Vient enfin la célèbre Première Lettre aux Corinthiens qui, elle aussi, oppose clairement la chair et l’esprit (1 Co 5,5) et qui surtout n’a de cesse de mettre en regard l’homme charnel, ou psychique, et l’homme spirituel (2,14-15; 3,1-3 ; 15,46) ou bien encore le « corps psychique » et le « corps spirituel » (15,44). Nous y lisons par exemple : « Pour moi frères, je n’ai pu vous parler comme à des spirituels, mais comme à des charnels » (3,1). Ou encore : « Il n’y a pas d’abord le spirituel, mais le psychique, ensuite le spirituel » (15, 46). Et aussi : « On est semé corps psychique, on se relève corps spirituel. Car s’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel » (15, 45).

     Bien sûr, l’anthropologie de saint Jean est aussi profondément ternaire que celle de saint Paul. En témoignent nombre de versets (Jn 1,14 ; 19,30 ; …) dont, en particulier, ceux où Jésus-Christ, lui-même, en personne, se réfère à l’anthropologie ternaire. Ainsi lorsqu’il dit : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3, 6). Ou encore : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien » (Jn 6, 63). Toutes paroles aussi transparentes que le cristal et aussi décisives que le Jugement dernier. Paroles à la suite des quelles nous ne serons pas étonnés de découvrir que, dans les trois autres évangiles, Jésus et la Vierge Marie elle-même s’expriment en termes d’anthropologie ternaire. Jésus, par exemple, dans les évangiles de Matthieu et Marc dans sa fameuse mise en garde « L’esprit est ardent, mais la chair est faible » (Mt 26,41 ; Mc 14, 38). Marie dans l’évangile de Luc, alors qu’elle s’écrie avec une délicatesse sublime : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon sauveur » (Lc 1, 48).

Mais voici qu’il est temps d’illustrer la structure ternaire telle que l’énoncent les premiers Pères de l’Eglise. On commencera par noter que celle-ci se déploie magnifiquement dès la plus ancienne homélie connue (année 120, environ) : celle rapportée par Clément de Rome (2Co 14,3). On retiendra aussi que les sept lettres connues de saint Ignace d’Antioche, mort dévoré par les fauves à Rome vers 110, campent le clivage « chair-esprit » pas moins de treize fois ! Mais, rassurez-vous, nous n’allons pas analyser ces occurrences, très semblables les unes aux autres. Elargissons plutôt notre échantillon de citations à l’aide des trois suivantes sur les quelles se terminera ce bref aperçu.

Dans l’Apologie d’Aristide, adressée vers 158 à l’empereur Adrien, nous lisons ce passage remarquable, qui précise en plus de quoi le corps est fait : « Comme tu le concéderas toi aussi, Ô roi, l’homme est composé de quatre éléments d’une part et, de l’autre, d’une âme et d’un esprit (…) Sans l’une de ces dimensions, il n’existe pas comme homme » (7,1). Vous avez entendu : « il n’existe pas comme homme ».

Dans son traité De Résurrectione, qui date des années 160, saint Justin Martyr fondateur de la première école de philosophie chrétienne à Rome écrira par exemple ceci : « Le corps est donc la maison de l’âme, comme l’âme elle-même est la maison de l’esprit, ce sont ces trois-là qui seront sauvés ».

Dans le fameux et irremplaçable ouvrage de saint Irénée intitulé : Contre les hérésies ou réfutation de la gnose au nom menteur, livre qui date de 180 environ, je pourrais extraire des dizaines de citations illustrant la conception ternaire de l’homme. Mais, pour cet exposé, j’en choisis une seule : « Que nous soyons un corps tiré de la terre et une âme qui reçoit de Dieu son esprit, tout homme quel qu’il soit le confessera » (V 6, 1). Tout homme quel qu’il soit !  Vous le constatez, en ces temps anciens, le paradigme ternaire, considéré dans sa structure, était une évidence.

2 – A propos de la « nouvelle naissance »

Ce thème, nous le savons, est aussi capital que le précédent. Il lui est consubstantiel absolument. Cependant, pour ne pas abuser de votre attention, je me limiterai ici à citer seulement quelques paroles de Jésus, de Jean, de Paul et, enfin, de la « Lumière des Gaules », je veux dire de saint Irénée.

Dans l’évangile de Jean, le premier miracle de Jésus-Christ, celui des noces de Cana, laisse entrevoir le ternaire humain et la nouvelle naissance. Car les jarres sont le corps, l’eau est l’âme et le vin est l’esprit. (Jn 2, 1-11). Et c‘est Jésus qui transforme l’eau en vin : il montre ainsi qui est le Maître de la seconde naissance. Cependant, pour pénétrer plus avant les mystères de cette nouvelle naissance, il faut en référer à l’enseignement donné par Jésus au pharisien Nicodème venu l’interroger la nuit en secret. Cet enseignement commence par ces mots célèbres : « Vraiment, vraiment je te dis : si on ne naît de nouveau on ne peut voir le règne de Dieu (…) ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il faut naître de nouveau ». (Jn 3,3-7). Vous trouverez cet enseignement et son développement au chapitre trois de l’évangile de saint Jean. Mais dans sa première lettre aussi, l’Aigle de Patmos délivre, à propos de la nouvelle naissance, un enseignement plus précieux que l’or et le diamant. Notamment lorsqu’il écrit : « Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jn 4,7). De même lorsqu’il explique en quoi consiste l’amour des « enfants de Dieu ». Sur ce sujet, saint Jean, qui reprend l’enseignement de Jésus, ne laisse aucun doute : la naissance à l’esprit, la naissance à la totalité de soi-même, autrement dit « la seconde naissance » n’est autre que la naissance à l’Amour. Il ne s’agit, bien entendu, ni d’amour physique (ou corporel), ni d’amour psychique (ou sentimental) mais d’amour spirituel. Ni d’éros, ni de philia, mais d’agapé. Ni de cupido, ni d’amor, mais de caritas.

Saint Paul, plus que tout autre auteur sacré, traite fréquemment de la « nouvelle naissance ». C’est là un de ses thèmes-clés. Cependant, il ne la nomme jamais ainsi. Il préfère la signifier d’autres manières. Soit en recourant à des notions susceptibles de recevoir le même sens : ainsi celles de « conversion », de « renouvellement », de « transformation », de « transfiguration », de « métamorphose ». Soit en évoquant la larve qui précède ou l’imago qui suit l’accouchement. Soit en mettant les deux en regard dans une même phrase, ou une même péricope. Donnons quelques exemples de ces trois manières.

Voici une illustration du premier registre : « Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12, 2). C’est précisément de metanoïa dont il est ici question.

Lorsqu’il recourt au second procédé, Paul évoque soit la larve seule qu’il appelle le plus souvent : « le vieil homme » (Rm 6,6). Soit l’imago seul qu’il appelle alors : « homme intérieur » (Rm 7,22) (Eph 3,16), « créature nouvelle » (Ga 6,15), « enfant de Dieu » ou encore « enfant de la promesse ». Ainsi, dans ces deux beaux exemples issus de la Lettre aux Romains : « Tous ceux, en effet, qui sont menés par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Rm 8 ,14), « Ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la Promesse… » (Rm 9,8).

Mais le tour littéraire préféré de Paul est certainement le troisième. Paul oppose alors, et toujours de manière extrêmement évocatrice : « le fils de la servante et celui de la femme libre » (Ga 4, 22-23), « l’homme ancien, le vieil homme et l’homme nouveau, l’homme neuf » (Eph 4,22 ; Col 3,9-10), « l’homme extérieur et l’homme intérieur » (2 Co 4,16), « l’homme psychique et l’homme spirituel » (1 Co 2, 13-17 ; 15,44 ; 15,46). Afin d’illustration, choisi parmi tant d’autres, un seul exemple, mais magnifique : « C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. Au contraire, même si notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16),

Comment les premiers Pères parlaient-ils, pour leur part, de la nouvelle naissance ? Voici, à titre d’exemple, deux passages du grand livre de saint Irénée dans les quels l’auteur fustige des hérétiques :

« Ou comment l’homme ira-t-il à Dieu si Dieu n’est pas venu à l’homme ? Comment les hommes déposeront-ils la naissance de mort, s’ils ne sont pas régénérés, par le moyen de la foi, dans la naissance nouvelle qui fut donnée contre toute attente par Dieu en signe de salut (…) ? » (A.H., IV, 33, 4)

Second passage : « … ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance. (…). (…) le Père de toutes choses (…) ayant fait apparaître ainsi une nouvelle naissance afin que – comme nous avons hérité de la mort par la naissance antérieure – nous héritions de la vie par cette naissance-ci. Ils repoussent donc le mélange du vin céleste et ne veulent être que l’eau de ce monde, n’acceptant pas que Dieu se mélange à eux… » (A.H. V, 1, 3).

Paroles d’un prix exceptionnel prouvant que la tradition première considérait la naissance biologique comme une « naissance de mort » et la nouvelle naissance comme une « naissance de vie. » Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev ne verront pas les choses autrement.

 

3 – A propos de l’immortalité :

       Le dernier catéchisme de l’Eglise catholique, celui de 1992, conformément à saint Thomas, affirme que l’âme humaine est de nature spirituelle et immortelle. C’est vrai pour tous les hommes et ils n’ont pas le choix : c’est le choix de Dieu. C’est là la doctrine de l’immortalité « naturelle » ou « essentielle » que nous connaissons. Or, que dit l’Ecriture ? Eh bien ! Précisément le contraire, puisque Jésus-Christ affirme inlassablement, à temps et contretemps, que l’immortalité n’est pas une donnée de nature, mais un don gracieux, librement proposé, qui ne peut s’actualiser que sous réserve de l’acceptation d’une condition unique qu’il rappelle tous les jours et s’ingénie à expliciter de mille manières. Sachez que j’ai fait le décompte exact des versets néotestamentaires affirmant le caractère conditionnel, ou optionnel, de l’immortalité humaine. Or, ils ne sont pas moins de 129. Tous aussi clairs que les suivants, que je choisis dans l’évangile de Jean :

 « En vérité, je vous dis que celui qui écoute ma parole (…) a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie » (Jn 5.24) ; « En vérité, en vérité je vous le dis : Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jn 8,47) ; « … quiconque vit et croit en moi, vivra » (Jn 11, 26) ; « En vérité, en vérité je vous le dis : si quelqu’un garde ma parole, il ne goutera jamais la mort » (Jn 8,51)

Si les mots ont un sens, bénéficier de « la vie éternelle » ou être « immortel » sont une seule et même chose. Ceci noté, un seul de ces versets dit-il que les hommes, que tous les hommes ont la vie éternelle ? Pas un seul. Par contre, tous disent explicitement que l’accès à l’immortalité est soumis à une condition qui, selon le contexte, se dit différemment. Mais qui est toujours la même. Soit : « naître de nouveau » comme le prouvent les paroles de Jésus à Nicodème. Car telle est bien la véritable condition de l’immortalité : la seconde naissance.

Les Pères antérieurs à l’Ecole d’Alexandrie prônaient naturellement cette même conception conditionnelle, optionnelle et libre de l’immortalité. Ecoutez par exemple comment saint Ignace d’Antioche, au tout début du second siècle, présente le pain eucharistique. Il écrit : « Ce remède d’immortalité, cet antidote pour ne pas mourir, ce pourvoyeur en Jésus-Christ de la vie éternelle » (Eph. 20,2). Paroles extraordinaires qui à elles seules suffisent, vous le constatez, à ruiner définitivement le dogme de l’immortalité naturelle ou essentielle de l’homme. Voici enfin cette prosopopée magnifique de saint Théophile d’Antioche, dans son célèbre ouvrage Trois livres à Autolycus qui date de la fin du IIe siècle : « Mais on nous dira : mourir n’était-il pas dans la nature de l’homme ? Pas du tout ! Etait-il donc immortel ? Nous ne disons pas cela non plus. On va répliquer : il n’était donc rien du tout ? Ce n’est pas non plus ce que nous supposons. Voilà : par nature l’homme n’est pas plus mortel qu’immortel. S’il avait été créé dès le principe immortel, il eut été créé Dieu. D’autre part, s’il avait été créé mortel, il eut semblé que Dieu fut la cause de sa mort. Ce n’est donc, ni mortel qu’il a été créé, ni immortel, mais capable des deux ». (II, 27) Difficile d’être plus clair, n’est-ce pas ?

Telle est donc la liberté magnifique, mais abyssale, qui, selon l’anthropologie ternaire originelle, est la seule authentique, la seule conforme à l’amour de Dieu et à l’honneur de l’homme. Le Maître de sagesse Ben Sira, qui écrivait en 190 avant Jésus-Christ, la campait ainsi dans ces mots d’une simplicité inoubliable (Sir 15,17) : « Devant les hommes sont la vie et la mort et ce qui plaît à chacun lui sera donné ».

 

IV – Bref aperçu historique

L’histoire occidentale de la tripartition anthropologique est passablement complexe, ce qui ne doit guère étonner, notamment du fait que la dimension de l’esprit est très subtile et sujette à maintes compréhensions. Ce qui, au reste, est encore le cas de l’âme et même du corps.

Ainsi, dès les premiers siècles de notre ère, sous la même séquence « corps, âme, esprit », se cachent deux anthropologies ternaires très différentes. Celle de la « séquence grecque » imprégnée du dualisme formidable, formidable parce qu’expérimental, qui oppose le visible et l’invisible et place ainsi d’un côté de la césure essentielle « le corps » et de l’autre le binôme « âme, esprit ». Celle ensuite de « la séquence biblique et chrétienne », sensible à un dualisme non moins formidable mais bien plus subtil, à savoir celui qui distingue radicalement le « monde créé » du « monde incréé ». Les partisans de cette dernière séquence expérimentent « l’esprit » comme participant de l’Incréé et le binôme « corps, âme » comme appartenant naturellement au monde créé. De cette différence, en découlent d’autres tout aussi considérables sur lesquelles je ne peux m’étendre ici. Mais on retiendra que, sur le plan historique, elles sont à la source d’une rare complexité puisque tout au long de l’histoire chrétienne ces deux compréhensions ternaires n’auront de cesse de se croiser, de se mélanger, pour se séparer de nouveau. Et ceci même chez un même auteur.

C’est pourquoi, pour ceux d’entre vous qui désireraient approfondir leur connaissance de cette histoire, je ne saurais mieux faire aujourd’hui que de leur recommander la lecture de trois essais fondamentaux. Soit l’essai d’Henri de Lubac intitulé « Anthropologie tripartite » » qu’ils trouveront dans son livre Théologie dans l’histoire (DDB, 1996, T2). Soit l’essai de A.J. Festugières intitulé « La division « Corps, Ame, Esprit » de 1Th 5,23 et la philosophie grecque » paru dans Recherches de Sciences religieuses en1930 (n°XX). Sans oublier enfin la somme magistrale de Jean Boboc : La grande métamorphose. Eléments pour une théo-anthropologie orthodoxe, parue au Cerf en 2017.

Mais une autre source de la difficulté qu’il y a à suivre l’histoire du ternaire anthropologique chrétien est qu’il se caractérise, nous l’avons vu, par trois marqueurs, ceux-là même que j’ai appelés les « trois fils d’or ». Or il se trouve que leurs évolutions historiques ne sont pas forcément synchrones, loin de là. D’où la difficulté et l’ampleur de la tâche. D’où enfin que je ne me suis attaché jusqu’ici qu’à suivre un marqueur à la fois.

Les réflexions que j’ai retenues pour cette première conférence concernent la question de l’immortalité de l’âme. Dans la troisième conférence je dirai en introduction quelques mots sur la trajectoire historique de la structure ternaire elle-même.

Mais, quelle est donc l’histoire occidentale de l’immortalité de l’âme ? Même question formulée de manière plus brutale : « Comment en est-on arrivé là ? » Précédemment j’ai cité saint Irénée et saint Augustin et nous aurons à évoquer saint Thomas d’Aquin. Mais l’histoire de la victoire de l’immortalité essentielle sur l’optionnelle, – et corrélativement celle de l’idée d’enfer éternel sur l’idée d’anéantissement -, ne tourne pas seulement autour de ces trois personnages. Reste cependant que, compte tenu de leur envergure considérable, ils méritent d’être mis en surbrillance. Je résumerai les choses comme suit.

Dès l’Odysée d’Homère, l’idée d’enfer se dessine : les justes vont aux Champs Elysées et les méchants sont jetés dans le Tartare où ils subissent des souffrances sans fin. L’immortalité essentielle de l’âme humaine est d’autre part une idée, une thèse grecque fondamentale défendue notamment par Platon. On admettra que, jusqu’à la fin du second siècle, jusqu’à saint Irénée (130-202), l’hellénisation du christianisme ne modifie pas en profondeur l’anthropologie originelle. Encore que, dès la fin du IIe siècle avec la diffusion de L’Apocalypse de Pierre, puis celle des écrits d’Athénagore (133-190), de Tertullien (160-220), de Minucius Félix (200-260) l’idée d’enfer prend du corps, ainsi que celle d’immortalité essentielle notamment avec Clément d’Alexandrie (150-215) et Origène (185-254). Puis ces deux idées s’affinent et s’affermissent pour être théorisées et incrustées définitivement dans le christianisme par saint Augustin (354-430) qui est gorgé de philosophie grecque comme on sait. L’un des derniers défenseurs avérés de l’immortalité conditionnelle sera Arnobe (255-330)

Arrivé à saint Augustin, dont l’œuvre va devenir la référence centrale et suréminente de tout le christianisme médiéval, il est impératif de retenir ceci qu’il est facile de vérifier. D’une part, Augustin ignore la Tradition originelle, d’autre part il comprend le N.T. à la lumière de la philosophie de Platon et de Plotin.

Puis vient saint Thomas d’Aquin (1224-1274) dont la pensée est si rigoureuse et ciselée, les œuvres de doctrine si profondes et exhaustives qu’on les dirait engendrées par un cerveau surhumain. Sa Somme théologique va jouer dès le XIVe siècle le rôle d’un véritable phare. Mais n’anticipons pas. Et notons ces deux traits de la pensée et de la vie de Thomas d’Aquin, tous deux rarement mis en valeur.

Le premier est que pour saint Thomas la tradition chrétienne se résume archi-prioritairement à saint Augustin et de manière tout à fait secondaire à Origène et au Pseudo-Denys (qui sont des Pères convaincus de l’immortalité essentielle de l’âme.) Autrement dit, saint Thomas, comme saint Augustin, ignore la tradition originelle. A quoi s’ajoute que, fasciné par la pensée d’Aristote que l’on redécouvre en son siècle par l’intermédiaire des auteurs arabes, il lit, comprend et explique la Bible à la lumière des catégories de la philosophie grecque. Tel est le premier trait.

Le second trait tient à un évènement. Peu avant sa mort, le 6 décembre 1273 au soir, alors qu’il célébrait sa messe en l’église saint Nicolas de Naples, saint Thomas fût l’objet d’une illumination intérieure qui le bouleversa tant qu’il ne voulut, ni ne put, par la suite, ni écrire le moindre mot, ni dicter la moindre page. Son secrétaire et ami, frère Réginald, complètement affolé par cette brusque démission, lui demanda alors : « Père, comment laissez-vous inachevée une œuvre si grande, entreprise par vous pour la gloire de Dieu et l’illumination du monde ? » Ce à quoi, Thomas répondit : « Je ne peux plus (…) car tout ce que j’ai écrit et enseigné me paraît maintenant une botte de paille auprès de ce que j’ai vu et qui m’a été dévoilé »

         Saint Thomas connaissait bien sûr la fameuse parole d’Isaïe : « Vous avez conçu du foin, vous enfanterez de la paille, mon souffle est un feu qui vous dévorera » (Is 33,11). Thomas disait ainsi à Réginald que Dieu venait de lui montrer que son œuvre immense était bonne à mettre au feu.

         Quant à la suite, vu le génie et la sainteté de Thomas d’Aquin, il convenait, bien sûr, que l’Eglise accordât à son œuvre une très grande importance, mais relative, limitée, circonstanciée, conditionnée et datée par l’histoire. Et, notamment par le fait que cette œuvre ignore les premiers Pères de l’Eglise et le christianisme originel. Or, d’évidence, tel ne fut pas le cas. Et c’est même le contraire qui arriva. Pour comprendre la suite on retiendra de manière résumée les 5 moments suivants.

         1 – Lors du Concile de Trente (1545-1563), ainsi que le rapporte Léon XIII, je reprends ses mots, les choses se passèrent ainsi : « Mais le plus grand honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui seul, et qu’il ne partagea avec aucun des docteurs catholiques, lui vient des Pères du Concile de Trente : ils voulurent qu’au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Ecritures et les décrets des Pontifes suprêmes, sur l’autel même, la Somme de Thomas d’Aquin fut déposée ouverte pour qu’on put y puiser des conseils, des raisons, des oracles. » Oui ! Vous avez bien entendu : la Somme théologique, – l’œuvre dont saint Thomas affirma lui-même qu’elle n’avait pas plus de valeur qu’une botte de paille -, cette œuvre figurait ouverte sur l’autel lui-même, à côté de la Bible elle-même et comme à l’égale même de celle-ci.

    2 – La 4 août 1879, dans son Encyclique Aeterni Patris, Léon XIII écrit que « la précieuse doctrine de saint Thomas l’emporte sur toutes autres en solidité et en excellence », et il promeut le renouveau des études philosophiques chrétiennes en exigeant qu’elles se fondent sur l’enseignement de saint Thomas d’Aquin.

3- En 1914, Pie X promulgue, et en 1917, Benoit XV approuve les fameuses et désormais incontournables « 24 thèses thomistes ». Parmi celles-ci au mépris de tout ce que nous savons la thèse 15 affirme de l’âme humaine créée par Dieu qu’elle « est de sa nature incorruptible et immortelle ».

4 – Concernant le thème capital de l’âme humaine et des fins dernières on était endroit d’espérer de Vatican II un réexamen des conceptions de Thomas d’Aquin. Il n’en fut rien, comme le prouve par exemple la place de mâle dominant réservée à ce dernier par l’Encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II. Le vocabulaire de Jean-Paul II ne trompe pas. Ainsi promotionne-t-il le saint docteur comme : « maître de pensée », « modèle de théologie », ou encore « authentique modèle pour ceux qui cherchent la vérité ». Enfin, et surtout, comme « Apostolus Veritatis », c’est-à-dire comme : « l’Apôtre de la Vérité ». Rien de moins.

5 – Là est la raison pour laquelle le Catéchisme de l’Eglise catholique signé par Jean-Paul II en 1992 propose un chapitre d’anthropologie dont le titre furieusement binaire « Un de corps et d’âme » est déjà révélateur et où l’on peut lire dans son paragraphe 366 que l’âme humaine du fait de sa création est « spirituelle » et « immortelle ». Dont acte et fin de l’histoire. Du moins fin de l’histoire de l’immortalité de l’âme créée par Dieu telle que comprise et enseignée par le Magister de l’Eglise romaine, mais pas par le souverain pontife, pas par le pape François 1er qui récemment, en avril dernier, a eu le courage de réaffirmer la doctrine originelle, authentiquement chrétienne, en confiant au fondateur du journal La Repubblica, Eugénio Scafarli : «  Les âmes ne sont pas punies, celles qui se repentent obtiennent le pardon de Dieu et prennent place dans les rangs de celles qui contemplent Dieu. Mais celles qui ne se repentent pas disparaissent. L’enfer n’existe pas, ce qui existe c’est la disparition des âmes pécheresses ». Peut-être pouvons-nous beaucoup attendre de l’avenir !

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