Conférence

Le paradoxe de l’existence du mal et de l’innocence de Dieu dans la pensée de Maurice Zundel

Abbaye de Bellefontaine (Bégrolles-en-Mauges 49122) le 23 avril 2016 par Michel Fromaget

Il est toujours préférable de donner aux mots que l’on utilise un sens qui soit clair. Et c’est plus vrai encore quand le mot en question se trouve au centre de la controverse qui vient. L’innocence donc. Quelle est l’étymologie de ce mot ? Les dictionnaires enseignent qu’il vient de la racine indo-européenne nek ou nok qui signifie très précisément « causer la mort de quelqu’un ». Le mot « nuisible » a exactement la même racine. L’ajout du préfixe privatif in donne donc au qualificatif innocent le sens strict et objectif de « qui n’est pas cause de la mort de quelqu’un ». Mais, au fil du temps, le sens de ce mot s’affine en se subjectivisant. Ainsi dit-on aujourd’hui de qui est la cause effective, mais involontaire, de la mort de quelqu’un qu’il en est, malgré tout, innocent. Le mot, dans son sens complet, signifie donc non seulement « qui n’est pas la cause », mais aussi  « qui ne veut pas la mort de quelqu’un ». C’est en ce sens que nous entendrons ce mot dans la suite de cet exposé.

Or donc, sur ce sujet de la cause de la mort des vivants, car eux seuls peuvent mourir, que dit l’Ecriture, car bien sûr c’est à son aune qu’il nous faudra tout à l’heure mesurer la pensée de Maurice Zundel ? Eh bien ! La chose est simple et transparente, nous lisons dans le livre de La Sagesse ces versets suressentiels : « Car Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a créé toutes choses pour qu’elles soient. Les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort… » (Sg 1, 13-14). Le mot « salutaire » signifie ici « porteur et donateur de vie ». Le fait est donc clairement annoncé avant même la venue de J.C. : Dieu n’est pas la cause de la mort, elle n’est pas dans son intention. Les créatures telles qu’il les a créées, elles aussi, sont innocentes : il n’y a en elles « aucun poison de mort », aucune cause, aucun déterminisme de mort. Sinon, comment comprendre le chapitre premier de la Genèse où nous lisons au soir du sixième jour : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici que cela était très bon. » (Gn 1, 31) ?

Mais l’A.T., s’il innocente très clairement Dieu dans le livre de La Sagesse, n’en laisse pas moins planer quelques doutes en divers autres endroits. Nous y reviendrons. En tout cas, il ne désigne pas formellement qui est la cause de la mort en acte, de la mort réellement existante en ce monde, sur cette terre. Or, le N.T. comme on sait comblera cette lacune. Il le fait dans la lettre incontournable de saint Paul aux Romains, où nous lisons (Rm 5, 12) : « Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé à tous les hommes parce que tous ont péché… ». Le N.T. innocente Dieu en désignant la cause effective de la mort effective, soit l’homme. C’est là la première et plus décisive formulation du péché originel. On notera enfin que pas une seule fois le N.T. ne dit explicitement de Dieu qu’il est « innocent ». Mais en fait, il fait mieux : il explique en quoi il est innocent, ce qui revient non seulement à l’affirmer mais aussi à défendre cette affirmation.

Reste, comme on sait, que cette innocence de Dieu, dont la validité se paye notamment de la culpabilité des nouveau-nés, est apparue dès l’origine assez indigeste. Tel est aussi le cas du paradoxe insurmontable opposant la Bonté et la Toute-puissance du Créateur à la nocivité et à la méchanceté de la Création, opposant un Dieu de vie à un monde assujetti à la mort. Il n’y a pas si longtemps, Camus dans le Mythe de Sisyphe (1942) présentait ce paradoxe ainsi : « Ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables mais Dieu n’est pas tout-puissant. Toutes les subtilités d’école n’ont rien ajouté ni soustrait au tranchant de ce paradoxe ». L’alternative porte bien sur l’innocence de Dieu car, ou Dieu est Tout-puissant et coupable, ou bien il est innocent et impuissant face au mal. Ce dilemme fondamental est d’ailleurs bien connu depuis l’Antiquité la plus haute. On le trouve en effet au cœur du « tétralemme » – généralement attribué à Epicure qui vivait au IVe – IIIe siècle av. J.C. -, sous la forme :

« Ou bien Dieu ne veut, ni ne peut éliminer le mal. Ou il le peut mais ne le veut pas. Ou il le veut, mais ne le peut pas. Ou il le veut et le peut. S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le peut et ne le veut, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? « 

La quadruple alternative revient donc à ceci : Dieu méchant et impuissant, Dieu méchant et tout-puissant, Dieu bon et impuissant, ou enfin Dieu bon et tout-puissant. Si l’on admet que la bonté comprend la bienveillance et que celle-ci exclut la malveillance, donc la volonté de nuire, alors l’une des deux alternatives de fond est bien, ici, celle d’un Dieu innocent ou d’un Dieu méchant.

Or, nous le comprenons ni le livre de La Sagesse, ni saint Paul, qui se contentent d’affirmer l’innocence de Dieu, sans pour autant suspecter sa toute-puissance, ne permet d’asseoir de manière cohérente et sûre l’innocence divine. Car la réalité incontestable de la mort et du mal en ce monde ne laisse pas d’issue : soit Dieu est impuissant et il n’est pas Dieu, – ce qui est dire en fait : Dieu n’existe pas -, soit il n’est pas innocent. Ce qui est dire au sens propre et étymologique du mot, nous l’avons vu : « Il est en quelque sorte cause de la mort ». Cet argument est conceptuel, il est de l’ordre de la logique. Mais il y a plus encore et c’est là le fameux et terrible argument dit de « la larme de l’enfant ». Celui-ci n’est plus de l’ordre du concept, mais de l’affect, il n’appartient pas au registre de la déduction ou du raisonnement, mais à celui de l’expérience et du sentiment, à celui du constat, de l’effroi et du scandale.

Le premier, semble-t-il, à avoir mis face-à-face la justice de Dieu et la souffrance des enfants est saint Augustin, qui dans le Contre Julien écrivait : « En présence des souffrances si grandes et si nombreuses des enfants il est impossible de dire que Dieu est juste quand on nie le péché originel ». Mais le premier à avoir usé de cet argument, sous la forme impérieuse et péremptoire qui le caractérise aujourd’hui, celui-là est, semble-t-il, le grand critique littéraire russe Vissarion Biélinski (1811-1848) qui faisait valoir « qu’une larme d’enfant est une démonstration plus que géométrique de l’inexistence de Dieu ». Toutefois, c’est certainement à Dostoïevski, que l’argument doit sa plus grande renommée. Dans Les Frères Karamazov (1880), Ivan Karamazov s’adresse à son frère Aliocha en ces termes dont voici quelques extraits : « Mais les enfants, les enfants ? Comment justifier leur souffrance ? C’est un problème que je n’arrive pas à résoudre (…) Je renonce (…) à l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas à mon avis une seule des larmes de l’enfant martyrisé (…) le prix exigé pour l’harmonie est trop élevé. Le billet d’entrée est trop cher. C’est pourquoi je me hâte de rendre mon billet… » (1ère partie, livre 4). Ivan dit encore : « Quand bien même l’immense fabrique de l’univers apporterait les plus extraordinaires merveilles et ne couterait qu’une seule larme d’un seul enfant, moi, je refuse ». Certes, Dostoïevski incrimine ici les théodicées courantes issues de saint Augustin plutôt que d’accuser Dieu ouvertement, mais le contentieux de fond reste le même. La larme de l’enfant ne laisse pas de choix, elle ne transige pas : soit Dieu n’existe pas, soit il est nuisible.

A l’époque contemporaine les deux reprises les plus marquantes de l’argument de la larme sont celles d’Albert Camus et du philosophe Marcel Conche né en 1922. Il appartient à Camus d’avoir porté cet argument à son plus haut point d’incandescence. Ceci dans son roman-récit La Peste livre dominé par les pages poignantes qui décrivent l’agonie de l’enfant Othon et par la réplique du docteur Rieux qui répond au Père Paneloux : « Non, mon père. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés ». Livre qui sert aussi d’écrin à la grande conclusion de Rieux disant : « Mais le pus grand honneur qu’on puisse faire à Dieu devant un tel spectacle, c’est d’admettre qu’il n’existe pas ».

Quant à Marcel Conche, auteur certes plus confidentiel, mais très prisé dans les milieux d’intellectuels athées, on lui doit un bel essai intitulé « La souffrance des enfants comme mal absolu » paru dans son livre Orientation philosophique dans les années 1975. Cet essai reçut un accueil mérité. Il s’inscrit dans la perspective générale de sa propre philosophie dont Marcel Conche dira plus tard : «  L’expérience initiale à partir de laquelle s’est formée ma philosophie fut liée à la prise de conscience de la souffrance de l’enfant à Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c’est-à-dire comme ne pouvant être justifiée en aucun point de vue.» Pour le philosophe, cette souffrance et l’innocence de Dieu sont bien sûr rigoureusement incompatibles. Ainsi, lisons-nous sous sa plume : «  La souffrance des enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu. (…). C’est que la souffrance des enfants est un mal absolu (un tel mal garde son caractère dans quelque contexte qu’on le considère), une tache indélébile dans l’œuvre de Dieu, et elle suffirait à rendre impossible une théodicée quelconque. »

Que Marcel Conche soit l’un des grands épiciers de l’athéisme postmoderne ne doit pas surprendre : André Comte-Sponvillle et Michel Onfray, entre autres, y font régulièrement des emplettes. Mais plutôt que d’illustrer ceci prenons donc une conscience nette de cela : annoncée par quelques versets les plus incontournables de l’Ecriture, l’innocence de Dieu s’avère comme une cause passablement difficile à défendre. Ceci notamment, nous venons de le voir, tant pour des raisons conceptuelles et logiques que pour des raisons affectives de nature existentielle. Comment Maurice Zundel parvint-il à invalider ces raisons et à pouvoir ainsi proclamer plus haut et plus fort que jamais auparavant la parfaite innocence de Dieu, c’est ce que nous allons maintenant considérer. Mais l’originalité et la puissance de la réponse zundelienne, qui est celle d’un chrétien bien entendu, ne se dessinent nettement qu’une fois remémorées la spécificité des réponses apportées d’un coté par le christianisme occidental et de l’autre par le christianisme oriental à la question de l’innocence de Dieu.

De là, le plan très simple, en trois parties, que je vous propose pour nos entretiens de ce jour : 1 – La réponse occidentale ; 2 – La réponse orientale ; 3 – La réponse de Maurice Zundel.

I – La réponse du christianisme occidental :

Loin de moi l’idée de réduire le christianisme occidental au seul catholicisme. J’ai néanmoins choisi de limiter notre enquête à ce dernier, pour trois raisons : d’abord le temps nous est compté, ensuite je connais mieux le catholicisme que le protestantisme, il reste enfin que ces deux confessions, si elles divergent quant à leur compréhension de la culpabilité de l’homme, tendent, je crois, à se retrouver quant à celle de l’innocence de Dieu. Moyennant quoi je vous propose de partir du dogme de l’Eglise romaine tel qu’il se propose à notre réflexion dans le Catéchisme de l’Eglise catholique publié par J.P. II en 1992.

Dans ce catéchisme un chapitre nous intéresse particulièrement : celui réservé au « Péché originel ». Il ne comprend pas moins de 14 paragraphes consistants. Compte tenu de notre sujet, quatre affirmations de ce chapitre demandent à être ici mises en avant. Elles sont très connues et aucune ne vous surprendra.

La première pose que l’homme a été créé par Dieu dans un état dit de « sainteté et de justice originelles » (375). Ce vocabulaire et ces notions sont, bien sûr, empruntés à l’incontournable saint Thomas d’Aquin en qui J.P. II voyait, à la suite des papes précédents « l’Apôtre de la Vérité », « Apostolus Veritatis ». La sainteté originelle doit donc être comprise comme « participation à la vie divine ». Participation faisant que l’homme, en cet état, donc au « Jardin d’Eden », ni ne mourrait, ni ne souffrait. A quoi s’ajoute, caractéristique suressentielle que, Dieu étant libre, l’homme participant à sa vie, l’était lui aussi, et totalement. D’autre part, la justice originelle emporte qu’alors l’homme était en totale harmonie avec lui-même et avec la création tout entière, avec les montagnes et les mers, sans oublier Eve et les animaux.

La seconde affirmation campe, à travers les paroles du Serpent, l’existence d’une voix séductrice opposée à Dieu. Elle est celle de « la puissance des ténèbres », celle d’un ange déchu dont Jésus enseignera plus tard que celui-là « était homicide dès le commencement » (Jn 8,44). Il est le même que celui dont le livre de La Sagesse disait déjà que c’est par son « envie », que la mort « est entrée dans le monde » (Sg 2,24). Celui-là est par étymologie, par définition et par excellence, le « non-innocent ». Mais sa nocivité n’était pas telle qu’elle put, à elle-seule, inoculer la mort dans le monde. Il lui fallut pour cela tromper celui qui en avait « la garde » (Gn 2, 15) et qui n’était autre qu’Adam, c’est-à-dire l’homme. Lequel, comme on sait, usera de sa liberté en faisant le funeste choix de céder à la promesse du Serpent, c’est-à-dire, comme l’écrivait si magnifiquement saint Maxime le Confesseur, le choix « d’être comme Dieu », mais « sans Dieu et avant Dieu, et non pas selon Dieu » (398). Alors ce fut la Chute, autrement dit la perte de la sainteté et de l’harmonie originelles. La maîtrise intérieure de l’âme sur le corps est brisée, l’union de l’homme et de la femme est soumise aux aléas du désir et de la convoitise, l’harmonie avec la création est rompue : la « création visible  devient étrangère et hostile » (400).

La troisième affirmation que je désirais mettre aujourd’hui rapidement en exergue est en fait multiforme. Elle vise quatre aspects fondamentaux de la Chute originelle, tous aspects clairement affirmés par le dogme. Ils concernent successivement : la peur originelle inspirée par Dieu aux hommes, l’entrée effective de la mort et donc du mal dans le monde, la déculpabilisation de Dieu et l’historicité de la faute. Concernant la peur de Dieu, qui est comme la première conséquence de la transgression et qui habite Adam à peine sa faute commise (cf. Gn 3, 10), il convient de remarquer comme y incite le catéchisme (399) qu’elle n’est pas peur de Dieu, mais peur de la « fausse image » de Dieu inoculée par le Serpent, à savoir celle d’un Dieu menteur et jaloux, d’un Dieu dont il convient donc de se méfier. La peur de Dieu n’est pas première, c’est la méfiance suscitée par le Serpent qui est première. Et cette méfiance est évidemment indissociable de l’idée d’un Dieu qui n’est pas absolument innocent. Sans quoi, il n’y aurait aucun lieu de s’en méfier.

Contrairement au livre de La Sagesse, le N.T. , en la personne autorisée de saint Paul, identifie de manière irréfutable le responsable de l’irruption de la mort dans la Création : c’est Adam, c’est l’homme. Chacun se souvient des versets mémorables du fameux chapitre V de la lettre aux Romains qui, en un seul mouvement fonde la doctrine du P.O. et innocente Dieu : « Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé à tous les hommes (…). Car si par la faute d’un seul, la mort a régné de par lui seul (…). Ainsi donc, comme par la faute d’un seul ce fut pour tous les hommes la condamnation (…). Car tout comme par la désobéissance d’un seul homme, la multitude a été constitué pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera constituée juste » (Rm, 5 12, 17, 18, 19). Le propos on le voit est décisif qui, en incriminant de manière assurée et quatre fois répétée l’homme seul, et même un seul homme, ce propos disculpe totalement Dieu de toute compromission dans l’avènement de la mort en ce monde.

Un dernier point d’importance capitale est celui-ci : le péché originel, cause originelle des ravages de la mort en ce monde, est un péché historique. C’est-à-dire un péché intervenu dans le temps de l’histoire. Il ne préexiste pas à l’histoire, c’est l’histoire qui lui préexiste. A ce sujet, le catéchisme de 1992 écrit avec des italiques que la Chute est « un fait qui a eu lieu  au commencement de l’histoire de l’homme » (390). La Constitution pastorale Gaudium et Spes (1965) de Paul VI affirmait la même chose en disant que l’homme a « abusé de sa liberté dès le début de l’histoire » (GS, 13,1). Selon la Genèse le temps commence à s’écouler dès la création du ciel et de la terre : « Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour » (Gn 1, 6). L’homme n’est pour sa part créé que le « sixième jour » (Gn 1, 31) après la création des luminaires qui eut lieu, elle, au « quatrième jour » pour présider au jour et à la nuit. On le voit c’est bien dans le temps de notre monde mesuré par l’alternance des jours et des nuits que l’homme pécha.

Ce cadre une fois posé, revenons à la question fondamentale qui nous retient : celle de l’innocence de Dieu. Cette dernière ne fait a priori pas de doute aux yeux de l’Eglise romaine. Encore que le Catéchisme fasse preuve d’une certaine perplexité alors qu’il note que la « permission divine de l’action diabolique est un grand mystère » (395). De fait, la notion de permission fait ici question : elle suppose, en effet, que Dieu aurait pu ne pas permettre cette action. Mais alors : peut-il l’avoir permis et en être totalement innocent ? Il y a dans cette idée de permission une première faiblesse de la réponse catholique. Nous réexaminerons celle-ci en compagnie de Maurice Zundel. Mais cette faiblesse n’est pas la seule. En effet, l’inculpation de l’homme, si elle lève, en théorie du moins, le paradoxe logique d’un Dieu bon créateur d’un monde asservi au mal, elle ne gomme en rien le scandale de la « larme de l’enfant ». Ni non plus certaines affirmations de l’Ecriture qui mettent en scène un dieu foncièrement malveillant. Ainsi celle d’Isaïe plaçant dans la bouche du créateur ces paroles terribles : « Je forme la lumière et les ténèbres, je produis le bonheur et je crée le malheur, moi, Yahvé, je fais tout cela. » (Is 45, 7). Ou encore la question d’Amos : « Y a-t-il un malheur dans une ville sans que Yahvé en soit l’auteur ? » (Am 3, 6). Ceci sans oublier la figure terrifiante du Dieu de l’Apocalypse, ni celle des coupes emplies du « vin de sa fureur » (Ap 16, 1) ou encore celle de son Verbe chevauchant sur la terre vêtu d’un « manteau trempé dans le sang » (Ap 19, 13).

Conscients des insuffisances du dogme et de l’Ecriture à innocenter Dieu de manière définitive, de nombreux commentateurs dont de grands théologiens se sont attelés, à la suite de saint Augustin, à défendre rationnellement cette innocence à l’aide de raisonnements philosophiques supposés suffisants. Pour l’essentiel, ces raisonnements érigés en systèmes, que l’on appelle « théodicées », tournent autour de l’idée que l’existence de la mort, ou plus généralement celle du mal, s’avère finalement et vue de loin être un bien. Mieux même, le mal n’aurait pas d’existence en soi, il ne serait jamais qu’un défaut, un manque de bien. Saint Augustin, qui a trouvé de tels éclairages chez le philosophe néoplatonicien Plotin, dont il était un admirateur éperdu, vulgarisera cette approche en expliquant que si le mal est injustifiable d’un point de vue particulier, il a cependant sa raison d’être d’un point de vue universel. Là, en effet, il se dévoile comme partie d’un tout qui, lui, est bon. Saint Thomas d’Aquin, dans cet esprit d’abstraction méthodique dont il a le secret, reprendra l’idée que le mal n’est pas quelque chose, l’idée qu’il n’existe pas, qu’il n’est qu’une absence. On lui doit aussi, tant il tient absolument à raisonner en termes de causes et d’effets l’affirmation extraordinaire disant que « le bien est la cause du mal parce qu’il est nécessaire que le mal ait pour cause un bien » (cf. Somme théologique, Prima Pars, quest. 49). La célèbre théodicée de Leibnitz (1646-1716) reprendra, sous le couvert de nombreuses et subtiles distinctions, l’argumentaire hérité de saint Augustin. Nous lisons ainsi sous sa plume : « Les maux […] deviennent quelque fois des biens subsidiaires, comme moyens pour de plus grands biens ». Ou encore : « Par conséquent, toutes les fois qu’une chose nous paraît répréhensible dans les œuvres de Dieu, il faut juger que nous ne la connaissons pas assez et croire qu’un sage, qui la comprendrait, jugerait qu’on ne peut même souhaiter rien de meilleur » (Essais de théodicée, par. 35, 37). C’est là la réplique du « meilleur des mondes possibles » dont on sait le sort définitif que lui réserva le Candide de Voltaire. Nonobstant Hegel (1770-1831) lui-même n’hésitera pas dans sa monumentale Phénoménologie de l’esprit à recourir à des raisonnements de la même venue.

Las ! Vous le constatez : ces défenses de la cause de Dieu, comme disait Leibnitz, peinent à donner au dogme catholique du péché originel une plus grande solidité. Le mot de Camus demeure : ce sont là des « subtilités d’école » qui, au fond, laisse le paradoxe du mal inchangé. Et non seulement le paradoxe, mais aussi le scandale ! Pire, on peut en effet soutenir qu’elles sont, en leur principe même, scandaleuses. Ce que François Varillon mettait bellement en lumière en expliquant que la compréhension leibnitzienne du « mal comme moment nécessaire du progrès » est à la clé des politiques d’extermination de Staline et d’Hitler.

Enfin, puisque nous passons en revue les insuffisances, voire les faiblesses de la réponse élaborée par le christianisme occidental pour innocenter Dieu, comment ne pas dire un mot des deux « objections-clés » qui, aux yeux de beaucoup, dont de nombreux prêtres, et non des moindres, la ruinent définitivement en la réduisant au rang de faribole. Comment aussi ne pas dire un mot du jésuite, parmi les plus célèbres, les plus encensés, les plus adulés du siècle dernier, de ce jésuite qui courageusement prit sur lui de pulvériser sans reste le dogme de la faute originelle et de faire porter sans partage la responsabilité totale de la férocité du monde sur les épaules de Dieu. J’ai bien sûr nommé Teilhard de Chardin dont la théologie de l’innocence de Dieu demande à être ici clairement positionnée eu égard à l’estime dont elle jouit auprès de théologiens catholiques renommés.

Quant aux deux « objections-clés » dont je veux parler, toutes deux concernent les lois de la causalité. La première est plutôt d’ordre spatial, la seconde d’ordre temporel. Varillon expose la première en ces termes qui ne demandent guère de commentaires : « Est-ce parce que je fais un mauvais usage de ma liberté qu’il y a des raz-de-marée, des éruptions volcaniques, des cyclones, des épidémies ? Il est tout de même difficile d’affirmer que c’est à cause du péché que tous ces cataclysmes existent. » (JCJV, p. 270). Oui, c’est difficile, si difficile que François Varillon en vient à écrire à propos des raisonnements que nous venons d’évoquer rapidement : « A mon avis toutes ces tentatives pour innocenter Dieu n’aboutissent pas et c’est pourquoi mon dessein est de vous recommander dans l’usage de ces arguments une extrême prudence » (JCJV p. 265). Propos, comme on le voit, bien argumenté et par suite lourd d’un sens qui fait vaciller le dogme du P.O.

La seconde « objection-clé » est, en elle-même, si simple, si forte et si évidente qu’elle est jugée par la plupart des gens sérieux, comme décisive et définitive. Après elle, il n’y aurait plus qu’à tirer l’échelle. Elle se contente de faire benoitement remarquer ceci que je dirai en trois temps : 1 – La doctrine catholique comprend la chute originelle comme un fait historique qui a eu lieu dans notre univers soumis aux conditions de matérialité, spatialité, temporalité et causalité que nous connaissons. 2 – La paléontologie et l’étude de l’évolution du vivant montrent de manière indubitable que la mort et la souffrance existaient sur notre planète des millions d’années avant l’apparition de l’homme. 3 – Compte tenu des lois incontournables du déterminisme qui gouvernent les rapports de cause à effet, lois faisant qu’il est rigoureusement impossible qu’un fait puisse être la cause d’évènements qui l’ont précédé, le dogme catholique du péché originel qui affirme que l’homme est responsable de l’entrée de la mort dans le monde, ce dogme est frappé de nullité.

De fait, l’argument, aux yeux de la science, est dirimant. Peut-être plus encore que le précédent qui concernait les cataclysmes. Quoiqu’il en soit, ce sont eux, plus une réticence dont il nous parlera lui-même qui incitèrent Teilhard de Chardin à opter pour une réponse explosive puisque, loin de respecter l’innocence divine, cette réponse, sans nul état d’âme, fait de Dieu le grand moteur de la mort qui nous accable. Cette réponse doit-elle être présentée comme représentative de la position de l’Eglise catholique ? Sans doute non, puisque le Vatican l’a rejetée catégoriquement avant de mettre à l’index le livre qui l’exposait. On sait aussi qu’elle valut au grand jésuite de passer sa vie en exil. Néanmoins et nonobstant, il reste qu’il existe aujourd’hui au sein du catholicisme un courant teilhardien si tenace que le dernier catéchisme, signé de la main même de J.P. II, affirme en son paragraphe 310 – et je reprends ses termes – que « Dieu a voulu librement créer un monde en état de cheminement » et que « ce devenir comporte, dans le dessein de Dieu, avec l’apparition de certains êtres, la disparition d’autres… ». Ceci est du pur Teilhard qui s’avéra incapable de penser l’évolution naturelle sans accabler Dieu. Au vrai, alors que nous traitons de ce sujet crucial qu’est l’innocence de Dieu, l’affaire s’avère si délicate et d’une telle importance qu’il convient de lui accorder ici une attention particulière. Je me permets d’emprunter le contenu des lignes qui suivent à un bref exposé que je consacrais à la confrontation des pensées de Maurice Zundel et Teilhard de Chardin.

Comme on sait, Teilhard place Dieu au principe, à la cime et à la fin de l’évolution naturelle. A la fin de sa vie, il désignera Dieu par l’expression extrêmement significative de « Dieu de l’Evolution » et Jésus sous le vocable, non moins parlant, d’« Essence et Moteur de l’Evolution ».  

Concevoir Dieu comme auteur et moteur de l’Evolution – quand bien même le Créateur, agirait sur celle-ci depuis l’origine du monde, non pas seulement par voie de « causalité antérieure » et externe, mais aussi à la manière d’une « cause finale » exerçant son attraction, son aimantation, par voie intérieure – concevoir ainsi l’action divine ne va pas sans une conséquence notionnelle d’une gravité extrême. Celle-là même qui, en 1925, valut à l’éminent jésuite de perdre son poste d’enseignant à l’Institut Catholique, puis d’être exilé en Chine. Elle n’est autre que la négation de la Chute et du Péché Originel. Pour bien comprendre cela, il suffit de reprendre la note écrite par Teilhard en 1922, ainsi qu’un texte complémentaire rédigé en 1947. On peut trouver ces textes, et donc celui qui mit le feu aux poudres, dans le tome X des œuvres du Maître.

En résumé Teilhard dit ceci. Le christianisme connaît deux grandes explications du P.O. Le première, « transhistorique » ou « métahistorique » situe la faute d’Adam avant l’histoire, avant l’apparition du monde matériel dans lequel nous vivons. Dans cette optique, ce monde matériel soumis aux contraintes du temps et de l’espace telles que nous les connaissons, ce monde apparaît du fait même de la Chute et seulement à ce moment-là. Cette solution est celle de l’Ecole d’Alexandrie, elle est celle retenue par le christianisme oriental (elle est celle que nous allons examiner dans le chapitre suivant). La seconde, privilégiée par l’Eglise occidentale et latine, place au contraire la faute adamique dans le monde matériel et temporel que nous connaissons. Disons en un temps indéterminé de la préhistoire. Selon cette dernière compréhension, la matière, le temps, l’espace et la causalité actuels ne sont pas des modalités nées de la chute, – donc d’une déchéance, d’une involution -, mais des modalités créées et voulues par Dieu.

         Or, dit Teilhard, les découvertes de la paléontologie et de la géologie disqualifient totalement la conception occidentale. En effet, écrit-il, sous le regard de la science, « à perte de vue en arrière, le monde se découvre à nous en état de péché originel » (CJ, p. 62). Ceci pour la simple raison que les découvertes de la paléontologie et de la géologie prouvent irrémédiablement que les grandes conséquences de ce péché, soit la souffrance et la mort, sont apparues sur terre en même temps que la vie. Donc, ainsi que nous l’avons déjà mis en valeur, antérieurement, et infiniment, au moment où l’humanité est née à elle-même, au moment où l’homme apparut sur la terre. A l’inverse, on le comprend, ces mêmes découvertes sont parfaitement compatibles avec la conception chrétienne orientale de la création du monde. Cependant, explique Teilhard, cette conception, qui donc inclut celle d’un Eden originel et d’une « métahistoire » passablement mystérieux, est à ses yeux trop « gratuite et fantastique ». Elle est trop inintelligible à sa raison cartésienne, pour qu’il la retienne. D’où la troisième solution proposée par le savant éminent : « Le péché originel est aussi mêlé à l’être du monde que Dieu qui nous crée et que le Verbe incarné qui nous rachète » (CJ, p. 70). Solution qui exige de considérer le mal, la souffrance et la mort comme consubstantiels à la Création depuis son origine première, comme inhérents à notre finitude et à notre condition évolutive voulues par Dieu. Cette solution, on le comprend, dissout sans reste la conception classique du péché originel qui pose ce dernier, on le sait, comme un péché humain. Néanmoins, telle est bien la solution teilhardienne dont l’exposé explique que, la logique de la création nécessitant « une multitude de tâtonnements et d’essais », le Mal et la Mort apparaissent, non pas comme effet d’une faute primordiale, mais comme « un sous-produit inévitable statistiquement » (CJ, p. 227).

         Saint Augustin, en son temps, l’avait bien aperçu alors qu’il méditait sur la souffrance des enfants : la négation du P.O. met dans l’impossibilité d’affirmer l’innocence et la justice de Dieu. De cette impossibilité, il semble que le père Teilhard de Chardin n’ait pas bien pris la mesure. Irrévocablement optimiste et d’une grande candeur, il préférait croire que l’évolution biologique telle qu’il la concevait et la religion chrétienne, non seulement ne s’opposent pas mais, au contraire, se complètent, s’appellent et s’éclairent mutuellement. Ainsi, en fin du Phénomène humain, dans l’une de ces envolées de plume dont il est coutumier, il ira même jusqu’à écrire :

         « Effrayé un instant par l’Evolution, le chrétien s’aperçoit maintenant que celle-ci lui apporte simplement un moyen magnifique de se donner plus à Dieu. » (PH, p. 330)

         « L’Evolution vient infuser, en quelque sorte, un sang nouveau aux perspectives et aux aspirations chrétiennes. » (PH, p. 331)

         « Seul, il (le christianisme) peut nous incliner non seulement à servir, mais à aimer, le mouvement qui nous emporte. » (ibid)

         Oui !, quand bien même il n’y aurait qu’elles, de telles paroles suffisent amplement à éclairer le propos décisif de Cl. Tresmontant qui écrit : « L’optimisme de Teilhard est tragique » (CT, p. 62). Ou encore à expliquer que Gabriel Marcel, au cours d’une conférence, ait pu clore son évocation de la pensée teilhardienne en s’exclamant :

« Je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse se tromper à ce point ! » (A.D. p. 67).

Sans nul doute, Gabriel Marcel réalisait bien tout ce que la thèse teilhardienne comporte d’insupportable pour un être humain doué de quelque sensibilité. Un mot de cela.

Le célèbre éthologiste et biologiste anglais, Richard Dawkins, théoricien de l’évolution centrée sur les gènes, auteur de Le gène égoïste et de Pour en finir avec Dieu, rappelle dans le premier de ces deux ouvrages, et à juste titre, que Darwin ne pouvait imaginer un Dieu bon qui aurait volontairement créé les cruautés affreuses de la nature. Telle, par exemple, celle de la guêpe ichneumon qui se développe en dévorant ses proies vivantes de l’intérieur, ceci tout en respectant parfaitement ses organes vitaux (LG, p. 72). L’excellent Darwin aurait été la proie du même sentiment, mais multiplié par cent, s’il avait pu assister au réjouissant spectacle de lycaons ou de hyènes dont l’heureuse nature fait qu’ils affectionnent de dévorer les buffles femelles vivantes, debout sur leur pattes, en commençant par leurs organes génitaux et en progressant ensuite goulument, par l’intérieur vers les intestins.

         Afin de bien situer l’enjeu du propos qui suit, la citation que voici de Dawkins me paraît tout à fait convenable. Cet homme est un éthologiste réputé et il sait de quoi il parle. Il écrit :

        « La quantité de souffrance qui est vécue chaque année dans le monde naturel défie toute observation placide : pendant la seule minute où j’écris cette phrase des milliers d’animaux sont mangés vivants ; d’autres gémissent de peur, fuient pour sauver leur vie ; d’autres sont lentement dévorés de l’intérieur par des parasites hostiles ; d’autres encore, de toutes espèces par milliers meurent de faim, de soif ou de quelque maladie » (LG, p. 78).

          De cette « quantité de souffrance », il semble bien que Teilhard de Chardin, ainsi que ses continuateurs actuels, et ceci à l’exact opposé de Zundel, n’ont pas bien vu, ni senti, l’horreur inouïe. Autrement, tels Darwin, ils se seraient refusés, je veux le croire, à en rendre Dieu responsable. Or qu’affirment-ils à ce sujet, très précisément ?

Nous venons de dire un mot de la conception du P.O. inaugurée par Teilhard dans sa fameuse note de 1922, et notamment reprise dans Le milieu divin livre qui date de 1927 et dont son auteur, en mars 1955, un mois avant sa mort, confirmera l’entière validité. Cette conception affirme très clairement que l’œuvre entreprise par Dieu suppose chez ses créatures « une lente préparation » (MD, p. 78) qui les expose à la mort et aux souffrances indissociables des processus de création et d’évolution. Il semblerait même qu’en raison de la nature de ces processus – ainsi d’ailleurs « qu’en vertu même de ses (propres) perfections » Dieu n’ait pu procéder autrement (MD, p. 78). Mais qu’on se rassure : « …il se rattrapera, – il se vengera, si l’on peut dire -, en faisant servir à un bien supérieur de ses fidèles le mal même que l’état actuel de la Création ne lui permet pas de supprimer immédiatement » (MD, p. 79). Ce qui revient mathématiquement, on le voit, à affirmer que le mal et la mort sont voulus par le dessein de Dieu. C’est là, pense l’éminent jésuite, « la solution la plus digne à la fois du Monde et de Dieu » (AD, p. 266).

Telle est la conception de Teilhard, telle est celle qu’il maintiendra toute sa vie. Teilhard a beau être poète, il est en premier lieu un cérébral, un intellectuel. Les concepts lui importent plus que les réalités qu’ils signifient. Cela parait particulièrement vrai des notions de mort, de douleur et de souffrance. On pourra notamment en juger au fait difficilement croyable mais authentique que l’éminent savant ait pu publier, en septembre 1946, dans la revue Etudes, un article intitulé : « Quelques réflexions sur le retentissement spirituel de la bombe atomique » qui non seulement n’honore pas la mémoire des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, mais qui ne fait pas non plus la moindre allusion à ces deux bombardements.

Les actuels disciples du grand théologien feraient-ils plus de cas « de la quantité de souffrance » qui depuis les origines exténuent les animaux et les hommes ? Et partant : éprouveraient-ils quelque gêne à attribuer à Dieu la paternité des atrocités inhérentes à l’évolution biologique ? Nullement. Ainsi A. Boulet, dans son excellent ouvrage  Création et rédemption (CLD, 1995), alors qu’il analyse le discours des derniers disciples de Teilhard de Chardin, dont le Père Gustave Martelet est le représentant le plus typique, note que ce discours se signale, premièrement, par son effort pour faire admettre que le mal est l’imperfection naturelle d’un monde en voie d’évolution, que la mort n’est pas l’effet d’un péché originel, mais qu’elle est une composante de la finitude humaine, qu’elle est inhérente à la condition du vivant, intrinsèque à l’œuvre de la création. Deuxièmement, et par voie de conséquence, ce discours se caractérise par un rejet du scandale du mal sur Dieu. Ceci sans plus de réticence que n’en témoignait Teilhard (CLD, p. 175), voire même en insistant encore plus que ce dernier sur l’idée insoutenable que l’Evolution est une œuvre d’amour. Tel est notamment le cas de la conception de l’évolution du Père Martelet exposée dans son livre L’Au-delà retrouvé (AR) et développée dans son célèbre essai : Libre réponse à un scandale. La faute originelle, la souffrance et la mort (LR).

Dans le premier ouvrage, L’Au-delà retrouvé, sont avancées, par exemple et entre autres, les affirmations suivantes :

  • Les représentations traditionnelles des fins dernières sont frappées de « ridicule et d’un peu d’infamie» (AR, p. 6) ;
  • Le fait de la mort ne vient pas d’un refus, d’un péché, mais il est une « loi de l’univers», une « donnée de la finitude » (AR, p. 47) ;
  • Dieu créé du « non-Dieu», donc la mort n’est pas le fruit d’une imperfection, elle est « un passage obligé » (AR, p. 49). 

Dans le second livre, Libre réponse à un scandale, sont par exemple et entre autres, développées les idées que voici :

  • Le dogme du péché originel n’a pas à être respecté, il ne représente « qu’un point de vue culturel», celui des Pères du Concile de Carthage de 418 (LR, p. IX) ;
  • A croire ce que dit saint Paul dans sa lettre aux Romains on devient « simplement idiot ou ridicule» (LR, p. 66) ;
  • A propos de l’évolution, elle-même, nous pouvons lire textuellement les envolées suivantes : «Qui n’aimerait d’amour ce lent et puissant devenir d’un fleuve qui prend son temps pour mieux suivre son cours.. ? » (LR, p. 23) ; « La nature étudiée par la science se doit d’abord et toujours à l’amour de Dieu » (LR, p.127) ; « Nous pouvons être sûrs qu’un pareil chemin est celui de l’amour et de rien d’autre en Dieu » (LR, p. 87) ; « Epreuve prodigieuse qu’il faut être Dieu pour faire courir à l’homme et courir avec lui » (LR, p. 133), etc.

Ne soyons pas des autruches et regardons la réalité dans les yeux : avec une désinvolture effarante, Martelet nous demande donc d’aimer d’amour l’affolement terrorisé des gazelles poursuivies par des panthères, d’aimer d’amour cet éclat de souffrance et de terreur indicibles qui jaillit de la sombre prunelle des buffles alors que les hyènes dévorent leurs entrailles dans une orgie de mugissements, de chair déchirées et de sang…Et j’allais oublier, car cela aussi c’est l’évolution naturelle en marche, qu’il nous demande par là-même d’aimer le regard de ces enfants juifs arrachés à leurs mères afin de faciliter leur entrée dans les chambres à gaz. Mais il y a pire encore : Martelet demande aussi de voir dans ces infamies l’illustration et la preuve de l’amour de Dieu pour ses créatures. Telle est la façon dont Martelet conjugue la pensée de Teilhard en la poussant à l’extrême. Et telle la façon dont, sans le vouloir, il met à nu l’une des plus grandes et plus insupportables faiblesses du teilhardisme.

Mais assez parlé de Teilhard de Chardin et du triste traitement qu’il fait subir à l’innocence de Dieu. Il nous faut maintenant accorder toute notre attention à la réponse proposée par le christianisme oriental face au paradoxe du Dieu bon et du monde mauvais. Accorder toute notre attention à cette réponse splendide et millénaire jugée par Teilhard trop farfelue pour être, ne serait-ce qu’un instant, digne d’être par lui retenue.

 

II – La réponse du christianisme oriental :

Pour présenter la compréhension orientale de la Chute et par suite celle de l’innocence de Dieu dans cette délicate affaire, j’ai choisi d’en référer aujourd’hui à celui qui fut pour moi, sinon le seul, du moins et de loin, le meilleur initiateur à l’orthodoxie. Il s’agit d’Olivier Clément (1921-2009), converti à l’orthodoxie russe à l’âge de trente ans, chrétien dont vous ne pouvez être sans avoir entendu parler et dont je signale au passage qu’il fut très profondément marqué par Zundel. La lecture de ce dernier fut, en effet, pour O. Clément, je reprends ses mots : « une des grandes rencontres de sa vie » (Berdiaev, 1991, p. 141). Mais pénétrons sans plus tarder dans le vif du sujet. Par exemple en commençant par situer brièvement comment O. Clément, et par delà les orthodoxes, considèrent la cosmogonie teilhardienne. Dans son étude exceptionnelle « Le sens de la terre » parue en 1967 dans la revue Contacts, O. Clément écrit ceci que je me permets de vous présenter sous forme résumée.

Il est remarquable, écrit Clément, que Teilhard ait initialement admis qu’avant la phase d’évolution de l’esprit hors de la matière – évolution dont nous avons des preuves observables, il ait pu y avoir une phase d’involution de l’esprit dans la matière, phase par elle-même non expérimentable. Mais par la suite Teilhard a oublié cette « indication formelle » de la Bible, pour développer un évolutionnisme mystique « désastreux pour la cosmologie chrétienne puisqu’il ne laisse plus de place ni de sens à la condition paradisiaque et à la chute » (p. 278). Presque toute la théologie occidentale va aujourd’hui dans ce sens accusant de « gnosticisme » la conception originelle, alors que c’est la théologie romaine actuelle qui témoigne de son incapacité à concevoir les diverses modalités, les divers états de la Création.

Telle est pour l’essentiel cette appréciation de Teilhard par Clément dont je voulais partir. Le fait est que nous autres chrétiens d’Occident peinons grandement à imaginer ces divers états de l’être et au premier chef celui du Paradis originel, celui du monde et de l’homme avant la Chute. Or comme le souligne avec force l’évêque André Léonard dans son livre exceptionnel Les raisons de croire (Fayard, 1987), si cet état n’est pas imaginable, ni représentable, il n’en est pas moins parfaitement concevable, parfaitement pensable. Il suffit pour cela de suivre la même logique que celle suivie par les Pères anciens. Elle a la simplicité et la beauté du cristal. Elle dit que pour penser le début il faut regarder la fin, pour penser le monde d’avant la Chute il faut regarder celui d’après la Résurrection, pour penser le premier Adam il faut regarder le Nouvel Adam, regarder le Christ ressuscité tel qu’il apparaît ici-bas. Comme l’écrit O. Clément : « Le Nouvel Adam irradie le Paradis terrestre qu’il porte en lui » (p. 280). Il apparait à Marie-Madeleine sous les traits d’un « jardinier » (Jn 20,15) c’est-à-dire du gardien, du protecteur du jardin, tâche initialement dévolue à Adam au Jardin d’Eden. Or quelle est la particularité la plus saillante de la corporéité du Christ ressuscité, si ce n’est qu’elle tout à la fois en parfaite continuité et en totale discontinuité avec celle de l’homme naturel. Comme le corps qui est le nôtre, celui du Ressuscité a une forme identifiable, il est visible, tangible, localisable, il marche sur les chemins, il mange du pain et du poisson…Ce corps n’est pas une hallucination, il est bien réel au sens ordinaire du mot. Voilà pour la continuité. Mais ce corps n’est pas seulement réel au sens courant. En fait, sa réalité déborde de tous bords la réalité de notre corps, qui n’est que partielle. Le corps de Jésus participe d’une réalité totale, d’une réalité supérieure. Ce corps glorieux n’est plus notre corps de misère. Avant même sa mort le Christ en a laissé apercevoir quelques aspects merveilleux : son corps se joue de la matérialité et de la causalité, il change l’eau en vin, il multiplie les pains, il illumine, il marche sur la mer,… Après la Résurrection, il apparait où il veut, il traverse les murs…Voilà pour la discontinuité : à l’opposé de notre corps, de notre corps de servitude, qui est rigoureusement contraint par les lois de matérialité, de causalité, de spatialité et de temporalité, le corps du Nouvel Adam en est libre, totalement libre. Ainsi que le dit Zundel, ce corps, qui sera aussi le nôtre, est « un corps de liberté ». Or, comme l’expliquent les Pères grecs, et après eux le christianisme oriental, de considérer ce corps de liberté permet de penser celui de l’homme d’avant la Chute. Et non seulement ce corps mais aussi le monde qui fut le sien, le Jardin d’Eden. Car le corps et le monde où il s’inscrit forment une unité indissociable et si la matière, l’espace et le temps ne s’imposent plus au corps du Christ, comme ils s’imposent à notre corps biologique, alors c’est bien que la matière, le temps et l’espace sont susceptibles d’autres états que ceux que nous connaissons ordinairement. Et de considérer ceux-ci, de considérer « ces différents degrés de matérialité » (O.C. p. 269), de spatialité et de temporalité  permet de commencer à penser de manière juste la « métahistoire ». Ce qui est dire le monde d’avant le temps en cette forme où il nous contraint, nous désespère et nous tue. Saint Grégoire de Nysse et saint Maxime le Confesseur ont tout particulièrement scruté ces différents degrés et élaboré ainsi une « théorie dynamique de la matière » (p. 267) qui autorise une intelligibilité supérieure des effets cosmiques de la Chute. Plus près de nous, de grands noms de l’orthodoxie russe, comme Soloviev, Lossky ou Berdiaev se sont consacrés à une même tâche.

Dans cette perspective gnoséologique, de même que la Résurrection ne se présente pas comme un évènement historique, un évènement qui s’inscrit dans l’histoire, puisque précisément elle est sortie hors de l’histoire, de même la Chute n’est pas un évènement historique, un évènement qui s’inscrit dans l’histoire (serait-ce seulement au début de celle-ci comme le dit le catéchisme catholique) puisque c’est en elle, et par elle, que nait l’histoire. En elle et par elle, que naissent non pas le temps, la matière et l’espace en leur forme ontologique et essentielle, mais les mêmes en leur forme existentielle, rigide et inflexible où nous avons à les souffrir. La Chute ainsi comprise est un processus de matérialisation, d’extériorisation, d’objectivation, un processus de syncope, de réification, de pétrification, d’opacification. Non pas un processus d’union, d’accomplissement et de libération, mais un processus de désunion, de désintégration, de séparation, un processus d’aliénation, d’agression et d’asservissement. Un processus qui condamne les vivants à la mort, à la souffrance et à la peur.

Saint Syméon le Nouveau Théologien qui vivait au Xe siècle et qui était un grand mystique a brossé de la Chute un tableau saisissant. Je ne résiste pas au plaisir de vous en présenter un aperçu : « Toutes les créatures lorsqu’elles virent qu’Adam était chassé du paradis ne consentirent plus à lui être soumises, ni le soleil, ni la lune, ni le étoiles ne voulurent le reconnaître. Les sources refusèrent de faire jaillir l’eau et les rivières de continuer leur cours. L’air ne voulait plus palpiter pour ne pas se donner à respirer à Adam pécheur. Les bêtes féroces et tous les animaux de la terre, lorsqu’ils le virent déchu de sa gloire première se mirent à le mépriser et tous étaient prêts à l’assaillir. Le ciel s’efforçait de s’effondrer sur sa tête et la terre ne voulait plus le porter… » (Traité éthique, Sources chrétiennes, 122, pp ; 188-190).

Telle est donc la conception orthodoxe de la Chute, évènement total, théologique, anthropologique et cosmique. Dans la réponse de l’orthodoxie à la question de l’innocence de Dieu, cette conception joue un rôle de tout premier plan, un rôle exceptionnel. En effet, plaçant le péché originel à la charnière de la métahistoire et de l’histoire, contrairement à celle du christianisme occidental, elle est hors de portée des critiques centrées sur les cataclysmes, sur le mal cosmique et sur l’antériorité de la mort à l’apparition de l’homme. La théodicée qu’elle propose en est d’autant plus forte et pertinente.

Un dernier trait de la Chute originelle ainsi comprise demande à être enfin mis dans la lumière la plus vive. A savoir que si cette chute marque le début de notre monde matériel, elle ne met en rien un terme au monde métahistorique ou spirituel qui la précède. La Chute ni ne clôt, ni ne détruit ce dernier : elle le voile, elle le cache seulement. Ceci du fait de l’engourdissement de notre intelligence et de nos organes sensoriels qui deviennent alors si frustes et grossiers qu’ils ne l’aperçoivent plus, ni ne le comprennent plus. La « métahistoire » coexiste donc à l’histoire, le monde spirituel coexiste au monde naturel. Tout en étant radicalement distincts, ils ne sont en rien séparés. Ils se compénètrent : réalité très forte dont les rares instants d’émerveillement qui nous échoient donnent une expérience immédiate et décisive (Zundel sait très bien dire cela). Réalité très forte qui aide aussi, on le dit, à envisager plus aisément la mystérieuse « Présence réelle » du Christ dans l’Eucharistie.

Avant de clore, et pour mieux le faire, cette rapide présentation de la réponse orientale, voici deux ou trois de ses affirmations consubstantielles dont la considération permet une vue plus exacte de deux erreurs : celle de Teilhard et celle du dogme occidental. Je résume ces affirmations telles qu’on les trouvera dans l’étude précitée d’O. Clément où elles sont développées. Seront présentées enfin quelques citations du plus grand philosophe chrétien du siècle dernier, Nicolas Berdiaev (1874- 1948), philosophe russe dont la théo-anthropologie et celle de Maurice Zundel ne font qu’un. Ces citations permettront d’introduire aisément la réponse zundelienne tout en gardant un souvenir plus net encore de la réponse orientale.

Propositions extraites de « Le sens de la terre » d’O. Clément :

1 – Contrairement à la vision classique, l’histoire de l’homme ne s’insère pas dans celle de l’évolution cosmique, elle n’en est pas le produit. C’est l’inverse qui est vrai : l’évolution cosmique dépend de l’évolution et de la maturation spirituelle de l’homme (p. 255).

2 – La catastrophe cosmique de la Chute a eu pour effet simultané d’occulter la modalité paradisiaque et d’inaugurer une nouvelle condition, un nouvel état d’existence universelle, à savoir celui que nous connaissons (p. 271).

3 – Les découvertes de la géologie et de la paléontologie s’arrêtent nécessairement aux portes du Paradis terrestre puisque celui-ci constituait une autre modalité de l’être (p. 277).

4 – La science ne peut remonter au-delà de la Chute puisqu’elle n’est conforme qu’à la modalité cosmique provoquée par la Chute, puisqu’elle est inséparable des modalités de temps, d’espace et de matière qui sont nées de la Chute (p. 278).

 Ainsi que nous l’avons compris, la réponse occidentale parce qu’elle localise le Péché originel dans l’enceinte du monde naturel et au fil de son histoire ne peut pas rendre compte de la dimension cosmique de la Chute. Et, du même fait, elle ne parvient pas à innocenter Dieu du mal cosmique, des cataclysmes, ni non plus des ravages causées par la mort depuis le commencement du monde jusqu’à la venue de l’homme. Cette réponse se place délibérément dans des conditions qui l’annulent, ce qui est étrange. Cette inconséquence, nous le comprenons, n’affecte en rien la réponse orientale.

Voici maintenant les quelques citations annoncées de Nicolas Berdiaev, citations qui assoient bellement cette dernière réponse. Dans De la destination de l’homme (1935) nous lisons : «  Il est indéniable qu’à l’aube de l’humanité, l’univers était dans un état différent de celui de notre monde historique » (DDDH, p. 119).

Dans Essai de métaphysique eschatologique, paru en 1946 le philosophe précise la chose ainsi : « La chute de l’homme s’est produite hors de ce monde des phénomènes et hors de ce temps. Ce monde et ce temps sont, au contraire, produits de la déchéance » (EME, p. 270).

Dans Esprit et liberté paru en 1937, nous lisons : «  La chute ne peut s’accomplir dans le monde naturel, parce que ce monde lui-même est le résultat de la chute. La chute est un évènement du monde spirituel ; en ce sens, elle est antérieure au monde, eut lieu avant le temps et engendra notre temps » (EL, p. 42).

Dans le même ouvrage opposant l’ordre de la liberté caractéristique du monde d’avant et l’ordre du déterminisme caractéristique du monde d’après, le philosophe de Clamart écrit :

« Le monde matériel constitue la perte de la liberté de l’esprit. C’est pour cette raison qu’agit en lui une causalité physique extérieure, qui créé l’ordre indispensable, le déterminisme (…) Nous vivons dans un monde second (…) et la nécessité qui l’enchaine est l’enfant de notre mauvaise liberté » (EL, pp. 128, 129).

Une dizaine d’années plus tard, dans De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Berdiaev, sur cette question délicate du rapport de la liberté à la nécessité, donnera cette précision qui nous intéresse aujourd’hui très spécialement puisqu’elle fait pièce à la grande objection de « la larme de l’enfant » :

« …le divin (…) se manifeste, non dans l’ordre du monde qui n’a rien à voir avec Dieu, mais dans la révolte de la personne qui souffre contre cet ordre, dans la révolte de la liberté contre la nécessité. Dieu se manifeste dans la larme versée par l’enfant qui souffre et non dans l’ordre du monde qui justifierait cette larme. » (DEDL, p. 96).

Il ne fait pas de doute que le Dieu de Berdiaev est non seulement innocent des larmes de l’enfant, mais aussi de tout mal. Alors qu’il évoque la crucifixion, le grand philosophe russe omet rarement de rappeler l’innocence, l’innocence absolue, l’innocence suressentielle du Fils de Dieu. Dans son traité d’éthique paradoxale, il écrit ainsi : « Si le Golgotha représente la tragédie des tragédies, c’est bien parce qu’un innocent, exempt de tout péché, y subit le martyre de la croix » (DDH, p. 50). Ailleurs, Berdiaev, dans Esprit et réalité (1943) précise l’ampleur du drame en ces termes : « Ce n’est pas seulement le plus juste des hommes qui fut crucifié, c’est le Fils de Dieu qui fut crucifié. La souffrance imméritée est une souffrance divine. Et la souffrance du Dieu innocent apporte le salut à toute souffrance humaine. » Berdiaev écrit bien : « du Dieu innocent » car, pour lui bien sûr, et il le précise deux lignes plus loin : « le Fils de Dieu, c’est Dieu lui-même. » (ER, p. 133).

L’innocence de Dieu, la pure et parfaite innocence de Dieu ! Sur le fond de tableau des deux réponses précédentes, il nous reste à regarder comment se dessine celle du vieux Maître suisse ainsi qu’à mettre en valeur ce qui la particularise.

III – La réponse de Maurice Zundel :

Zundel, comme Claudel, lors de sa fameuse illumination de Noël, en décembre 1886 dans l’église Notre-Dame à Paris, Zundel reçut la révélation de l’absolue et éternelle innocence de Dieu. Le premier trait caractéristique de la réponse zundelienne au paradoxe du Dieu bon et du monde mauvais est tant la place cruciale que tient cette révélation dans son œuvre que la limpidité, la force et la puissance de jaillissement avec laquelle elle est affirmée. Ainsi, en décembre 1959 à Lausanne, lors d’une homélie donnée le 3e dimanche de l’Avent, le prédicateur immense s’adresse à l’assemblée en ces termes : « Voyez-vous, tout le Christianisme, toute la Révélation depuis la Genèse, c’est le cri de l’innocence de Dieu ». Au Cénacle de Genève, le 30 janvier 1972, il formule cette hypothèse magnifique qui porte l’empreinte de son expérience mystique si profonde : « Peut-être est-ce là la plus sublime image du Jugement dernier : une sorte de confrontation silencieuse avec l’innocence de Dieu ». C’est ainsi que, selon moi, le vieux Maître suisse, en deux lignes à peine, nous fait pénétrer plus avant dans le mystère du Jugement dernier que les 15 articles que lui consacre la Somme Théologique.

Alors qu’il évoque l’innocence de Dieu, une expression caractéristique revient à la bouche de Maurice Zundel : plutôt dix fois qu’une il parle du « cri de l’innocence de Dieu ». Ce cri, l’abbé Zundel l’entend aussi bien dans la scène du premier Jardin, celui du Paradis, que dans celle du dernier Jardin, celui de l’Agonie. Déjà, dit Zundel, la scène du Paradis innocente clairement Dieu des maux qui nous accablent, mais c’est à Gethsémani que le vrai visage de Dieu se dévoile totalement. Et ce visage est celui d’une innocente victime. Non seulement Dieu est totalement innocent du mal, mais encore, mais aussi, mais surtout, il en est la première et plus immédiate victime. C’est là un thème fondamental de la théologie zundélienne. Zundel le dit textuellement : Dostoïevsky, Biélinski, Camus, pour ne citer qu’eux, sont mille fois pardonnés par Dieu lui-même de préférer le nier, plutôt que de le penser, ne serait ce qu’un instant, complice de la souffrance injustifiable d’un seul enfant. Sur ce sujet, Zundel, comme Berdiaev, est catégorique. Il écrit : « Plus on dira l’horreur du mal fait aux innocents, plus on affirmera que Dieu est en eux, avec eux et qu’il est martyr au-dedans d’eux-mêmes » (HPH, 165). Dans l’innocent qui pleure et hurle, c’est Dieu qui pleure et hurle. Affirmation inouïe et abyssale, réitérée cent fois par Zundel et en qui, seule, se trouve la vraie réponse aux questions sincères ou perfides qui demandent : « Mais où était donc Dieu lors de la Shoah, et aux jours d’Hiroshima et de Nagasaki ? ». Quel dommage que Camus soit mort avant que Zundel ait pu lui expliquer cela.

Le lien du péché originel à l’innocence de Dieu ne fait aucun doute dans la pensée zundelienne. Selon Zundel ce péché innocente Dieu non seulement du mal commis par les hommes mais aussi,   comme cela est le cas dans la réponse orientale, du mal cosmique, du mal provoqués par les cataclysmes naturels. Par exemple, en avril 1962, au Couvent des Carmes de Bruxelles, alors qu’il campe la Création du monde comme une « co-création » de Dieu et de l’homme, donc comme une histoire à deux, le vicaire d’Ouchy dit très exactement ceci : « Histoire à deux et qui est une histoire d’amour, et c’est pourquoi le récit de la faute originelle nous fait entendre le cri de l’innocence de Dieu. Dieu n’est pour rien dans le mal, dans la souffrance, pour rien dans la mort, pour rien dans les désordres et les catastrophes cosmiques,… ». L’importance sans pareille du péché originel étant ainsi affirmée, examinons de plus près comment Maurice Zundel comprend ce péché. En quoi consiste-t-il ? Appartient-il à la « métahistoire » ou à l’histoire ? A-t-il eu lieu dans le temps, ou hors le temps ? Sa portée cosmique est-elle sûre, si oui comment la comprendre ? Pour enfin pénétrer jusqu’au cœur de la conception zundelienne de l’innocence divine, il nous faudra accorder une attention particulière à la manière dont le vieux Maître suisse concilie la liberté de Dieu avec son innocence.

Quelle est donc la nature de ce péché ? Zundel, en mars 1969, prêche la Semaine Sainte en Egypte au Carmel de Matarieh. Il donne alors un exposé exclusivement centré sur le dogme du péché originel. La séquence des quelques extraits qui suivent dessinent clairement la manière dont il conçoit ce péché :

« Ce dogme est discuté aujourd’hui. Il l’a été toujours. Il l’est de nouveau et, pour aller à la rencontre du dogme, pour le situer précisément à l’intérieur de notre vie spirituelle, nous devons prendre conscience de ce fait que notre vocation est de faire de nous une origine de nous-même. Il est clair, en effet, qu’au centre de toute vie spirituelle nous rencontrons le problème de la liberté. Le grand trésor de l’homme, c’est la liberté dans ce sens que la liberté signifie qu’il n’est pas appelé à subir sa vie comme un destin, comme une fatalité, comme une nécessité extérieure à lui-même, mais qu’il est appelé à faire sa vie, à être la source de sa vie, à être l’origine de lui-même

Comment peut-il être l’origine de lui-même ? Nous l’avons vu souvent : la seule manière pour nous d’être l’origine de nous-même, c’est de nous vider de nous-même pour n’être plus qu’un don, une offrande, un élan d’amour vers cette présence mystérieuse qui est cachée au fond de nous-même. »

Les zundeliens sont familiers de telles paroles. Ils connaissent bien ce chemin qui est celui de notre nouvelle naissance auquel Zundel, comme tous les mystiques authentiques accorde une attention extrême. Plus loin, le prédicateur immense dit :

« C’est à ce niveau aussi que le péché se situe. C’est à ce niveau que le péché révèle sa véritable nature qui est le refus de se faire origine (…), qui est la décision au fond de se subir, non pas de se créer et de se recréer, non pas de se transformer radicalement, mais de se subir, d’être une chose dans le monde, d’être un élément parmi tous les autres, d’être à la remorque de toutes les forces obscures qui sont à l’œuvre dans l’univers minéral, végétal et animal. »

En ces termes, le P.O., finalement à la manière de tout péché, se profile lui aussi comme refus de la « nouvelle naissance », refus de cette naissance qui réalise le dessein divin en nous faisant devenir enfants de Dieu. Ainsi qu’il va nous l’expliquer dans un instant, Zundel considère que l’humanité nait sur terre le jour où l’homme prend conscience de cette liberté qu’il a de pouvoir prendre du recul par rapport à sa condition antérieure, qu’il a le pouvoir de commencer à se libérer des déterminismes animaux qui jusqu’à présent commandaient tous ses choix. Ce jour n’est autre que celui où il prend conscience de sa liberté et où il fait le choix véritablement décisif, soit de commencer à en user courageusement, soit de s’en méfier. Et Zundel de préciser, ce qui écarte sa réponse de celle du christianisme oriental :

« Et il n’y a pas besoin, pour admettre cette puissance de la première pensée, il n’y a pas besoin d’admettre un paradis qui aurait été une espèce de lieu de rêve où toute la vie aurait été une jouissance que rien n’aurait troublée. Il n’y a pas besoin d’admettre une connaissance autre que celle qui est donnée par la pensée elle-même lorsqu’elle perçoit tout son pouvoir de choix et de décision, il n’y a pas besoin d’imaginer que ce premier homme était promis à un bonheur fantastique, qu’il n’aurait jamais connu la douleur ou la mort, à supposer qu’il ait été fidèle. »

Le grand prédicateur souligne, ensuite, ceci qui fait que sa thèse diffère aussi très sensiblement de l’interprétation classique du péché originel :

« Ce récit de la Genèse, qui est une première révélation de la grandeur de la pensée, de la grandeur de l’homme, de sa vocation créatrice est aussi une première révélation de l’innocence de Dieu. Dieu est innocent dans ce sens, comme le récit de la Genèse le montre, que ce n’est pas lui qui a introduit dans le monde l’angoisse de la mort, la soumission de l’homme à ses instincts, la dureté du travail et les douleurs de l’enfantement. Tout cela résulte d’un refus d’amour originel qui a refusé la promotion de l’humanité et de l’univers au plan et au niveau de la liberté. »

Les mots-clés sont ici : « au plan et au niveau de la liberté ». En effet, la compréhension classique du péché originel, celle par exemple exposée par le théologien et exégète Pierre Grelot dans son maître ouvrage Péché originel et Rédemption (1973), le présente en tant que refus de l’homme d’accepter le privilège de Dieu qui serait de déterminer seul le bien et le mal. En bref, il s’agirait du refus orgueilleux d’Adam, donc de l’homme, d’admettre son humble condition de créature qui fait qu’il est dépendant de Dieu. Or, dit Zundel, dans la même conférence : « Cette position, je ne puis pas la recevoir, je ne peux pas l’admettre parce que, justement, la révélation de la Genèse, c’est un commencement de révélation. » Zundel dit ici qu’il ne peut recevoir la compréhension classique parce que celle-ci n’a de sens que face au Dieu vétérotestamentaire, lequel est un Dieu qui commande, impose et interdit, un Dieu despotique, autoritaire et menaçant. Naturellement et nécessairement, cette image de Dieu induit de comprendre le P.O. comme un « acte de liberté », comme un « choix de refus d’obéir », choix d’ailleurs courageux et même héroïque. Cependant dit Zundel cette compréhension qui a du sens au début de la Révélation, n’en a plus à la fin. Car le Dieu de Jésus-Christ n’est plus celui de l’A. T. : ce Dieu est Amour, il est celui du lavement des pieds, il est celui dont saint Irénée a dit « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant ». C’est-à-dire l’homme fondamentalement, essentiellement et totalement libre. Notamment libre de se construire lui-même comme il l’entend, libre de faire de l’univers ce qu’il veut. En conséquence de quoi, souligne l’immense prédicateur suisse, le P.O. ne peut plus être compris comme un « acte de liberté » – compréhension assez flatteuse -, mais doit l’être au contraire comme « refus de liberté », comme refus d’une liberté qui fait peur. En résumé, nous dirons que le péché originel de Zundel n’est pas le fruit de l’orgueil, mais celui de la peur, précisément de la peur d’être libre. Nous aurons à revenir sur cet aspect en toute fin de cet exposé.

Comment l’oblat d’Einsiedeln pense-t-il les temps et lieu de la faute d’Adam ? Le fait que, comme nous l’avons entendu, il préfère, d’ailleurs comme Teilhard de Chardin, se passer de l’hypothèse du paradis terrestre nous met déjà sur la piste de sa réponse. Celle-ci ne fait guère de doute : de même que Teilhard, Zundel est un esprit cartésien qui sait ce que science veut dire et il admet bien sûr l’évolution naturelle. Mais, à la différence de Teilhard de Chardin, il n’évacue pas le P.O. mais au contraire le place au sein même de l’évolution. Ecoutons-le.

Dans la même conférence de Matarieh, Zundel explique :

« Nous ne savons pas quand l’homme est né, quand il est apparu, où il est apparu. On recule son existence jusqu’à un million d’années, jusqu’à deux millions d’années dans certaines hypothèses, ce qui fait de notre histoire une histoire extrêmement vieille dont il ne reste que très peu de traces puisque nous n’atteignons guère, par l’histoire, que 5 à 6000 ans avant Jésus Christ. Le reste appartient à la préhistoire, aux traces que nous pouvons retrouver, à des squelettes comme ceux du pithécanthrope, de l’australopithèque, du sinanthrope, le reste appartient à des hypothèses, des constatations sur l’évolution des animaux, à des formes de passage qui nous font admettre que la vie s’est développée et que, d’une manière possible, un rameau animal a été comme la préparation du rameau humain mais, quelle qu’ait été la préparation animale à la vie humaine, la transformation du squelette en particulier, la transformation du cerveau, la capacité de la boite crânienne qui est capable de loger un cerveau toujours plus grand, quelle qu’ait été l’évolution animale qui a précédé l’homme et qui l’a préparé, l’homme n’est vraiment apparu qu’au moment où un ou plusieurs individus ont été capables de ce choix fondamental qui engage l’être tout entier et qui lui permet d’être l’origine de lui-même.

On peut donc dire que l’homme a existé le jour où a éclaté dans l’histoire ce phénomène incroyable, prodigieux d’une pensée ; c’est-à-dire où un individu pouvait exister depuis un certain temps sans rien, d’ailleurs, manifester de sa pensée, et où tout d’un coup la pensée a jailli avec cette puissance de choix qui atteint jusqu’à la racine de l’être. »

Peu après, il propose cette acception particulièrement intéressante de l’éclosion d’une pensée enfin capable de liberté :

«  Vous savez que l’on parle, lorsqu’on traite de l’évolution, de chaînons mutants. Un chaînon mutant, c’est un animal ou une série d’animaux qui présentent des caractères mixtes appartenant à deux genres différents. Si vous voulez un exemple simple, c’est celui de l’archéoptéryx dont le nom veut dire oiseau primitif qui est, en même temps, qui présente à la fois les caractères d’un reptile et d’un oiseau, qui est par excellence l’exemple d’un chaînon mutant. Le chaînon, c’est une maille dans la chaîne. Et mutant veut dire celui qui indique le changement, celui qui porte la trace et le signe du passage. L’archéoptéryx représente donc un chaînon mutant entre les reptiles et les oiseaux.

Dans le cas de l’homme qui arrive au bout d’une très longue évolution animale, le chaînon mutant, ce n’est plus une forme physique comme une partie du squelette, comme la forme du cerveau et sa grandeur, dans le cas de la première pensée, selon la vocation qui est celle de toute pensée, le chaînon mutant c’est cette pensée elle-même. Ce n’est plus une réalité physique qui s’ajoute comme une pièce de squelette qui se modifie, comme la forme du cerveau qui se complique, le chaînon mutant, c’est la décision même que cette pensée va prendre. »

Environ vingt ans plus tôt, en février 1950, à Saint Sèverin, à Paris, Zundel qui alors n’oublie pas de préciser ce qu’il pense du Paradis terrestre, exposait la même vision en ces termes :

« La différence essentielle du choix originel au nôtre est, selon une exégèse issue de saint Paul, que la première pensée constituait une charnière décisive dans l’évolution et qu’elle avait un pouvoir d’orientation pour tout l’avant et pour tout l’après, en vertu d’une influence intemporelle qui la précédait, en quelque sorte, et qui devait lui survivre – comme une bifurcation qui ne se présente qu’une fois, ainsi qu’il arrive pour l’âge de raison dans la vie de chacun. Elle était investie, en d’autres termes, d’une fonction vicariale à l’égard de l’univers aussi bien qu’à l’égard de l’humanité et toute l’évolution lui était, d’une certaine manière, pré-ordonnée ou post-ordonnée. Ceci n’implique aucune vue historique ni sur le temps ou le lieu où apparut cette première pensée, ni sur la race qui en eut le privilège et la responsabilité, ni sur l’origine unique de l’homme à partir d’une seule et même souche ou sur l’hypothèse contraire du polygénisme qui conçoit la vie humaine comme surgissant en plusieurs lignées indépendantes les unes des autres, ni sur le paradis terrestre, qui ne fut vraisemblablement qu’une possibilité réelle mais jamais réalisée – comme le sont si souvent les promesses contenues dans le berceau d’un nouveau-né – puisque la vraie vie humaine n’a pu réellement commencer qu’avec l’acte premier de la première pensée, prenant position en face de Dieu, du monde et de soi, avec le sens plénier des responsabilités dont elle était investie ».

Aucun doute n’est possible : le péché originel de Zundel, en tant que mauvais choix permis par une pensée libre présentée comme « charnière décisive », comme « chaînon manquant » de l’évolution naturelle, laquelle ne se déroule pas ailleurs que sur notre terre et dans l’histoire, ce péché est bien un « péché historique ». Mais, alors, si tel est le cas, ce péché ne peut être raisonnablement compris comme étant à l’origine des cataclysmes naturels, ni de la mort non moins naturelle de milliards d’êtres vivants et souffrants qui ont précédé l’apparition de l’homme dans la chaine de l’évolution naturelle. Nous connaissons l’argument et sa force qui en fit reculer plus d’un, dont Teilhard ainsi que nous le savons. Or, nonobstant cette aporie formidable, Zundel, qui est tout à la fois un grand spirituel et un intellectuel très averti des sciences de son temps, Zundel, lui, ne lâche rien : le P.O. est indissociablement, pour lui, et un fait historique et un évènement cosmique. Comment est-ce possible ? Avant de répondre précisément à cette question, l’historicité indubitable du péché originel zundelien venant d’être prouvée, c’est sa portée cosmique et cataclysmique dont nous devons nous assurer.

Cette portée, nous nous en souvenons, était clairement annoncée dans cette conférence de Bruxelles d’avril 1962 où le vicaire d’Ouchy affirmait avec force : « Dieu n’est pour rien dans le mal, dans la souffrance, pour rien dans la mort, pour rien dans les désordres et les catastrophes cosmiques ».

Cette question des catastrophes cosmiques, ainsi que celle des souffrances animales non provoquées par l’homme qui lui est connexe, est au cœur de la réflexion de Zundel. Il y revient sans cesse. Ecoutons-le. En 1972, au Vatican, en présence du Pape, il posait ainsi le problème devant la curie romaine :

« Comment comprendre tous ces cataclysmes d’une terre encore mobile qui glisse en quelque sorte sur un magma qui se disloque sans aucune considération des hommes qui vivent à sa surface ?I1 y a une somme de maux incroyable, il y a la souffrance des animaux à laquelle je suis très sensible, finalement ce spectacle extraordinaire d’une nature où tous les vivants sont ou proie ou prédateurs, où ils sont mangés ou mangent les autres. Quand ce lion qui chevauche un zèbre qu’il est en train de dévorer triomphe, bien entendu, par sa force de cet être plus faible, le cœur se soulève d’horreur: pourquoi toute cette douleur? Qu’est-ce qu’elle signifie? Comment peut-elle être compensée et rachetée? Et où est Dieu dans tout cela ? »

En septembre 1965 à Ballaison, dans sa grande conférence sur le Mal, Zundel martelait: « Le hiatus est évident. Il est impossible que ce Dieu intérieur soit complice et, davantage encore, soit l’auteur de cet ordre effroyable qui nous scandalise … ». Je pourrai multiplier par cent les exemples de cette indignation principielle qui laissait Teilhard de glace. Mais c’est inutile : nous le savons et vous l’avez compris, pour le vieux Maître suisse, comme le disait Pascal, le monde que nous vivons n’est pas « en l’état de sa création ». Le monde où nous nous débattons n’a pas été créé, ni voulu par Dieu. Il est celui défiguré, opacifié, meurtri, perverti par le « péché originel ».

Mais alors donc, si ce dernier surgit bien dans le temps de ce monde, comme le laisse entendre Zundel, comment expliquer qu’il soit à l’origine des horreurs qui le précèdent ? Ecoutons très attentivement la réponse du prédicateur exceptionnel. Réponse qui déjà se dessinait dans un extrait cité précédemment où l’orateur évoquait du P.O. « l’influence intemporelle qui le précédait » (Saint Séverin, 1950).

En fait, à l’exacte manière de Nicolas Berdiaev, et contrairement à Teilhard de Chardin, Zundel prend ouvertement partie en faveur de la faculté qu’auraient les actes « pleinement libres » – à savoir les actes qui ont des conséquences spirituelles et possiblement atemporelles – de « refluer celles-ci sur l’ensemble du temps passé, présent, futur » (cf. Rouiller, p. 166). Faculté qui serait telle que, dans l’histoire, ses conséquences pourraient apparaître avant même la réalisation de leur propre cause. Le prédicateur suisse revient plusieurs fois sur cette question (LF, p. 69 ; JEA, p. 124 ; conférence inédite de 1965 à Beyrouth citée par Rouiller, p. 167, etc.). Par exemple, dans Hymne à la joie, je lis ce passage très explicite, qui ici nous suffira :

« Il est peut-être aventureux d’imaginer que la défaillance de la créature raisonnable, la dernière venue, puisqu’elle surgit après une très longue histoire animale, ait pu influencer (…) l’évolution de celle-ci. Mais outre que d’autres créatures intelligentes que l’homme puissent, éventuellement, être mises en cause, il n’est pas sûr qu’un acte libre se situe dans la même durée que les phénomènes physiques. Le contraire est plus probable. Il se pourrait donc que l’homme, au niveau de l’esprit, soit capable d’exercer une influence qui précède en quelque manière sa naissance charnelle (…) » (HJ, p.59)

Comme de juste cette hypothèse de réversibilité du temps provoque les sarcasmes hilares des esprits forts et les cabrioles de ceux qui croient encore que les atomes sont semblables à de petites billes. Mais ils ont tort. Il y a tout d’abord que le prédicateur suisse ne sort pas cette hypothèse comme un lapin d’un chapeau. Elle est très extrêmement ancienne : le premier christianisme la connaissait déjà. Saint Théophile d’Antioche, au IIe siècle, la formulait très simplement ainsi :

« Il se pourrait que l’action de l’homme ait reflué en arrière dans le temps, et que ce soit l’homme qui soit la cause de toutes les violences apparues avant lui dans l’histoire » (cité par R. Habachi dans Panorama…, p.251, texte et source à vérifier).

La vraisemblance de cette hypothèse court aussi, comme en filigrane, tout au long de la « théorie dynamique de la matière » élaborée par Grégoire de Nysse (330-395) et Maxime le Confesseur (580-662). La réalité est complexe, infiniment complexe, notamment celle des rapports liant le actes déterminés et les actes libres. Comme le disait de manière si suggestive Olivier Clément : « La Création ne s’impose pas plus à l’homme que le Créateur » (in : « Le sens de la Terre »).

Il y a, ensuite, que la relativité du temps et de l’espace, ainsi que les découvertes et expériences de la physique des particules incitent fortement à ne pas concevoir le temps de manière rigide. Certes, encore qu’on ait pu le croire il y a peu encore, ces expériences ne démontrent pas que les photons puissent se déplacer plus vite que la lumière, condition sine qua non pour que certains effets puissent se produire avant leur cause. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’hypothèse de « causalité rétrograde » formulée par le physicien O. Costa de Beauregard demeure, pour expliquer différents cas d’interaction entre particules, l’hypothèse la plus « sobre », la plus « économique », et peut-être même la plus « probable ». En cela la microphysique, comme l’Ecriture, plaide pour la réalité d’une « causalité logique » non tributaire de la « causalité chronologique » laquelle ne serait qu’un simple aspect de la précédente.

Mais voici que nous touchons au terme de cette réflexion sur l’innocence de Dieu telle que la concevait Maurice Zundel. J’aimerais, pour clore notre propos, la situer de manière synthétique en regard des réponses occidentale et orientale.

En bref, la réponse de l’Eglise catholique, conformément à la Genèse et à la lettre aux Romains s’attache à innocenter Dieu de l’irruption du mal et de la mort en ce monde. Mais totalement prisonnière de son choix d’en référer à saint Thomas d’Aquin pour comprendre le monde et Dieu, elle continue de voir en ce dernier, non seulement le même que celui mis en scène par Isaïe et Amos, mais aussi le « moteur immobile », la « cause première », et non seulement première, mais aussi « impassible », de toutes les causes secondes. Moyennant quoi elle ne parvient pas innocenter Dieu ni dans l’ordre conceptuel, ni dans l’ordre existentiel. Ce qu’elle semble avouer alors qu’elle en vient à parler de la permissivité de Dieu à l’endroit du mal. A ceci s’ajoute son inclination récente à considérer l’évolution dans une perspective teilhardienne ce qui revient, nous l’avons compris, à promouvoir, au sens propre des mots, l’idée du Dieu « le moins innocent » et « le plus nuisible » qui puisse jamais se concevoir.

La réponse orientale telle qu’elle s’explicite en particulier dans les œuvres des Pères grecs comme Grégoire de Nysse ou Maxime le Confesseur, ainsi que chez les théologiens russes du siècle passé, tels Soloviev, Lossky, Kowalevsky, Berdiaev, Olivier Clément et d’autres encore, cette réponse est sans mesure plus satisfaisante. Conformément à l’Ecriture, elle s’enracine profondément dans la certitude de la coexistence de deux ordres distincts : l’un originel, principiel, essentiel et spirituel, l’autre matériel, causal, spatial et temporel. Le premier est gouverné par la grâce et la liberté, le second par le déterminisme et la causalité. Dans cette perspective, Dieu, qui est étranger à tout déterminisme et n’agit que dans la liberté la plus pure, ne peut en aucun cas être cause du mal et de la mort. Il est, au sens étymologique du mot, totalement innocent du mal et de la mort existant, du mal et de la mort « en actes » ici-bas. Est-il, pour autant, totalement innocent du mal et de la mort « en puissance », totalement innocent « de la possibilité » du mal et de la mort ? Je ne sais si, sur ce sujet, l’orthodoxie a une réponse unanime. Mais si cette réponse est la même que celle de Berdiaev, alors elle est certainement oui. Car selon le philosophe russe, qui est certainement l’un des plus grands théologiens des temps modernes, l’éventualité du mal et de la mort est inscrite au cœur de liberté essentielle comme celle du bien et de la vie est inscrite au cœur de l’amour. De cette inscription, Dieu n’est pas libre, pas plus que de tracer un carré à trois cotés. Elle s’impose à lui : il n’en est pas la cause, il n’en est pas responsable. Il en est donc innocent.

Mais revenons maintenant à la réponse propre de Maurice Zundel. Un trait révélateur de cette réponse est le suivant. On l’a vu, le catéchisme de 1992 pose que Dieu, sans être responsable du mal et de la mort, les « permet ». Il parle de cette « permissivité », nous l’avons dit, comme un grand mystère. Or Zundel ne peut évoquer cette soi-disant permissivité sans devenir positivement « enragé ». C’est lui-même qui le dit, et plutôt dix fois qu’une. Ainsi dans son ouvrage Recherche du Dieu inconnu (1949) ou encore au fil de cette conférence donnée à Londres en février 1964 où il s’écrie : « C’est pourquoi j’enrage quand on dit :  » Dieu permet le mal.  » Mais non, Dieu ne permet jamais le mal, il en souffre, il en meurt, il en est le premier frappé et, s’il y a un mal, c’est parce que Dieu en est d’abord la victime ». Il y a en outre que dire de quelqu’un qu’il « permet » n’a jamais de sens, comme nous l’avons fait déjà remarquer, que s’il peut « ne pas permettre », que s’il peut « interdire ». Or, nous venons de le comprendre grâce à Berdiaev, Dieu n’a pas la possibilité, ni d’interdire l’actualisation du mal puisqu’il a voulu et créé l’homme totalement libre, ni d’interdire la possibilité même du mal puisqu’elle est consubstantielle à la notion même de liberté. La « rage » de Zundel le montre, sur ce point, comme sur tant d’autres, la compréhension de l’innocence divine propre au vieux Maître suisse rejoint étroitement celle du philosophe russe. Elle en diffère cependant en ce que Zundel n’a de cesse de montrer que la plus belle, la plus grande et la plus convaincante caution de la totale innocence de Dieu à l’endroit du mal, de la souffrance et de la mort est le fait qu’il en soit la première victime. Cette caution, à ses yeux, est la plus précieuse qui se puisse concevoir : et de fait, que vaudrait à nos yeux l’innocence d’un Dieu qui, certes, serait pour rien dans la mort des animaux et des hommes mais qui, au lieu de les accompagner dans leurs tribulations et leurs souffrances, se contenterait de contempler leurs agonies ? A ma connaissance, on ne trouve pas chez Berdiaev cette insistance sur ce lien qui lie la Passion du Christ à l’innocence de Dieu.

Vient aussi que, comme nous l’avons montré, Zundel comprend le péché originel « à l’occidental », c’est-à-dire comme un péché  « historique », alors que le philosophe russe, à la manière orientale, le considère comme « métahistorique », comme appartenant « au temps avant le temps ». Mais, cette différence est-elle essentielle ? Pour ma part, je ne le pense pas. Car comprendre le P.O. comme un évènement appartenant à l’histoire, – mais essentiellement libre des contraintes qui conditionnent la chronologie et l’histoire, ce que fait Zundel -, et le comprendre comme relevant de « la métahistoire », ce que fait Nicolas Berdiaev, n’est-ce pas au fond deux manières différentes de dire la même chose ?

J’aimerais d’autre part, pour terminer, encadrer à la mine d’or cette conception puissante qui associe étroitement l’innocence de Dieu à la liberté qu’il offre à Adam et par delà au péché originel compris comme peur et refus de cette liberté offerte. Zundel lui-même l’a montré, une telle conception s’harmonise parfaitement avec l’angoisse qui assaille l’être humain dès qu’il sort de la sécurité de ses instincts ou de celle assurée par la collectivité à laquelle il appartient, ce qui se constate tous les jours.

Oui ! La conception zundelienne de l’éternelle innocence de Dieu est, avec celle de Nicolas Berdiaev, la plus achevée, la plus aboutie que j’ai jamais rencontrée. Elle est aussi à mon sens la plus lumineuse, la plus évidente et la plus sûre car l’innocence du Dieu de Zundel n’est autre, au fond, que celle d’une mère qui donne le jour à son enfant.

Maurice Zundel devant l’hindouisme et le bouddhisme

Monastère de l'Annonciade (Grentheville 14150) le 16 mai 2016 par Michel Fromaget

Tous les connaisseurs de l’anthropologie de Maurice Zundel se souviennent de ces invectives terribles à la faveur des quelles il dénonçait la nature funeste du « moi », de ce « moi » dont nous parlons lorsque nous disons « moi », de ce « moi » que nous croyons être et que nous ne sommes pas. Nous lisons par exemple dans A l’Ecoute du Silence (EDS, p. 59) :

         « …l’immense majorité des hommes ne remettent pas en question leur moi. Ils prennent leur moi pour argent comptant. Ils ont dit « je » et « moi » depuis l’âge de deux, ou trois ans, avant d’avoir rien choisi, et c’est toujours sur ce « je » et « moi » préfabriqués qu’ils posent les fondations de leur vie. C’est toujours autour de ce « moi » infantile que se nouent leurs revendications et ils défendent, avec le bec et les ongles, un « moi » qui leur est tombé dessus, un moi dont ils ne sont nullement les auteurs et qui forme, au contraire, la limite de leur croissance et l’obstacle essentiel à la création de leur personnalité. »

De ce « moi » qui n’a rien de personnel, de ce « moi » qui au fond n’en est pas un, et qui est donc illusoire, le vieux Maître suisse affirmait à temps et contretemps qu’il est une réalité très dommageable dont il convient à tout prix de se libérer. Sur le peu de prix de ce moi, sur sa nocivité et la nécessité urgente de s’en détacher, de s’en « décoller », l’aumônier de Matarieh revenait sans cesse. A l’exacte manière de la tradition originelle affirmant que la « chair ne sert de rien », Zundel remettait le moi, le « moi-quelque chose », le « moi-objet » à sa juste place. Les valeurs du moi, disait-il, « ne sont que poussières » (EDS, p. 58). Nécessairement introverti, égocentré, « égolâtrique », le moi n’a soin que de lui-même, ne travaille que pour lui-même, ne pense qu’à lui-même. « Le moi, écrit Zundel, est une pente vers nous-même où nous sommes constamment englués dans nos automatismes passionnels et où nous tournons constamment le dos à notre liberté et à notre dignité » (LPQS, p. 206). Voilà qui mérite d’être médité. En bref, aux yeux de Zundel, le « véritable mal », c’est le moi. Ce moi dont il a si finement écrit : « Ce moi propriétaire, qui ramène tout à soi, y compris les bonnes œuvres qu’il accomplit, ce qui annule justement tout le bien qu’il fait, par le bien qu’il refuse de devenir » (TVML, p. 176).

Or donc, l’un des grands connaisseurs des religions de l’Inde (Louis Dumont) a défini l’hindouisme dans sa totalité, – lequel en ce sens comprend aussi le védisme et le brahmanisme -, comme étant une « religion du renoncement ». Entendons « du renoncement au  moi ». Et cette définition vaut tout autant, sinon plus, du bouddhisme. Mais alors, mais alors, comment donc Maurice Zundel aurait-il pu ignorer ces religions orientales qui, semblent irriguées, de part en part, par une même intuition fondamentale du « moi » que la sienne ? La question mérite d’être posée. Or la réponse nous réjouit profondément, car le fait est que l’oblat d’Einsiedeln a bien connu ces religions. Mieux même, il les a étudiées de près, il les a comprises et il les a aimées. Plus encore : il les a admirées comme en témoignent le vocabulaire et la tournure des phrases dont il usait pour en parler. Ainsi, l’année précédant sa mort, dans une conférence donnée au Cénacle de Paris, le 3 février 1974, le grand prédicateur donnait son sentiment en ces termes : « Il y a dans les religions extrême-orientales un sens admirable de la vacuité. C’est là ce qu’il y a de plus profond dans le bouddhisme et dans le brahmanisme de l’advaïta ». Cette admiration ne date pas d’hier. Déjà en 1950, au Caire, au fil d’une conférence sur Vivekânanda (1863-1902), le plus célèbre disciple de Râmakrishna (1836-1886), lui-même l’un des plus grands mystiques de l’Inde, Zundel faisait part de « l’admiration cordiale » qu’il éprouvait pour ce dernier tout en précisant combien il était sensible aux « éclairs de sa sainteté ». Toujours au Caire, au centre de Dar-es-Salam, mais une dizaine d’années plus tard, le 11 mai 1961, traitant de religions comparées, il précisait ainsi sa position : «  Nous ne voudrions pour rien au monde nous priver de la lumière qui peut filtrer et se communiquer par les Védas, nous ne voudrions pas renoncer à la sainteté du Bouddha,… ». Maurice Zundel ne se payait pas de mots, or il dit : « pour rien au monde ». Même tonalité à Lausanne en 1962 (Debains 2005-04) où il s’écrie : «  Si nous ne sommes pas disciples de Bouddha, ce n’est pas que nous ne vénérions pas le Bouddha ! Si nous ne sommes pas des brahmanes, ce n’est que nous soyons insensibles au langage des Védas ! »

         L’estime nourrie par Zundel pour le bouddhisme et l’hindouisme s’exprime aussi à travers les chiffres. Le vicaire d’Ouchy convoque ou cite le Bouddha pas moins d’une trentaine de fois. Pour différentes raisons que nous retrouverons peut-être plus tard, Zundel était particulièrement sensible à l’esthétique, à la poésie et à la spiritualité de Rabindranath Tagore (1871-1951) : ainsi ne l’évoque-t-il, lui aussi, pas moins d’une trentaine de fois. Quant à Gandhi (1869-1948), quant au Mahatma Gandhi, dévot du Dieu Vishnou – « ce grand homme parmi les plus grands », comme il l’appelait -, Zundel ne le cite pas moins de cent quarante deux fois. J’ai d’autre part interrogé le catalogue de la bibliothèque du grand prédicateur déposée au séminaire de Fribourg. Procédé seulement indicatif, puisque cette bibliothèque n’est pas complète et que Zundel avait certainement lu nombre de livres qu’il ne possédait pas. Le résultat n’en est pas moins éloquent. Ce catalogue recense une trentaine d’ouvrages traitant de l’hindouisme et du bouddhisme. Ceux-ci couvrant un large éventail, depuis des études générales telle celle d’Albert Schweitzer sur les grands penseurs de l’Inde, ou encore les Lettres sur l’Inde de R. Panikkar, jusqu’à des essais approfondis tels L’ontologie du Védânta de Dandoy ou L’absolu selon le Védânta de Lacombe. Il apparaît aussi que Zundel a prêté une grande attention à la théosophie de Mme Blavatsky ce qui aujourd’hui peut surprendre. Et j’allais oublier la présence de trois grammaires sanskrites, car lorsque Zundel s’intéressait aux choses, il ne le faisait pas à moitié.

         L’idéal serait que l’on explique ici en quoi la spiritualité zundelienne recoupe, ou non, celle des Védas, celle des Upanishad et du brahmanisme, puis celles de l’hindouisme – et notamment celles du Védânta de Shankara et du Védânta de Râmânuja – et enfin les spiritualités du bouddhisme et notamment celles propres aux deux grands courants, celui de l’Hinayâna et celui du Mahâyâna. Ceci sans omettre de distinguer, au sein de ce dernier véhicule, et ce serait bien le moins, le bouddhisme zen du bouddhisme de la vacuité de Nagarjuna, ou encore du bouddhisme tibétain. Certes, ce serait là le mieux, mais il n’est que de l’énoncer pour réaliser que la tâche est ici impensable, ne serait-ce que parce qu’elle demanderait, dans un premier temps, de situer les unes par rapport aux autres ces grandes spiritualités orientales. C’est pourquoi je vous propose de procéder différemment, tout en gardant en mémoire qu’aujourd’hui nous ne ferons qu’introduire une recherche qui demanderait à être considérablement affinée.

         Nous procéderons en trois brèves étapes. Une première partie qui met brièvement en lumière les grandes connivences liant l’anthropologie et la théologie de Zundel à celles de l’hindouisme et du bouddhisme. Etant entendu que, dans cette partie comme dans la suite, le mot « hindouisme » désignera indistinctement pour nous le védisme, le brahmanisme et l’hindouisme dans leurs différentes obédiences. Je précise à ce propos que, procédant ainsi, je me mets dans les pas d’un indianiste célèbre qui n’est autre que Jean Herbert. La seconde partie est réservée à la présentation résumée de trois questions particulières à propos des quelles il s’avère, selon moi, du plus grand intérêt de faire dialoguer Zundel et la spiritualité orientale. Soit : « Le moi comme illusion », « L’éloge du vide » et « La grâce de l’éveil ». En chaque cas, il faudra nous contenter d’effleurer le sujet, voire de seulement le signaler. Ce faisant nous serons surtout amenés à mettre en exergue les connexions qui marient parfois très étroitement la spiritualité zundelienne à celle des traditions orientales et extrême-orientales. Nonobstant, elles ne doivent pas être confondues. C’est pourquoi, dans une troisième partie, donnant une nouvelle et dernière fois la parole au vieux Maître suisse, je le laisserai nous dire lui-même les réserves qu’il formule concernant les spiritualités hindouiste et bouddhiste.

I – Quelques notations d’anthropologie et de théologie comparées

Je l’ai déjà montré ailleurs. L’anthropologie de Zundel, à l’exacte manière de celle de l’Evangile et du christianisme originel, distingue en l’homme ses modalités physique, psychologique et spirituelle, soit : son corps, son âme et son esprit. Ce ternaire, aux yeux du vieux Maître suisse, est absolument suressentiel. Des mots qui servent à le dire, il écrira dans son livre L’homme passe l’homme : « Ces mots sont d’airain et ils ne passeront pas » (p. 185). En 1949, dans son catéchisme au titre magnifique A la recherche du Dieu inconnu, il alla jusqu’à écrire de la conception ternaire : « Tout le christianisme en dépend » (par. 253). C’est donc avec justesse que Claire Lucques affirmera plus tard, dans son excellente Esquisse d’un portrait de Maurice Zundel (1996, p.190), que les trois dimensions anthropologiques sont véritablement « au centre de son univers spirituel ». Choisies parmi mille, voici deux citations qui illustrent la manière qui était celle de Zundel pour parler de la tripartition. La première vient d’une ancienne conférence dont la date est perdue (fm xyz 00 1017) :

« L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu »

L’être dont parle ici Zundel est aussi bien celui de l’homme que celui de l’univers. Par où se trouve démontré que la cosmologie du prédicateur itinérant est comme son anthropologie : à savoir ternaire. Ce qui, dans la citation suivante, s’explicite de manière si claire que je ne la commenterai pas. Ce passage est extrait d’une conférence donnée au Caire, au centre de Dar-es-Salam le 3 avril 1965 (enn 650403) :

« Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: c’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation ».

Or donc, il n’est pas étonnant que Zundel se soit senti comme chez lui au cœur des anthropologie et cosmologie de l’hindouisme et du bouddhisme. Elles sont en effet enracinées dans la même, exactement la même « tripartition », qui est plutôt une « trivision ». Voyons rapidement cela.

Du coté de l’hindouisme. Shiva, le dieu de l’ascèse, le Grand Yogi, le « Mahayogin », est qualifié de trilokesvara ce qui le désigne comme « Maître des trois mondes ». Nous connaissons ces trois mondes. Ce sont les trois mondes physique, psychique et spirituel. Les Védas, et à leur suite les Upanishads expliquent que ces trois mondes ne sont autres que ceux que nous rejoignons respectivement à l’état de veille (jâgrat), alors que nous rêvons (svapna) et lors du sommeil profond  (sushupti). Ainsi que le développe par exemple Shankara (VIIIe ap. J.C.), le grand maître de l’advaïta, qui est la doctrine de la non-dualité, l’homme est ouvert sur ces trois mondes grâce à ses « trois corps » (on dit aussi ses « trois formes ») : « le corps grossier » (sthûla-sharira), « le corps subtil » (sûksma-sharira) et le « corps causal » (kârana-sharira) dont le siège est dans le cœur.

Mais l’hindouisme pour scruter et comprendre l’être humain connaît aussi d’autres canevas dans les quels nous retrouvons clairement imprimée la marque des mêmes trois composantes essentielles. Ainsi le système philosophique du Sâmkhya, qui remonte au VIe siècle avant J.C., distingue à l’intérieur du microcosme humain trois tropismes fondamentaux, les trois gunas qui régissent aussi le macrocosme, entendons l’univers. Soit : tamas, qui est un principe de pesanteur, rajas qui affirme et différencie et, enfin, sattva qui harmonise et éclaire. Le premier œuvre prioritairement dans le corps, le second dans l’âme, le troisième dans l’esprit. Rappelons enfin qu’à la clé des différents Yogas la même « trivision » fondamentale est mise en actes à travers une autre distinction ternaire : celle-ci sépare les éléments matériels tanmâtras (aux quels appartiennent ceux du corps) du mental personnel jivâtman, lequel est lui-même distinct de l’âme essentielle âtman.

Toutes ces doctrines sont fortement argumentées et sont si prisées dans l’Inde entière que certaines, comme celle des trois gunas, sont, si l’on en croit Albert Schweitzer, bien connues du « moindre villageois » (p. 59). Et aussi, et surtout, des fameux sannyâsins qui sillonnent en mendiant et priant les chemins du continent indien. Les ouvrages de Swâmi Râmdâs (1884-1963), l’un des plus célèbres et des plus attachants sanyassins de notre temps, qui eut le privilège de connaître Râmana Maharshi, en témoigne surabondamment. En particulier ces modestes paroles qui disent l’essentiel et que vous pourrez lire dans son livre Présence de Râm (A.M., 1977, p. 27) : « La vie humaine possède trois aspects principaux : physique, mental et spirituel ». Or, nous le savons, Maurice Zundel a toujours dit, expliqué et commenté exactement la même conception.

Comme on sait le bouddhisme est né en Inde et il s’écarte de l’hindouisme sur nombre de points fondamentaux. Mais pas sur tous et notamment pas sur la structure fondamentale de l’univers et de l’humain. Ainsi dans le bouddhisme la « Doctrine des trois mondes » a une importance considérable. Elle distingue : kamavacara : la sphère matérielle, rupavacara : la sphère mentale ou subtile, arupavacara : la sphère informelle ou spirituelle. Le premier monde est matériel et formel, le second immatériel et formel, le troisième, enfin, immatériel et informel. Ce qui est effectivement le cas des ordres de réalité sur les quels ouvrent respectivement le corps, l’âme et l’esprit.

Le bouddhisme Mahâyâna affirme en outre que tous les hommes possèdent, potentiellement au moins, trois corps, ceux-là même du Bouddha Cakyamouni. C’est là la fameuse « doctrine des trois corps » (trikâya) : soit le « corps d’apparition ou de manifestation » (nirmanakâya) qui correspond au corps physique, le « corps de jouissance » (sambhogakâya), qui correspond croyons-nous au corps psychique ou subtil, et le « corps absolu » (dharmakâya) qui n’est autre que le « corps spirituel » campé par saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens (1 Co 15,40), ou le « corps de gloire » qu’il évoque dans sa lettre aux Philippiens (Ph 3,21). Il est aussi celui dont Zundel dit qu’il se tisse au fond de nous-même au fil de notre seconde naissance. Corps dont il dit textuellement qu’il est un corps « qui devient esprit », un corps « qui s’immortalise » (TVML, p. 365). On notera enfin que le corps pur du bouddhisme, pas plus que le corps-esprit de Zundel, ne fait nombre avec les deux autres. Car en vérité les trois n’en forment qu’un ainsi que l’enseignait Huineng (638-713) sixième patriarche du bouddhisme chan.

Est-il besoin de pousser plus avant la démonstration de la consonance remarquable qui lie les conceptions cosmologiques et anthropologiques de Maurice Zundel et celles des religions orientales ? Je ne le pense pas. Retrouve-t-on une similitude comparable sur le plan de la théologie ? Cela paraît a priori impensable, tant nous sommes habitués à opposer les religions occidentales lestées d’un Dieu personnel aux religions orientales dont la divinité, pour peu qu’elle existe, est essentiellement impersonnelle. Et pourtant, il reste que le Dieu de Jésus-Christ, qui est celui de Zundel, et la divinité, telle qu’elle est conçue par l’hindouisme et même, dans son absence, celle visée par le bouddhisme même, qui passe pour athée, ne sont pas incompatibles. Pour deux raisons qui, à mes yeux, contribuent certainement à la grande estime en laquelle le vieux Maître suisse tenait les religions d’Orient. Nombre de catholiques ignorent ces deux raisons dont l’une tient à la théologie des spiritualités en question, l’autre à celle du christianisme.

Quant à la première raison. La théologie de Zundel nous est connue. Nous savons notamment que le Dieu de Zundel « est Amour » et même plus : il n’est « rien qu’Amour » d’où sa fragilité, sa pauvreté et le fait qu’il ne puisse se manifester qu’en transparence de l’homme. Ce Dieu a, d’autre part, une consistance ontologique. Je veux dire que c’est un « être » à part entière, qui est autonome, qui a une volonté, une intelligence, une sensibilité…Certes Dieu est transcendant, il est « Autre » avec un « A », mais il communique avec qui n’est pas lui, il est une Présence que l’on peut prier, avec qui on peut dialoguer, qui aime et réconforte,…Bref, le Dieu de Zundel qui se situe dans une relation de dualité avec ce qui n’est pas lui, est un Dieu personnel. En outre, il est un Dieu dont l’homme se rapproche en aimant puisque lui-même, Dieu, est Amour. En aimant l’homme qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, communie avec Dieu, s’unit à lui, mais sans perdre son identité, son individualité. Il y a union, mais sans confusion. Même à l’horizon le plus extrême de l’amour, la dualité-demeure. De cela nous ne pouvons douter.

Il est de même absolument indubitable que le grand secret révélé par les Védas, qui lui servent en quelque sorte d’écrin, est qu’à la source, à la clé de tout ce qui existe se trouve une même réalité qui est la pure essence de tous les êtres. Cette pure essence universelle qui est omnipotente et omnisciente est une conscience incréée et éternelle, absolue et infinie. Elle est de soi pure félicité. Tel est Brahman, principe universel, réalité ultime et impersonnelle puisque non-duelle.   En outre, les Védas affirment qu’à la racine, au plus intime de chaque être vivants ce principe ultime se manifeste comme conscience personnelle, l’âtman. Celle-ci est à la base de la conscience de soi, du sentiment du moi. Mais à la vérité si Brahman est la conscience de tout existant il est aussi et au premier chef l’âtman des hommes. Et réciproquement l’âtman est Brahman. Son caractère individuel n’est qu’apparence, il est illusoire. Elle appartient au domaine de l’illusion, de la mâyâ. Prendre conscience de cette illusion et par la même réaliser son identité profonde avec Brahman et donc se résorber en lui, telle est la mystique des Upanishads considérée dans sa version non-dualiste. Cette mystique niant l’existence réelle des personnes nie, par le fait-même, l’importance de l’amour qui par essence est un sentiment interpersonnel. La mystique advaïtique est une « mystique de la connaissance », non pas une « mystique de l’amour ».

A considérer les choses ainsi, celles-ci sont claires et fondamentalement étrangères au christianisme. Mais les choses sont-elles bien ainsi ? Assurément non. Elles sont bien plus nuancées. En effet, à en croire les spécialistes, dans les Upanishads elles-mêmes, dont certaines remontent au VIIIe siècle av. J.C., Brahman est tantôt présenté comme un principe absolu, indéterminé, sans qualification et non-duel, tantôt campé comme un Dieu personnel, Ishvara. Celui-ci alors qu’il est considéré dans sa fonction créatrice se nomme Brahmâ. Au IIe siècle av. J.C., Patanjali, dans son Yoga-Sutra présente Ishvara en ces termes tout à fait remarquables : « Dieu est une personne (purusha) d’un genre particulier car il demeure inaffecté tant par la souffrance, que par l’action, ses effets et ses conséquences. » (1, 24). Ainsi donc, dès avant notre ère, les yogis dont Patanjali se faisait le porte-parole, possédaient de Dieu une conception personnelle. Conception dont l’expérience montrera qu’elle ne contredisait pas l’approche impersonnelle, ce qui sera confirmé Gaudâpada, grand métaphysicien, maître de la non-dualité, qui vivait au VIIe/VIIIe siècle ap. J.C., et qui affirmera expressément que « la conception non-dualiste ne contredit pas la conception dualiste » (J. Herbert, SH, p. 162). Dit autrement : Brahman et Brahmâ ne sont pas incompatibles, ils sont les deux faces d’une même entité, les deux expressions d’un même Etre, pour autant que le mot « être » soit approprié.

Shankara, grand maître de la non-dualité (advaïta), – « le Thomas d’Aquin du Védânta » selon Schweitzer -, continuera de défendre au VIIIe siècle, la complémentarité de Brahman et Brahmâ mais en les hiérarchisant. Il hissera la conscience universelle et non-duelle, Brahman au rang de vérité ultime et absolue tout en faisant du Dieu Brahmâ une vérité de second ordre, seulement relative, en qui la première condescend à se manifester sous forme personnelle. Ce qui revenait malgré tout à authentifier l’existence d’un dieu personnel Brahmâ, mais en lui accordant une place en quelque sorte « exotérique », donc extérieure et inférieure à celle ésotérique, intérieure et supérieure de Brahman. Deux siècles plus tard, un commentateur très averti de la Baghavad-Gîtâ, Râmânuja (1017-1137), considéré comme « l’un des plus grands penseurs du monde » (J. Brosse), en digne dévot de Vishnu, se fera, à la différence de à Shankara, le défenseur privilégié de la croyance en un Dieu personnel. A la différence de Shankara qui prônait l’ascèse intellectuelle, la voie de la connaissance par l’étude (jnâna), il promouvra la voie de la dévotion et de l’amour (bakthi). C’est, je crois, Râmânuja qui eut l’extraordinaire intuition de Dieu comme étant une mère chatte incapable de résister aux miaulements de ses chatons.

L’hindouisme continuera par la suite de se signaler par sa très grande tolérance, plaçant sur un même plan les écrits de Shankara et ceux de Râmânuja, la voie de la connaissance de la non-dualité et celle de la dévotion en un dieu personnel. Le constat de Ramakrishna demande à être ici souligné d’un trait d’or qui affirmait : « L’explication que Shankara a donné du Védânta est parfaitement exacte, mais ce qu’en dit Râmânuja est juste aussi » (J. Herbert, p. 162). Ce qui conduisait Ramakrishna à penser – d’ailleurs dans le droit fil de la tradition ancienne – que le fait d’attribuer ou non une personnalité à Dieu est, en définitive, une question de tempérament individuel. Aux uns convient mieux de penser Dieu comme un « Etre impersonnel », aux autres comme un « Dieu personnel ». Et quant à lui, Ramakrishna prit grand soin malgré son expérience états de non-dualité, de vénérer Dieu sous forme personnelle, meilleur chemin d’accorder à l’amour et à l’action la valeur qui leur revient ici-bas. C’est là le chemin qu’emprunteront à sa suite Vivekânanda et Tagore. Nous comprenons donc aisément l’amitié et la bienveillance de Maurice Zundel pour ces mystiques, et par delà pour l’hindouisme, puisqu’ils défendirent l’amour comme voie de participation à un Dieu éprouvé et conçu comme personnel.

Et j’en viens maintenant à la seconde raison évoquée plus haut qui tient non plus à la théologie orientale, mais à celle de Zundel. Elle fait que cette dernière rejoint, par des chemins certes très inattendus, mais significatifs, la spiritualité de Shankara et même celle du bouddhisme. Je présenterai l’argument ainsi. Shankara, pour sa part, en niant que la conscience soit une réalité individuelle et en affirmant, bien au contraire, qu’elle est la dimension universelle commune à toutes les individualités, décrétait du même coup, d’un coté l’inexistence, la non-réalité ultime, de l’âme individuelle (âtman) dont l’identification serait l’effet d’une illusion momentanée et, de l’autre coté, simultanément, l’existence absolue et universelle de Brahman qui est la réalité suprême. Quant à Bouddha, en son temps, soit quinze siècles avant Shankara, il niait pour sa part non seulement la réalité de l’âtman mais aussi celle de Brahman. Le raisonnement bouddhiste est le suivant et il vaut pour les deux principes, l’individuel, comme l’universel.

Aucun être, selon Bouddha, n’a d’existence, ce qui est dire d’existence isolée, en soi-même. La meilleure preuve en est qu’on ne peut identifier, désigner un être, quel qu’il soit, que comme sujet de prédicats, c’est-à-dire en le mettant en relation avec autre chose que lui-même. Lors de cette mise en relation, la pensée humaine comme victime de son infirmité, substantialise, « objectifie » le sujet de la relation, qui est son premier terme, mais c’est une faute. Ainsi dans la relation que je formule en disant : « Je suis moi », je place « Je » hors de ma pensée, comme devant elle. Ce faisant je le transforme en un objet, celui-là même que j’appelle moi, et je me fourvoie totalement, puisqu’en l’occurrence, le premier terme de la relation, « Je », est par définition sujet et jamais objet.

Mais l’objection demeure vraie pour tous les existants : qu’ils soient chiens, chats, ou n’importe quelle abstraction, ils n’existent qu’à travers leurs relations, leurs connexions. Ce qui vaut notamment pour l’âtman, pour Brahman et pour Dieu lui-même. Selon Bouddha seules existent les manifestations. Quant au reste, il observa, comme on sait, le silence le plus étanche. J’en profite d’ailleurs pour faire observer que ce silence, le fameux « silence du Bouddha », n’est en rien un témoignage d’athéisme. Penser cela revient à faire parler ce silence. Ce qui est tout simplement le tuer. Bouddha, bien sûr, s’est toujours formellement élevé contre cette grossière interprétation.

Mais ces rappels « théologiques » concernant Shankara et Bouddha étant faits, revenons à un aspect important de la théologie de Zundel, laquelle dans son approche du mystère trinitaire cautionne des arguments semblables à ceux du Bouddha et qui ont un même résultat. Savoir de priver les personnes divines de leur être même, de les « désubstantialiser », comme Bouddha lui-même a « désubstantialisé » Brahman. Ceci est clair dans le passage suivant de L’Evangile intérieur où le vieux Maître commente la Trinité divine comme s’il avait l’image de Roublev sous les yeux :

« L’esprit de possession rend tout opaque, et les plus beaux dons ne peuvent rayonner en l’être qui se mure en soi. On dirait que la vie ne jaillit vraiment que sous forme d’altruisme, en la pureté d’un élan qui renouvelle à chaque instant sa ferveur, et qu’en tout être le degré d’ouverture donne aussi la mesure de la personnalité. N’est-ce pas ce qu’illustre de la manière la plus émouvante la doctrine chrétienne de la Trinité, qui affirme l’existence en Dieu de trois personnes purement relatives – qui émergent de la substance divine comme les pôles mystérieux d’un échange éternel – et par chacune desquelles la vie divine n’est appropriée qu’en étant rapportée aux deux autres, en une sorte d’élan qui fait de la personne tout entière une vivante relation en l’ouverture infinie d’une extase éternelle ? Comme un oiseau, disait magnifiquement un poète, comme un oiseau qui ne serait que vol.

La connaissance et l’amour, sans lesquels aucune vie spirituelle ne peut être conçue, acquièrent, ici, leur suprême transparence en une ineffable fécondité, qui prévient tout repli, en suspendant pour ainsi dire leur acte entre un double altruisme : connaitre est dans le Père l’éternelle génération du Fils, et dans le Fils l’éternelle expression du Père. Aimer est dans le Père et le Fils la vivante respiration de l’Esprit, et dans l’Esprit l’aspiration infinie vers le père et le Fils dont Il procède indivisiblement.

Où trouver le moindre égoïsme là où cela même qui constitue le moi n’est qu’élan vers autrui, là où la Personne est relation pure et vivant altruisme ? » (EI, p. 38)

Permettez-moi de mettre en relief quelques expressions employées par Zundel dans cette méditation magnifique. L’oblat d’Einsiedeln dit des personnes divines qu’elles sont « purement relatives ». Il dit qu’en Dieu « la personne est toute entière une vivante relation », qu’elle est « une relation pure ». Pour bien faire comprendre ce qu’il veut dire il emploie l’image admirable que l’on dirait tirée d’un haïkou de Kikakou (poète japonais du XVIIe siècle) : « comme un oiseau qui ne serait que vol ». Est-il besoin d’insister pour prouver que la théologie zundelienne, qui soustrait aux personnes divines, aux « pôles mystérieux » comme il les appelle, leur être même (il n’y a plus d’oiseau), est-il besoin d’insister pour que l’on admette que cette théologie sait aussi être « non-duelle » et « impersonnelle » à la manière de celles de Shankara ou de Bouddha ? N’y aurait-il qu’elle, cette méditation sur la sainte Trinité suffirait à m’expliquer pourquoi Zundel était si sensible à la spiritualité orientale, et pourquoi il considérait les mystiques de l’Inde comme inspirés par l’Esprit Saint.

A m’expliquer aussi la raison profonde de ces notations fréquentes dont voici deux ou trois exemples. Dans L’homme existe-t-il ?, alors qu’il s’interroge sur la transparence de l’homme à Dieu et sur le dépassement, sur le délaissement du moi, nous lisons sous la plume de Zundel : « C’est, peut-être, ce que suggère à sa manière l’identité Atman-Brahman de l’advaïta : la non-dualité du Soi et de l’Absolu » (HE, 1966, p.79). Dans l’un de ses exposés (Debains 2005-9), concernant la sagesse des maîtres de l’Inde, Zundel affirme : « cette sagesse mène à Dieu, j’en suis persuadé ». Il dit bien ; « j’en suis persuadé ». Lors d’une retraite à Val Saint François, le 5 juin 1939, le prédicateur immense dira : «  Tagore, pour trouver Brahmâ (l’esprit) dit qu’il faut embrasser toutes choses. Nous sommes là en plein christianisme. (…) Suivant Tagore toujours, nous ne parvenons à Brahmâ qu’au moment où nous renonçons à nous-mêmes. C’est du plus pur christianisme ». Cette notation vaut d’être signalée, n’est-ce pas ? Or, dans l’esprit de cette même notation, et comme en retour, je serais tenté de dire au sujet de la précédente méditation zundelienne sur la Trinité : « Nous sommes là en plein bouddhisme ! » Puis-je enfin confier que le silence de Bouddha concernant la nature divine, celui de Zundel affirmant plusieurs fois avec force « Dieu est silence » (conférence du 4 mars 1952, Neuilly) et celui de Shankara disant : « En vérité, je te l’ai déjà annoncé, mais tu ne veux pas me comprendre. L’âtman est silence » (A. Desgrâces, Les Upanishads, p.), puis-je dire qu’à mes yeux ces trois silences sont, très probablement, un et même silence, un même silence voilant-révélant une et même Présence aperçue dans la pure et lumineuse clarté d’une et même évidence ?

Mais voici que la seconde partie de cette étude nous appelle.

II – A propos de trois questions particulières :

Nous les avons déjà annoncées : ces questions concernent « le moi comme illusion », « l’éloge du vide » et « la grâce de l’éveil ». Une fois rappelé que ces questions, en raison du format d’un tel essai, ne seront ici qu’évoquées sans être étudiées comme il conviendrait, voici quelques indications que j’espère suffisantes pour susciter votre attention.

1 – Le moi comme illusion :

Les sages originels qui écrirent les Védas, les auteurs des Upanishad, des Brahmanas, des Sutras, de la Baghavad-Gîtâ, les grands commentateurs de ces textes sacrés et Bouddha lui-même, tous reçurent la révélation du caractère illusoire de notre sentiment d’ipséité. De ce sentiment qui pousse chacun à penser et vivre comme si son moi, son ego et par suite sa personne (celle-ci entendue au sens ordinaire du mot) avaient en eux-mêmes une quelconque existence. Les penseurs orientaux, et notamment les bouddhistes, se sont appliqués avec prédilection à dénoncer cette illusion à l’aide d’arguments qui ressortissent à la logique formelle (réfutation des principes d’identité, de non-contradiction, de tiers exclus…) Zundel, quant à lui, s’est attaché à dénoncer le caractère fallacieux de notre moi et de notre personne à l’aide d’arguments, certes non moins logiques et convaincants, mais que je dirais plus immédiats, et qu’à ce titre, nous pourrions qualifier de « concrets ».

Nous connaissons tous cette argumentation concrète que le vicaire excellent, toujours sous le feu de la question « L’homme existe-t-il ? », déploie tout au long de son œuvre. Par exemple en ces termes que j’emprunte à l’ouvrage Le problème que nous sommes : « Qui suis-je  ? Mais je suis un donné, un résultat, un réseau de nécessité. Je porte une hérédité que je n’ai pas choisie, j’ai été élevé dans un milieu que je n’ai pas choisi, j’ai absorbé un langage et une culture que je n’ai pas choisis, je suis enveloppé par des mouvements d’intelligence, de volonté, je suis pris par un réseau d’aspirations collectives, je suis victime d’une histoire dont je ne suis pas l’auteur : où situer ce « je », ce « moi », qui s’affirme avec tant de passion pour défendre son inviolabilité ? » (PQS, p. 232).

Cette approche est très particulière qui consiste à nier l’existence d’un « Je », d’un « moi », d’un sujet, chez l’homme qui s’est contenté de demeurer le produit des conditionnements qui ont présidé à sa vie et qui, en ce sens, est resté un objet. C’est là « l’homme-objet », « l’homme pesanteur », « l’homme-quelque chose », « l’homme préfabriqué », « l’homme-robot » dont Zundel a su peindre des portraits si tragiques et réalistes. Or donc, on constate qu’une même argumentation se retrouve à l’identique chez les mystiques de l’Inde, ce qui n’a pu que satisfaire Zundel au plus profond de lui-même. Voici deux exemples choisis parmi d’autres. Shankara, que nous avons déjà rencontré à maintes reprises, dénonce dans le passage suivant l’ensemble des conditionnements physiques et psychiques : «  L’élan vers la délivrance c’est ce qui porte l’aspirant à se libérer, en réalisant sa véritable nature, de toutes les formes de servitudes, depuis celle du moi jusqu’à celle du corps grossier … » (P. Martin-Dubost, Cankara et le Védânta, p. 100).

Si la consonance de cette phrase shankarienne est bien zundelienne, que dire alors de ce passage de Krishnamurti ? On le croirait écrit par Zundel lui-même : « Mais comment pouvons-nous être libres de regarder et d’appendre, lorsque, depuis notre naissance jusqu’à l’instant de notre mort, nous sommes façonnés par telle ou telle culture, dans le petit moule de notre moi ? Nous avons été conditionnés pendant des siècles par nos nationalité, nos castes, nos classes, nos traditions, nos religions, nos langues ; par l’éducation, la littérature, l’art ; par des coutumes, des conventions, par des propagandes de toutes sortes, des pressions économiques, des modes d’alimentation, des climats différents ; par nos familles et nos amis ; par nos expériences vécues ; bref, par toutes les influences auxquelles on peut penser, et cela, de telle sorte que nos réactions à tous les problèmes qui se présentent sont conditionnées. » (Se libérer du connu, p. 23). L’enseignement de Krishnamurti (1895-1986), à ceci près qu’il incitait les auditeurs à se passer de tout enseignement, de tous écrits, de tous gourous, ne se sépare pas, sur ce point, de la tradition de l’advaïta de Shankara. Malgré que les tonalités des enseignements de Krisnamurti et de Zundel soient foncièrement différentes, il reste vrai qu’ils témoignent d’intuitions de l’amour, de la beauté, de la pauvreté, de la vérité, du silence, du vide intérieur,…tout-à-fait comparables, voire semblables. La similitude est parfois si nette qu’elle en est tout à fait remarquable. Mais elle mériterait des développements dont il ne peut être ici question. A ma connaissance, Zundel ne parle pas de Krishnamurti, mais il possédait deux livres de lui dont un, Le Royaume du bonheur, consciencieusement annoté.

2 – Le « vide créateur » :

La vie spirituelle de Zundel débute par une illumination dont il reçut la grâce à l’aube de sa quinzième année devant une statue de la Vierge dans l’église rouge de Neuchâtel. Au sujet de cette expérience spontanée et immédiate qui le marquera pour la vie, et en laquelle on est fondé à voir la substance matricielle de toute son œuvre, l’oblat d’Einsiedeln aura plus tard ces mots : « Quelque chose d’intraduisible, une grâce mystérieuse, une sorte d’appel urgent, instantané…rien de visible mais quelque chose d’intérieur… un rapport lumineux avec quelqu’un en qui la pureté s’identifiait avec l’être » (B. de Boissière, p. 42). Zundel le laissera entendre et l’analyse de son œuvre en témoigne, la « pureté » évoquée ici n’est autre que cette absence de retour sur soi, cette absence de « moi », cette désappropriation qu’il nommera ensuite le « vide créateur ». La place de ce vide dans la pensée zundelienne est remarquable. L’expression ne revient pas moins de quarante fois dans son œuvre. En 1965, il publie tout un article sur le « vide créateur » dans la revue Le Réveil de Beyrouth. Lors d’une conférence sur le même sujet donnée au Cénacle de Paris le 23 janvier 1966 il présente la morale évangélique comme étant « une morale du vide ». Or, cela est bien connu, les religions extrêmes orientales font un grand cas de la vacuité et du vide qu’elle désigne. Ce vide est-il comparable à celui de Zundel ? Peut-on penser qu’il est le même ? Qu’en dit Zundel lui-même ? Voilà quelques questions qui méritent certainement une minute d’attention.

Les Upanishads et le védânta, pour désigner ce qui est au-delà du moi et du monde phénoménal, plutôt que de recourir au concept de « vide » préfèrent employer la notion de « sans-forme ». Celle-ci, en effet, se prête mieux à qualifier une modalité de la réalité qui, tout en étant vide de formes physiques et psychiques, n’en est pas pour autant vide de tout. Tout à l’opposé, cette modalité s’avère même éminemment « pleine », puisque sous l’angle spirituel elle se dévoile comme « Plénitude ». Plénitude inépuisable, puisqu’après avoir engendré le monde des formes elle demeure en elle-même inchangée. D’autre part, concernant la personne suprême de Dieu (Purusha), les Upanishads enseignent que, contenant simultanément le non-manifesté (le « sans-forme ») et le manifesté (soit le « monde des formes »), Dieu ne doit en aucun cas être considéré comme « vide », mais comme étranger à de la distinction du vide et du non-vide. Et de même il en va de Brahman, la pure conscience universelle, dont il est écrit : « Bien qu’il ne soit pas vide, il est conçu comme vide. Il transcende le vide… » (Tejabindu Upanishad, 10). Ce qui signifie que le Brahman n’est vide que du point de vue relatif des formes, alors que dans l’absolu il est, lui aussi, au-delà de la distinction entre forme et sans-forme.

Mais si l’hindouisme accorde une place de choix au « vide » ( par le truchement du « sans-forme »), encore plus il en va du bouddhisme dont la notion de « vacuité » joue un rôle encore plus capital. Ringu Tulku, grand maître actuel du bouddhisme tibétain et docteur en philosophie bouddhique écrit à ce sujet ceci : « « Selon le bouddhisme, tout est en essence vacuité (sûnyatâ)… Sûnyatâ ne signifie pas “vide”. C’est un mot très difficile à comprendre et à définir. C’est avec réserve que je le traduis par “vacuité”. La meilleure définition est, à mon avis, «  interdépendance »“ ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister. […] Tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre. ».

Voilà je crois qui est limpide : dans cette perspective, le mot vide ne veut pas dire qu’il n’y a rien, mais seulement qu’il n’y a pas d’existence en soi, de nature propre, qu’il n’y a pas d’existence coupée de tout, d’existence absolue. Ce que Nâgârjuna, le « Maître de la vacuité », affirmait au deuxième siècle de notre ère dans son fameux Traité du Milieu où il écrit : « Nous appelons vacuité ce qui apparaît en dépendance » (24,18). Dans ce traité de logique, Nâgârjuna fonde la notion de vacuité à partir des quatre propositions du tétralemme et il y enseigne la voie de la sagesse en ces termes : « Dire « existe » est une saisie de permanence, dire « n’existe pas » est une vue d’annihilation. C’est pourquoi les sages ne doivent pas rester dans l’existence ou la non-existence » (15,10). Et encore en ces mots où il applique si justement sa doctrine à elle-même : « Le Vainqueur a dit que la vacuité est l’évacuation complète de toutes les opinions. Quant à ceux qui croient en la vacuité, je les déclare incurables » (TM. 13,8). Passage admirable qui témoigne bien, parmi tant d’autres, que le bouddhisme n’est en rien, mais vraiment en rien ni un nihilisme, ni un athéisme comme on le croit trop souvent.

Une dernière précision concernant le « vide » dans l’hindouisme et le bouddhisme me paraît capitale, car elle suggère que c’est par le même cheminement que le vieux Maître suisse et les sages d’Orient ont vu, puis expérimenté l’existence et la fécondité du vide. De ce vide dont ils parlent si bien et qui s’avère, en définitive, parfaite plénitude. En effet, nous connaissons le rôle décisif joué chez Zundel par son illumination de 1911, le rôle joué par cette intuition irréversible et immédiate, dans la genèse de la notion-clé qu’il appellera par la suite « vide créateur ». Or D.T. Suzuki, l’éminent spécialiste du bouddhisme Zen, dans le tome II de ses Essais sur le bouddhisme zen insiste très fortement pour rappeler que la doctrine bouddhique de la vacuité, la doctrine de la sûnyata, est l’affirmation d’une « expérience spirituelle », d’une « intuition religieuse », donc d’un processus de « connaissance immédiate » dans lequel aucun raisonnement discursif n’est employé. Cette doctrine, dit-il, n’est pas l’aboutissement d’une théorie, elle n’est pas « une formulation abstraite d’idées vides », elle est le fruit et l’expression d’une expérience décisive (cf. tome II, p. 867). Et cette importance suressentielle accordée à l’expérience intérieure, autrement dit à l’intuition, n’est pas seulement le fait du bouddhisme. On la retrouve identique chez Shankara, identique chez Maurice Zundel. Et si ce dernier parle avec une telle assurance du « vide créateur », ce n’est pas parce qu’il l’a pensé, mais bien parce que, comme les mystiques hindous et bouddhistes, il l’a rencontré et vécu. De la même manière nous savons, et c’est pour cela qu’il nous intéresse, que le Dieu dont il parle n’est pas celui conceptuel du thomisme, mais le Dieu intérieur qu’il éprouve au tréfonds de son âme.

Le « vide créateur » zundelien et le vide bouddhique sont-ils pour autant comparables, voir semblables, sinon identiques ? La simple hypothèse d’une réponse positive, même nuancée, suffirait j’en suis sûr à susciter bien des hurlements. C’est pourquoi me gardant de formuler ici mon opinion personnelle je me contenterai de donner la parole à Zundel lui-même, vous laissant ensuite méditer sur ce vaste sujet. Ce que vous voudrez bien faire sur la base des minuscules extraits suivants dont les trois derniers contrairement aux précédents expliquent le « vide créateur » en le référant aux spiritualités orientales.

1 – Extrait de l’article sur le « vide créateur » (Le Réveil, Beyrouth, 1965) : « Il n’y a qu’un chemin pour que l’homme atteigne toute sa grandeur, c’est qu’il se vide. En Jésus, cette évacuation du moi humain est totale ».

2 – Le silence est dans la pensée de Zundel une forme du « vide créateur ». Or du silence, il écrit qu’il est « la condition sine qua non d’une rencontre libératrice avec le Seigneur au plus intime de nous » (in : Quel homme et quel Dieu, 1986, p. 128)

3 – « Aller au Christ, c’est nécessairement entrer dans une désappropriation libératrice ou dans un vide créateur, ce qui est la même chose,… » (Conférence donnée au Cénacle de Paris, février 1974)

4 – Ce passage que l’on dirait de Maître Eckhart ou de Jean Tauler : « Car on se remplit de Dieu quand on se vide de soi » (Conférence au Cénacle de Paris, 1966)

         Voici enfin les trois passages avec comparaisons orientales :

5 – Conférence du 27 janvier 1974 (sfn 74 0102) :

« Si Dieu est Trinité, la création ne peut jaillir que de ce fond même de désappropriation qu’il est, de cette pauvreté suressentielle, de ce don de tout lui-même. Les religions orientales parlent du vide en Dieu. Le vide en Dieu, saint Jean de la Croix en parle aussi et magnifiquement : il y a un vide et ce vide, c’est l’amour ; c’est le don de soi qui fait que la personne est tout entière et uniquement une relation à l’autre »

6 – Cénacle de Paris, 2 février 1974 (ffn 74 0202) :

« Si Dieu est Trinité, en effet, il ne peut se créer que du fond même de sa pauvreté. Le rien dont parlent les religions orientales, la vacuité suprême, mais c’est lui, dans cette désappropriation éternelle. C’est donc du fond de cette vacuité, de ce dépouillement, de cette pauvreté et de cet amour abyssal que la création jaillit… »

7 – Cénacle de Paris, 3 février 1974 (ffn 74 0201)

« Il y a dans les religions extrême-orientales un sens admirable de la vacuité. C’est ce qu’il y a de plus profond dans le bouddhisme, dans le brahmanisme de l’Advaïta. Triompher de cette antinomie en moi, entre l’infini et l’ego ou le moi préfabriqué, en triompher par l’évacuation de tout le phénoménal et de tout le contingent ou de tout le périssable, de tout ce qui n’est pas proprement la réalité ultime. Il n’y a pas de doute que c’est bien dans cette direction qu’il s’agit de chercher et d’agir. Il faut rejoindre cette vacuité et aboutir à ce vide créateur hors duquel rien ne s’accomplit de valable. »

Je crois la séquence de ces 7 citations très convaincante. Les extraits 1, 2, 3, 4 et 7 le disent formellement : pour Zundel le chemin spirituel, le chemin de communion à Dieu, le chemin d’union à Dieu, le chemin de la spiritualisation et de la déification, ce chemin est le « vide » et ce vide est créateur parce qu’en lui nous naissons à Dieu et à nous-mêmes.

L’extraits 5 précise que le « vide en Dieu », n’est autre que son Amour dans la mesure où celui-ci fait que, donnant tout ce qu’il est, Dieu se désapproprie totalement et ainsi se vide. Dans l’extrait 6 le prédicateur immense dit d’ailleurs en toute lettre que ce vide « est Dieu ». Ceci de même qu’il a écrit, ainsi que nous l’avons vu que « Dieu est silence ». La logique du cheminement spirituel est une. S’il faut aimer pour aller à Dieu, c’est parce que Dieu est amour. S’il faut se vider de nous-mêmes, de tout ce que nous sommes et pensons, c’est parce que Dieu est vide, entendons vide de tout cela. Là sont les deux voies spirituelles : la première, celle de l’amour que l’hindouisme appelle bahkti et la seconde, celle de la connaissance que l’hindouisme appelle jnâna. Oui ! J’imagine très bien Zundel conversant aimablement aussi bien avec Shankara et Râmânuja qu’avec Bouddha et Nâgârjuna.

3 – La grâce de l’éveil :

         L’un des meilleurs connaisseurs de la spiritualité hindoue, Jean Herbert écrit : « Le but que se propose l’hindou est la réalisation par l’homme de sa vérité profonde, de son essence spirituelle qui n’est pas différente du principe divin et qui est le point d’aboutissement final de toute évolution » (La spiritualité hindoue, p. 46). Puis il précise trois points : cette vérité profonde est un être qui diffère radicalement de notre moi ordinaire, un être éveillé à une connaissance, une compréhension, une conscience, foncièrement différente de la nôtre et, enfin, un être que l’on peut atteindre par de multiples voies différentes : non seulement les voies religieuses et spirituelles de la dévotion, de la prière, de la méditation, du yoga mais aussi par des chemins tels que la philosophie, l’étude, la recherche scientifique, la création artistique, voire d’autres encore comme la vie professionnelle exercée scrupuleusement. Ce qui est ici tout à fait remarquable puisque Zundel assigne à l’être humain exactement le même but, qui est de naître à soi-même, tout en lui assurant aussi que multiples sont les voies qui mènent à cette fin, sous réserve cependant, qu’en quelque endroit de leur parcours, elles suscitent ce « silence intérieur », ce « vide créateur », hors duquel il n’y a pas de rencontre avec la Présence salvatrice.

Dans une conférence concernant précisément la vie spirituelle donnée à Paris en janvier 1967, après avoir rappelé que les exercices de saint Ignace, ou ceux du yoga sont des voies excellentes, mais que l’émerveillement devant la beauté, l’art, la musique, la connaissance scientifique, l’action charitable,… le sont aussi, le Maître suisse précise ainsi sa pensée : « Chacun a sa voie et les bonnes méthodes sont celles qui réussissent ». Cette largeur de vue, cette bienveillance et cette tolérance sont aussi, nous venons de le dire, des caractéristiques typiques de l’hindouisme véritable.

Aux pèlerins qui venaient parfois de très loin pour recevoir son enseignement, Râmana Maharshi (1879-1950), l’un des plus purs représentants de l’advaïta védânta du siècle dernier, se contentait souvent, après les avoir écoutés, de leur demander : « Qui parle ? ». Or à la clé de l’anthropologie zundelienne, nous trouvons la question : « L’homme existe-t-il ? ». La question est la même. Elle est motivée par un même constat. Soit l’inexistence de qui se contente d’être le produit de son hérédité et de son histoire. Elle est alimentée par la même volonté maïeutique qui est d’éveiller l’homme à lui-même, de le faire naître à lui-même. Volonté qui est de l’extraire de cette ignorance qui le conduit à substantialiser, essentialiser sa personne, ce en quoi il s’illusionne dramatiquement sur lui-même, croyant que son « Je » est un être, alors qu’en fait il n’est rien.

A ce propos, il est d’ailleurs frappant de constater que le grand spécialiste du Zen, D.T. Suzuki, et Zundel sont, semble-t-il, habités par une compréhension semblable de la chute et du « péché originel ». En effet, écrit Suzuki, ce « péché » est « d’imaginer et d’agir comme si l’individualité était une réalité dernière » (II, p. 834). Or, selon Maurice Zundel, le péché originel, – mieux dit : le péché principiel -, n’est pas tant un péché avec tout ce que cette notion comporte de morale culpabilisante qu’une « erreur gnoséologique » : celle qui incite les hommes à préférer se réfugier dans leur « moi » engendré par la société et affirmé par elle comme « réalité dernière » plutôt que de partir en quête de leur identité véritable. Or, c’est bien là l’erreur, équivalente à l’ignorance dont elle procède, dont le bouddhisme, mais aussi l’hindouisme se proposent de délivrer les hommes. Délivrance qui, nous l’avons compris, ne peut être obtenu qu’à la faveur d’un éveil, d’une libération, d’une métamorphose, d’une metanoïa, d’une conversion, d’une seconde ou nouvelle naissance, évènement auquel le vicaire d’Ouchy et les traditions orientales accordent une même et suressentielle valeur. Voyons cela.

Selon Zundel, de même que pour le christianisme originel, la naissance biologique, la première naissance ne définit pas l’homme et elle est de ce fait sans valeur. Il écrit à ce sujet : « La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (TPCS., p. 391). De ceux qui n’ont pas entamé leur seconde naissance, il écrit : « Ne tenant rien de soi, ils n’ont de l’humanité que l’apparence ». Est chrétien, dit-il ailleurs « celui qui, passant par la seconde naissance expliquée par Jésus à Nicodème,  naît enfin à soi-même en naissant au Dieu vivant » (PQS, p.149). De cette naissance intérieure, l’oblat d’Einsiedeln n’a de c esse de dire l’urgence absolue. En dehors d’elle, rien ne vaut. Il dit ainsi : « Toute réforme est vouée à l’échec si l’homme ne naît de nouveau » (TVML, p. 19). Ou encore : « Qui ne comprend pas la logique de la seconde naissance reste dans un univers infantile » (ibid., p. 29). Et encore ceci, qui est certain, mais si oublié de tous : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la seconde naissance » (ibid., p. 73). Je ne connais pas moins d’une centaine de passages où Zundel explique et commente cette naissance mystérieuse « jamais faite, toujours à faire » au cours de laquelle par la grâce du silence, de l’amour, de l’émerveillement il se défait de celui qu’il n’était pas pour devenir en fin celui qu’il est. Et qui est Dieu en lui. Ce qui est dire que la seconde naissance zundelienne, comme d’ailleurs celle de tous les grands mystiques, est simultanément une naissance à soi et une naissance à Dieu.

Or, en deux mots, comment cette « seconde naissance » se conjugue-t-elle avec l’éveil, la libération, ou la délivrance enseignés par l’hindouisme et le bouddhisme ? Certes, il convient de noter que la première notion envisage le parcours spirituel plutôt en son début et les secondes plutôt en sa fin. Mais il reste que la progression qu’elles éclairent est la même. Dit autrement : que l’hameçon qui l’a sorti de l’eau soit accroché à sa tête ou à sa queue, le poisson est le même. Ce qui en l’occurrence peut se montrer ainsi.

Selon Shankara, la délivrance, que l’hindouisme nomme moksha, consiste en la prise de conscience de notre identité « essentielle » (c’est-à-dire : sur le plan de l’être) avec Brahman qui est « notre véritable nature ». C’est la réalisation du fameux « tat tvam asi » : « Cela, tu l’es ». Un commentateur averti écrit à son sujet : cette libération est «  une faveur de l’Etre qui est en nous et qui a été brusquement éveillé. C’est un bon vertigineux en dehors de nous-même, … » (P. Martin-Dubost, Cankara, p. 105). J. Herbert, présentant cet éveil sous l’angle du fruit, sous l’angle de l’état d’être qu’il engendre, dit que toutes les écoles de l’Inde sont unanimes pour lui reconnaître les caractères fondamentaux suivants  (pp. 127, 128) :

  • Il correspond à la vérité profonde de l’être humain,
  • Il est la seule chose qui vaille d’être désiré,
  • Il correspond à un bonheur parfait ainsi qu’à une connaissance parfaite des vérités essentielles,
  • Il est un état d’union avec Brahman, le principe universel, ou de communion intime avec Dieu, état qui libère de l’obligation des réincarnations,
  • Il libère de l’emprise de l’espace, du temps et de la causalité,
  • Il s’agit d’un état stable et définitif (il est alors nommé nirvâna).

Bien sûr, il est inutile d’insister sur le fait que Zundel n’a jamais dit que la seconde naissance qui est au cœur de son anthropologie, (celle enseignée par Jésus à Nicodème), libère du samsâra, de la loi de la transmigration, de la nécessité des renaissances. On sait d’autre part que l’oblat bénédictin considérait la nouvelle naissance comme une tâche sans fin, « jamais faite, toujours à faire », aussi comme une progression susceptible de connaître des instants de doute et de faiblesse, voir de rechute. Je ne crois donc pas qu’il aurait présenté la transparence à Dieu engendrée par la seconde naissance, sauf peut-être chez les grands mystiques, comme un état stable et définitif. Mais, pour le reste, il est manifeste que tous les traits retenus par Jean Herbert pour caractériser la phase ultime du cheminement spirituel caractérisent pareillement sa phase initiale. Ou peut en effet affirmer identiquement de la seconde naissance telle que Zundel l’explique :

  • Elle correspond à la vérité profonde de l’être humain,
  • Elle est la seule chose qui vaille d’être désiré,
  • Elle mène à un bonheur parfait ainsi qu’à une connaissance parfaite des vérités essentielles,
  • Elle mène à un état de communion intime avec Dieu
  • Elle tend à la libération de l’espace, du temps et de la causalité,
  • Elle tend asymptotiquement à un état stable et définitif (la Vie éternelle).

Mais si la « libération » de l’hindouisme présente donc nombre de points communs significatifs avec celle de Zundel, dont on peut dire, à la manière de saint Paul, qu’elle libère « des enfants de Dieu », de même en va-t-il, et cela ne laisse pas d’être surprenant, de l’éveil prôné, sinon par tous les bouddhistes, du moins par ceux du Mahâyâna qui, comme on sait, est le courant le plus important du bouddhisme moderne. Suivant l’angle sous lequel il est envisagé, cet « éveil » est désigné par les mots : bodhi, samâdhi, satori, nirvâna,… et il n’est pas, bien sûr, sans présenter quelques différence avec la libération védantique. Mais ce sont là des aspects qui ne peuvent nous retenir ici. Me paraissent, par contre, importants pour notre propos les trois faits révélateurs que voici.

Au cœur du Mahâyâna, nous trouvons la doctrine de la « nature de Bouddha » dite buddhatâ. Cette doctrine trouve aisément sa correspondance chrétienne dans celle de l’imago Dei, celle de « l’image de Dieu » inscrite au tréfonds de la nature humaine. Là, elle n’est autre que ce programme, ou bien ce potentiel d’accomplissement, d’achèvement, qui commence à se réaliser et s’actualiser lors de la nouvelle naissance. Dans le vocabulaire de l’anthropologie zundelienne, cette image porte en elle le programme de « l’homme-possible », de « l’homme-valeur », de « l’homme-source », de « l’homme universel » que nous sommes appelés à devenir. Plus précisément de cet homme elle est le « germe ». Germe souvent évoqué par Zundel, qui le nomme « germe divin » (TVML, p.267), « germe de grandeur » (conférence à Lausanne, le 10 mars 1960), « germe de la personne » ou encore : « germe de résurrection, d’immortalité, de vie éternelle,…». Dans une très belle conférence, donnée au Caire le 3 mars 1965, où il expose les trois composantes de l’être humain, il dit joliment de ce germe, – dont il précise qu’il est celui de « notre troisième personne », c’est-à-dire de notre être spirituel -, il dit qu’il « nous a été confié ». Or que faisons nous de ce germe à nous confié par la nature ou par Dieu ? Mais c’est là bien sûr un autre sujet.

Pour l’heure je voulais souligner ceci qui est passablement remarquable : cette même image du germe spirituel est aussi familière au bouddhisme. Là, ce germe porte le nom extraordinaire de tathagatgharba mot qui désigne cette nature de Bouddha alors qu’elle est considérée précisément « en germe ». Ce mot est souvent traduit par « germe d’éveil ». Est-il besoin d’autres arguments, d’autres explications, d’autres citations pour que nous soyons convaincus qu’entre la seconde naissance zundelienne et la bodhi du Mahâyâna il existe une parenté indubitable ? Une fois encore, je ne le pense pas.

Le second point significatif que je désirais souligner est celui-ci. D.T. Suzuki, dans son grand traité sur le bouddhisme Zen analyse en profondeur la notion, et le fait même, du satori. Après avoir formellement, et en toutes lettres, assimilé le satori à une « nouvelle naissance » (I, p. 332), le Maître Zen l’illustre en ces termes qui éveilleront de féconds et clairs échos dans la pensée de ceux qui connaissent les textes de Maurice Zundel traitant de l’état d’émerveillement :

« Toutes vos activités mentales fonctionnent maintenant sur un registre différent, qui est plus satisfaisant, plus paisible et plus plein de joie que tout ce que avez jamais connu. Le ton de votre vie est changé ; il y a quelque chose de rajeunissant. Les fleurs du printemps semblent plus belles, le torrent de la montagne coule plus frais et plus transparent. La révolution subjective qui suscite cet état de choses ne peut être appelée anormale. Puisque la vie en est plus intensément goûtée et qu’elle s’élargit à l’égal de l’univers lui-même, il doit y avoir dans le satori quelque chose de tout à fait salutaire, qui mérite qu’on le recherche. » (I, p. 337). Assurément !

Et non moins assurément : que signifie que le vieux Maître suisse, alors qu’il évoque la cime à conquérir, et que le vieux maître japonais, alors qu’il évoque la cime conquise, disent la même chose ? Oui, quoi donc ? Sinon que la montagne est la même.

Voici, enfin, le troisième point de contact entre la spiritualité zundelienne et celle de l’hindouisme que je désirais mettre aujourd’hui en valeur. Je limite ici le propos à l’hindouisme, le cas du bouddhisme étant plus complexe et certainement moins probant. Je n’ai découvert cette concordance, qui concerne l’immortalité, que très récemment. Comme on sait, en fait d’immortalité, le vieux Maître suisse avait choisi de transmettre la conception du christianisme évangélique, qui est celle de Jésus-Christ. Laquelle est très différente de celle de Thomas d’Aquin et de l’église romaine actuelle. Selon l’évangile et le christianisme originel, l’âme humaine en effet n’est pas naturellement ou essentiellement immortelle. Elle ne l’est que de manière virtuelle, optionnelle ou conditionnelle. Ce que Zundel expliqua mille fois, répétant par exemple sous différentes formes le propos que voici :

«  C’est pourquoi le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort. Car il n’est pas question de réclamer l’immortalité pour notre biologie, prise comme telle, qui ne vaut pas plus que celle des punaises, ou des chacals. L’immortalité n’est pas une rallonge mise à notre vie biologique dans la crainte de crever. Ce n’est pas du tout cela. L’immortalité est une valeur, une dignité,  une vocation, une exigence : comme la personnalité et comme la liberté. C’est pourquoi nous sommes candidats à notre immortalité. Elle ne peut pas nous être donnée toute faite, pas plus que notre personnalité, pas plus que notre liberté » (AES, p. 57).

« Nous sommes candidats à notre immortalité ! ». Le propos sonne clair, il est magnifique. Or je n’avais pas bien pris la mesure de la chose, mais il en va de même dans l’hindouisme. Voici à ce sujet ce que m’écrivait récemment Y. Le Boucher, spécialiste du védânta de Shankara :

« Dans l’hindouisme et pour autant que je le sache, l’âme individuelle qui transmigre n’est pas éternelle. Elle fait partie du monde manifesté et n’a donc d’existence que tant que ce monde relatif existe. Son statut est donc beaucoup plus proche de celui de l’âme selon le christianisme originel qu’il n’y parait. Dans les deux cas, l’âme n’est pas détruite par la mort du corps physique. Elle subsiste indéfiniment sur le plan subtil dans l’attente du jugement dernier selon le christianisme, alors qu’elle fait des aller-retour entre le monde subtil et le monde grossier selon l’hindouisme. Mais dans les deux cas, sans une « spiritualisation » adéquate ayant lieu soit ici-bas soit dans l’inter-monde, l’âme est vouée à la même destruction (lors du Jugement dernier, ou lors de la fin du cycle de manifestation de l’univers). On trouve dans les Upanishads de nombreuses exhortations qui illustrent l’idée que l’immortalité de l’homme n’est pas une donnée de naissance mais bien une conquête réservée à ceux qui y aspirent plus que tout. Un seul exemple, le verset – en forme de prière – le plus célèbre de la Brihad Aranyaka Upanishad :

« De l’irréel conduit nous au réel, de l’obscurité conduit nous à la lumière, et de la mort conduit nous à l’immortalité ».

Si l’immortalité était acquise de principe, pourquoi ce texte nous inciterait-il à demander à Dieu qu’il nous y conduise ? » (Lettre du 2 mars 2016).

La question porte, n’est-ce pas ? De même ces quelques lignes dont je viens d’avoir connaissance et qui appartiennent à la Katha Upanishad qui est l’une des plus anciennes et les plus vénérées :

« Une fois épuisés tous les désirs du cœur, naît l’immortalité. L’homme jouit de la nature infinie de Brahman avant même d’avoir abandonné son corps. Tous les nœuds de son cœur une fois défaits, un mortel, en vérité, accède à l’immortalité. Tel est l’enseignement. »

Selon Maurice Zundel c’est la nouvelle naissance, autrement dit le processus d’abandon, d’éviction du moi ainsi que d’union à Dieu qui en est inséparable qui confère l’immortalité. Pour Shankara c’est la prise de conscience que le moi est une illusion, ainsi que l’union de l’atman en Brahman qui lui est consubstantielle, qui est source d’immortalité. D’où la question que voici sur laquelle nous terminerons cette seconde partie : « Zundel et Shankara ne parlent-ils pas de la même chose ? »

III – Les réserves de Maurice Zundel :

L’esprit des deux premières parties de ce propos voulait cela délibérément : identifier, illustrer et mettre en valeur les liens de similitude qui témoignent des convergences parfois surprenantes, mais très réelles, qui lient souvent intimement l’anthropologie et la théologie zundeliennes à celles de l’hindouisme et du bouddhisme. Pour autant, et malgré l’étroitesse de ces liens que nous pensons avoir éloquemment illustrés, il convient de se garder de croire à l’identité ultime des conceptions zundeliennes et orientales. Le vieux Maître suisse, lui-même, invitait à une telle prudence. L’analyse des réserves qu’il formule montre qu’elles gravitent autour de trois thèmes fondamentaux : 1- Le danger catastrophique de la désubstantialisation du monde, danger qui est celui de sa négation ; 2- L’erreur consistant à voir la vie spirituelle comme un état de fusion, d’absorption et donc de disparition de l’homme soit en Dieu, soit ou dans la vacuité ultime ; 3 – L’erreur, pour les courants dévotionnels de l’hindouisme, consistant à placer en Dieu, non seulement le principe du Bien mais aussi celui du Mal. Comment l’oblat bénédictin formulait-il ces trois réserves de fond, c’est là que je voudrais montrer à l’aide brefs extraits. Trois concernent le premier thème, un concerne le second et un le troisième.

Les paroles qui suivent ont été prononcées l’année précédant le départ de Zundel au Caire (retraite à Val Saint François, le 5 juin 1939). Elles concernent le bouddhisme seulement :

«  Le bouddhisme repose entièrement sur l’impermanence des réalités terrestres. Bouddha ne sait rien et ne veut rien savoir, il est fou de s’attacher à quoi que ce soit. Le bouddhisme n’a rien enseigné qu’une méthode de se soustraire à la vie. Pour lui, il n’y a qu’une voie de bonheur, c’est de ne plus rien désirer. (…) Le bouddhisme a cru arriver à une très haute spiritualité et on a fait parfois un parallèle avec la charité franciscaine. Il y a une énorme différence, car la charité franciscain est fondée sur l’amour des choses, sur une passion pour toute créature et non sur l’extinction du désir. Le bouddhisme arrive à la bienveillance par l’indifférence, tandis que saint François d’Assise par un amour infini des êtres. »

Ces paroles sont extrêmement dures et réductrices. Pour les comprendre on peut avancer l’hypothèse qu’avant la guerre Zundel n’avait pas encore eu vraiment le temps de se pencher sur les religions orientales, et notamment pas sur le bouddhisme. Durant cette retraite Zundel se contente de recycler les arguments ordinaires de l’Eglise de son temps.

Le passage suivant est extrait d’une conférence donnée à Lausanne le 11 décembre 1962. Il vise l’advaïta et Shankara :

« Ceci est extrêmement important car, si on oppose le monde physique au monde spirituel, on en arrivera nécessairement à une dévalorisation du monde. La non-dualité aboutit même finalement à la négation du monde : le monde n’existe pas, c’est simplement une corde que vous prenez pour un serpent et vous vous nourrissez de craintes vaines puisque avec un regard plus pénétrant, vous découvrez que cette corde que vous preniez pour un serpent est réellement une corde et rien d’autre. De même, ce monde physique auquel vous attachez tant d’importance, dont vous vous faites les esclaves, n’existe pas. La spiritualité vous délivrera de cette illusion et finalement vous aboutirez à l’acosmisme absolu où il n’y a plus de monde. »

Le propos de Zundel se révèle ici étroitement dépendant du regard porté par Albert Schweitzer sur les religions de l’Inde au sein desquelles le célèbre médecin distinguait les courants qui nient la réalité du monde de ceux qui l’affirment. Ceci, en valorisant comme de juste les seconds au détriment des premiers. Toutefois les choses ne sont pas si simples. On ne peut par exemple affirmer, comme le fait Maurice Zundel, que la conception du monde de Shankara équivaut à un « acosmisme absolu ». Le maître de l’advaïta se contentait en effet de dire du degré de réalité du monde qu’il est « non-définissable », ce qui est très différent. 

Ce troisième extrait est très intéressant, notamment dans sa façon de dénoncer la négation du monde comme conséquence regrettable et quasi inévitable de l’union à Brahman. Ce passage est extrait de l’ouvrage Ouvertures sur le vrai écrit par Zundel à l’époque de son départ en Egypte (zml 00 0019). Il date donc de la même période que le premier extrait cité plus haut et comme lui il souffre de durcir artificiellement le trait. Comme le précédent extrait, il incrimine la non-dualité prônée par Shankara :

« …l’Advaïta avait glissé de l’affirmation exclusive de l’Etre en Brahmâ au monisme qui nie la réalité du monde. L’éblouissement causé par la plénitude d’Etre contenu dans l’Absolu fait paraître néant tout ce qui n’est pas lui. Mais ce sentiment où l’orgueil est réduit en cendres ne peut se transformer en proposition métaphysique sans en­gendrer de véritables catastrophes. (…)  Il n’existe rien en dehors de Dieu (…) L’advaïta a développé ce premier point de vue jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. L’éblouissement devant l’Absolu est tel que tout ce qui n’est pas lui semble pur néant. Le monde n’est pas. » (p. 37)

Le passage suivant est aussi extrait du livre Ouvertures sur le vrai. Il souligne la déficience qu’il y a à penser qu’un sujet puisse parler d’un état qu’il n’a pas expérimenté puisque l’état en question se définit justement par la disparition même du sujet. Cette objection est très ancienne, elle n’est pas de Zundel. Il la formule en ces mots :  

«  Du ravissement en Brahmâ qui fait graviter en lui toutes les puissances d’attention et d’amour, il n’est assurément pas d’expression plus pleine que l’identité avec Brahmâ. Aussi bien, comment traduire autrement cette sou­daine délivrance de soi et la jubilation d’être l’Autre ? Mais pourrait-on jouir à ce point d’être l’Autre si l’on ne restait distinct de lui ? N’est-ce pas justement le paradoxe de l’amour qu’on est Lui en restant soi ? (…). Comme il est naturel de ne percevoir, en la joie d’échap­per à soi-même, que le terme où se repose ce bienheureux altruisme ! Aham brahma asmi : Je suis Brahmâ. Comme Al Halladj disait : Ana al’Haqq. Je suis la Vérité. Mais ce langage affectif, si compréhensible sur le plan de l’amour, où le sentiment du départ exclut, pour être total, toute réflexion sur soi, ne peut sans catastrophe, envahir tel quel le plan ontologique : puisque réduit à un seul terme, le rapport cesse d’exister et que l’expérience jubilante et suprême des possesseurs de la connaissance devient radi­calement impossible, n’y ayant plus personne pour la réaliser.(…)

Nous avons sim­plement à signaler le danger qu’offre presque inévitablement la traduction en discours d’une expérience ineffable. Celui qui la fait peut bien perdre la notion de son existence et s’absorber tout entier en l’Objet qu’il contemple, il ne laisse pourtant pas d’être. Son altérité subsiste comme la condition même de son altruisme. (…) Il est indispensable d’expliciter dans le langa­ge ce qui dans le ravissement échappe à toute conscience distincte, sans jamais cesser d’en être réellement la condi­tion sine qua non. » (p. 44 et passim)

On comprend bien le procès qui est intenté ici. Est-il pour autant justifié ? Ce n’est pas du tout sûr. Car il se trouve, que contrairement à ce que semble croire Zundel, l’éveil spirituel enseigné par le védânta n’entraine pas la disparition du sujet. A la faveur de cet éveil, celui-ci passe de sa condition individuelle et psychique à sa condition universelle et spirituelle, mais il ne disparaît pas. De la même manière, les animaux à métamorphose ne disparaissent pas lors de leur métamorphose : le sujet demeure, il quitte une forme ancienne pour accéder à une forme nouvelle. De reste, lorsque Zundel peint la nouvelle naissance, il réfère au même schéma de «maintien/transformation » du sujet.

Comme les lecteurs de Zundel le savent bien, il était un défenseur farouche de la totale, parfaite et éternelle innocence de Dieu. Et il avait pour la défendre des arguments très forts. C’est pourquoi, à l’issue d’une conférence intitulée La Baghavad-Gita et l’Evangile donnée au Caire, le 2 juillet 1957, conférence au fil de laquelle il analyse en profondeur cette épopée tout en faisant l’éloge, il s’écrie : « Ce qui est plus difficile à comprendre, c’est l’insistance avec laquelle la Baghavad charge Dieu du problème du mal. »

En vérité, cette insistance n’est pas si difficile que cela à comprendre. Elle est très logique. En effet, selon l’hindouisme l’homme n’est pas responsable de l’état d’ignorance – source du mal et de tous les maux – dans lequel il nait. Or s’il n’en est pas responsable, la faute en revient à la nature, et ultimement à Dieu. Blaise Pascal avait bien vu que l’alternative était sans issue réjouissante.

Les réserves zundeliennes précédentes sont suffisamment parlantes. C’est pourquoi, je me contenterai en fin de leur présentation de faire une seule remarque que je crois ici particulièrement importante. Zundel, comme bien des penseurs chrétiens, affirme à juste titre que, neuf fois sur dix, les critiques de l’athéisme contemporains adressées au christianisme se trompent de cible puisqu’elles vilipendent et repoussent un Dieu qui n’est précisément pas celui du christianisme véritable. Elles ne sont en définitives pertinentes qu’à l’endroit d’un Dieu erroné, à l’égard d’un Dieu qui n’est de nos jours plus défendu que par ceux qui l’ont mal compris. Or donc, il me paraît que les remontrances formulées ci-dessus par Zundel souffrent d’un handicap comparable. Je serais en effet tenté de croire qu’elles ne remettent en question qu’un hindouisme et un bouddhisme mal compris, tout en laissant parfaitement indemnes leurs traditions authentiques. Car elles incriminent des affirmations qui se formulent ainsi : non-réalité du monde phénoménal (hindouisme et bouddhisme), seule réalité de Brahman (hindouisme), non-réalité de l’atman et du Brahman (bouddhisme), réalité du mal en Dieu (hindouisme), disparition ultime de la personne (hindouisme et bouddhisme), etc. Or ne peuvent jamais affirmer de telles choses, – qui n’ont en fait de consistance apparente que dans leur formulation, dans les concepts qui les désignent -, que ceux qui comprennent mal les notions de vacuité et de non-dualité. Car affirmer de telles choses témoigne que l’on n’a pas éprouvé le vide des mots. Ni non plus bien compris, pris avec soi le principe de non-dualité qui exige que l’on ne fasse pas d’opposition entre le duel et non-duel.

Toutes raisons pour les quelles, Bouddha, sur les questions de ce genre, et en premier lieu celle portant sur l’existence de Dieu ou du soi humain, s’est contenté de garder le silence, le plus hermétique. Raisons pour les quelles Nâgârjuna, commentant l’enseignement du Bouddha, attache tant d’importance dans son fameux Traité du Milieu à réfuter toutes les affirmations du fameux tétralemme logique qui, appliqué à l’existence de Dieu, donne : « Dieu existe, Dieu n’existe pas, Dieu existe et n’existe pas, Dieu ni n’existe, ni n’existe pas » (cf. de mêmes applications cf. Traité du Milieu, 25). Réfutation magistrale, dont on retrouve le principe chez Shankara, et dont le fruit merveilleux est de laisser la Merveille rigoureusement inchangée. Ce qui, certainement, a fait hier le bonheur de Zundel (malgré ses réserves) et qui ne peut que réjouir infiniment les zundeliens d’aujourd’hui.

Ramakrishna étudia avec attention et bienveillance les trois grands monothéismes et conclut que tous trois menaient à Dieu. Zundel, lui-même l’a dit : après avoir étudié l’hindouisme et le bouddhisme, il parvint à une même conclusion : « Leur sagesse mène à Dieu, j’en suis persuadé » (Debains 2005-9), tels sont ses propres mots. Cependant il n’en est pas moins sûr que pour lui le Christ demeurait absolument incomparable. Il le disait bien souvent, dont une fois au Caire, le 11 mai 1961, alors que s’interrogeant sur ce qui sépare Jésus-Christ des autres grands Maîtres spirituels, il précisa sa pensée ainsi :

«  Qu’est-ce qu’il y a d’entièrement nouveau et qui tranche sur le caractère de tous ceux qui, avant lui, ont été les héros et les messagers de Dieu ? On peut tout dire d’un mot : c’est sa pauvreté. Sa pauvreté absolue, radicale, essentielle, allant justement jusqu’à la racine de l’être. Car c’est cela, finalement, le sens profond de l’incarnation : en Jésus le moi possessif, le moi limite, le moi biologique, le moi pesanteur, est entièrement consumé ».

Pour ma part, je ne pense pas que cette argumentation soit la bonne. Mais elle est de Maurice Zundel et à ce titre se devait d’être présentée ici.  

 

Nicolas Berdiaev et Maurice Zundel ou l’anthropologie ternaire aujourd’hui

Nouméa, GLNF, 8 octobre 2018 par Michel Fromaget

Olivier Clément, théologien orthodoxe français éminent, en mai 1986, à l’occasion d’un colloque sur la mystique de Maurice Zundel, confia que c’est la lecture d’un livre de Nicolas Berdiaev qui, alors qu’il était athée, le sauva du suicide et entraina sa conversion au christianisme. Il avait alors 20 ans. Dans sa préface à Esprit et Liberté, ouvrage central du vieux Maître russe, il écrivait : « J’ai lu ce livre. Il a changé ma vie » (1984, p. 13). Et pour cause puisqu’il l’a sauvé de la mort. Bien des années plus tard, O. Clément aura l’opportunité de lire « A l’écoute du silence » de Maurice Zundel. Lecture dont il confiera par la suite qu’elle « fut l’une des grandes rencontres de ma vie » (cf. Berdiaev un philosophe russe en France, 1991, p. 141).

Suite à cette rencontre providentielle et étudiant plus avant, comme il convient, la pensée de Zundel, il ne sera pas sans en apercevoir très vite, et je reprends ses propres termes : « Sa remarquable consonance avec la pensée des Pères, de Dostoïevski, des philosophes russes du XXe siècle et notamment de Berdiaev » (ibid., p. 141). En ce qui concerne cette dernière consonance, celle avec la pensée de Berdiaev, je préciserai quant à moi qu’elle est non seulement remarquable, mais aussi : éblouissante et prodigieuse, si profonde, si subtile et si étendue et, au fond, si mystérieuse et incompréhensible à l’intelligence courante que cette dernière est fondée à en avoir quelque vertige. Bien sûr, O. Clément s’attachera à rechercher les sources possibles d’une consonance si extraordinaire. Après avoir écarté, peut-être un peu vite, l’hypothèse d’une influence possible de la pensée du philosophe russe sur celle du prêtre suisse, il conclura de manière, me semble-t-il, un peu incertaine à « des convergences dans une ambiance commune », à de mêmes « intuitions simultanées », à un même « recours à l’essentiel de l’Evangile et de la Tradition » (p. 144).

Quant à moi, mais sans doute est-ce là ce que voulait dire O. Clément, j’invoquerais sans hésiter comme première et suffisante explication que ces deux Maîtres, tous deux proches de la cime de leur humanité, étanchaient toujours plus leur soif de connaissance, d’absolu et d’amour à une même source, à un même Esprit. Esprit dont on peut penser, comme eux-mêmes le pensaient, qu’il n’est autre, dans la perspective chrétienne, que le Saint-Esprit, soit la troisième personne divine. De cela, certains voudront discuter. Soit ! Mais il n’en reste pas moins vrai que la simplicité et la pertinence de cette hypothèse d’une unique et si haute source d’inspiration, ajoutée à l’étendue proprement stupéfiante du donné inspiré, incite à considérer la vraisemblance d’une unique et même destinée humaine, illustrée et défendue par Zundel et Berdiaev, avec une extrême attention. C’est donc cette unité de destinée que la présente conférence se propose de mettre en valeur et de vous faire découvrir à la faveur de deux aperçus : l’un sur la fascinante proximité de pensée de ces deux chrétiens immenses, l’autre sur leur commune redécouverte des grands fondamentaux, que nous connaissons, de l’anthropologie « corps, âme, esprit » du christianisme originel. Soit deux aperçus entre les quels s’intercalera une troisième portant sur l’histoire de la compréhension ternaire en Occident. Car pour pleinement apprécier la performance que représente la réactualisation de l’anthropologie ternaire que nous devons à Zundel et Berdiaev, il convient de la situer en son temps et donc dans le cours de l’histoire occidentale des conceptions anthropologiques.

Mais avant, à la faveur d’une première partie, je voudrais dire quelques mots qui permettront de situer dans le temps et dans l’espace la trajectoire terrestre de chacun de nos deux protagonistes.

 

I – Brefs coups de projecteur sur deux biographies 

Maurice Zundel a, pour sa part, passé les trois quarts de sa vie en exil à Paris, Londres, Beyrouth, Jérusalem, Le Caire… Il a prononcé plusieurs milliers de sermons, discours, conférences, causeries… prêché des centaines de retraites, ceci quasi toujours sans le secours de la moindre note. D’une nature extrêmement curieuse et recherchant inlassablement la vérité en toute chose, il maitrisait nombre de langues anciennes, et d’autres encore, et il était très au fait des grandes avancées de la science de son temps, qu’il s’agisse de physique, de biologie, ou de psychologie. Zundel naît à Neufchâtel en Suisse le 21 Janvier 1897. Peu avant sa quinzième année, le 8 décembre 1911, dans l’église de Neufchâtel, lui échoit sa première grande expérience spirituelle. De 1913 à 1915, Zundel passe deux ans au collège de l’abbaye bénédictine d’Einsiedeln dont il deviendra oblat. Là, il vécut d’autres « heures étoilées » à la faveur desquels Dieu se révèle à lui, comme amour et beauté, silence et pauvreté.

De 1916 à 1919, il fait ses études de théologie au Grand Séminaire de Fribourg. Ordonné prêtre en 1919, il se voit confier la plus grande paroisse de Genève. Mais Zundel gère les choses à sa manière et son évêque se voit obligé de le chasser. C’est alors que commence sa vie d’exil. Nous sommes en 1925. L’oblat d’Einsiedeln est d’abord envoyé à Rome. Puis il séjourne à Paris, à Londres, à Jérusalem. En 1939, ne pouvant rester en Europe, il arrive au Caire où il restera jusqu’en 1946, époque à laquelle il est nommé vicaire de la paroisse d’Ouchy, près de Lausanne. Mais là il se sent étranger. Commence alors la troisième et dernière période de sa vie, celle des prédications itinérantes qui le verra notamment en France, en Angleterre, en Belgique ainsi qu’en Egypte et au Liban, où il se rend régulièrement tous les deux ans. En 1972, malgré que Zundel reste alors pratiquement inconnu de tous, Paul VI lui propose, honneur insigne, de prêcher au Vatican, devant un auditoire prestigieux, la grande retraite de Carême. Zundel meurt à Lausanne le 10 août 1975.

Quant au grand philosophe russe, Nicolas Berdiaev, il est d’usage de distinguer dans sa vie quatre grandes périodes : 1 – La période de sa jeunesse, depuis sa naissance en 1874 jusqu’à son entrée à l’université de Kiev en1894. 2 – La période « révolutionnaire » de 1894 à 1904, période marquée par son adhésion au marxisme et au mouvement révolutionnaire social-démocrate. 3 – La période « religieuse » de 1904 à 1922, année où il est chassé de Russie par Lénine. 4 – La période de l’exil de 1922, jusqu’à la mort du philosophe, à Clamart, en 1948. La vie de Berdiaev est pratiquement impossible à résumer tant les évènements qui en forment la trame exigent pour être bien compris d’exposer la pensée qui les encadre et révèle leur sens. Voici cependant quelques flashs concernant chacune de ces quatre périodes.

1 – La jeunesse (1874-1894). Nicolas Alexandrovitch Berdiaev naît en Ukraine le 19 mars 1874 à Kiev, dans une famille hautement aristocratique. A quatorze ans, il lit Hegel, Schopenhauer et Dostoïevski. A dix-sept ans, il a déjà assimilé La critique de la raison pure de Kant ! Au même âge, à la suite d’une première et définitive conversion intérieure qui le voue à consacrer sa vie « à la recherche de la Vérité », il refuse catégoriquement de poursuivre la carrière d’officier de la garde royale à laquelle sa famille le destinait.

        2 – La période « révolutionnaire» (1894-1904). Dès son entrée à l’Université, dès 1894, Berdiaev est séduit par le marxisme. En 1898, il participe, en tant que membre du comité social-démocrate de Kiev, à une manifestation ouvrière. Arrêté avec 150 autres personnes, il est emprisonné, exclu de l’Université puis condamné à trois ans d’exil dans la province de Vologda. Si Berdiaev continue alors de partager nombre d’idées sociales inhérentes au marxisme, il en récuse maintenant absolument la vision réductrice de la personne. Son marxisme est devenu si critique et idéaliste qu’il n’est plus soluble dans la « doxa » sociale-démocrate. En mars 1903, Berdiaev est de retour à Kiev. Après son mariage, en 1904 avec Lydie, une jeune révolutionnaire, il décide de partir pour Saint-Pétersbourg.

3 – La période « religieuse » (1904-1922). A Saint-Pétersbourg, l’année 1905 débute tragiquement : le dimanche 22 janvier, l’armée du tsar tire sur une foule sans défense. Berdiaev qui avait partie liée avec les intellectuels révolutionnaires est horrifié et il condamne sans appel la violence et les meurtres. D’autre part, N. Berdiaev se sent de plus en plus attiré par le Christ et le christianisme. En 1908, « l’anarchiste mystique », tel qu’il se désigne lui-même, quitte Saint-Pétersbourg : il n’y reviendra pas et rentre à Moscou. Là il connaît sa « seconde conversion », non plus philosophique mais religieuse qui l’ouvre au christianisme orthodoxe russe. Sensiblement de la même époque, date son premier ouvrage fondamental : Le sens de l’acte créateur (1912). Suite à un article incendiaire, Berdiaev risque la déportation à vie en Sibérie pour raison de blasphème. Après la Révolution d’octobre 1917, le philosophe pourtant révolutionnaire dans l’âme, la condamne ouvertement. Le nihilisme, l’athéisme, le mépris de la culture et le matérialisme borné de ses promoteurs, ainsi que la violence meurtrière de leurs actions lui sont insupportables. Nommé professeur à l’Université de Moscou, il continuera avec une liberté d’esprit mémorable de critiquer le bolchévisme et de défendre ses conceptions spirituelles et sa vision du Christ. La sanction ne tarde pas, tragique : à la fin de l’été 1922, Berdiaev est arrêté et condamné à l’exil à vie. Dorénavant, il lui est interdit de s’approcher de la frontière russe sous peine d’être fusillé.

4 – La période de l’exil (1922-1948). Berdiaev s’installe d’abord à Berlin, puis en 1924 à Paris, plus exactement à Clamart, où il restera jusqu’à sa mort. De 1925 jusqu’à 1948, le philosophe russe écrira là la plus grand part de ses livres les plus décisifs. Il rédige de multiples articles (environ 500). Il donne de multiples conférences en Angleterre, Allemagne, Autriche, Suisse, Hollande, Belgique, Hongrie, Pologne, Estonie, Lettonie, Tchécoslovaquie. Mais l’heure du départ arrive : le 23 mars 1948, Nicolas Berdiaev, le « philosophe ami des chats », le plus grand philosophe de « l’Age d’argent » de la culture russe, meurt brusquement, assis à son bureau de travail, au premier étage de sa maison de Clamart. Ainsi disparait ce chrétien immense dont la vision de l’homme était déjà reconnue par les plus grands penseurs européens de l’époque, dont Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Edmond Husserl, C.G. Jung, comme l’une des plus profondes du XXe siècle. Stanislas Fumet, poète, éditeur, essayiste renommé et ami de Léon Bloy, préfacier de Berdiaev, écrivait de ce dernier ceci qui me paraît infiniment juste : « L’esprit de Berdiaev, qui est la noblesse même – j’y insiste – se fraie des passages dans l’obscurité qui font étinceler des splendeurs où nous nous étions habitués à ne rien voir. » (Le sens de la création, 1976, préf. p. 15). De fait, il y a, dans l’œuvre du philosophe russe, quelque chose de géniale.

Mais il n’est pas le seul. Un mot revient en effet régulièrement dans la bouche de ceux qui ont eu le privilège de connaître Maurice Zundel. Ils disent que l’homme, sa pensée, sa parole étaient « fulgurants ». Paul VI qui, avant d’être Pape, le connut bien à Paris disait de lui qu’il « l’a toujours tenu pour un génie, génie de poète, génie de mystique, écrivain et théologien, et tout cela fondu en un, avec des fulgurations ». Telle est l’envergure des hommes qui nous retiennent aujourd’hui et dont je voudrais, dans la partie qui suit, brièvement illustrer la fascinante proximité de pensée et de sensibilité, ceci avant même de mettre précisément en lumière leurs communes et identiques compréhensions de l’anthropologie ternaire « corps, âme, esprit »  

 

II – Aperçu sur une proximité fascinante 

Maurice Zundel, prêtre suisse et oblat bénédictin, et Nicolas Berdiaev, philosophe russe, ancien révolutionnaire marxiste, tant en raison de leurs milieux d’origine, des courants de pensée qui les ont marqués, que de leur tempérament, étaient des hommes dont il était plus qu’improbable qu’ils portassent sur l’homme et Dieu, sur le monde et la vie, des regards en quelques points comparables. Or, le fait est là : la parenté de pensée de ces deux géants, est indéniable. Fascinante même. Elle l’est d’autant qu’elle les a conduits à redécouvrir et travailler de mêmes aspects de la révélation, tous d’une insigne valeur, et ceci à une époque où ils étaient largement, sinon totalement délaissés, voire tout simplement ignorés par leurs églises respectives.

Je pense ici, en particulier, aux conceptions affirmant la toute-impuissance et l’absolue innocence de Dieu, la mortalité naturelle de l’âme et son immortalité conditionnelle, la tripartition de l’homme et l’urgence tragique de sa seconde naissance, l’unité indéfectible de l’amour, de la liberté et de la créativité humaine et divine,…Mais de tels thèmes sont loin d’épuiser la liste de ces points de rencontre épistémologiques où les immenses chrétiens se retrouvent pour voir la même et chose et expliquer la même chose.

Sans aucun souci d’exhaustivité, spontanément, comme pèle mêle, je citerais parmi ces thèmes communs, outre les précédents : la souffrance, l’humilité et l’intériorité de Dieu, la vocation divino-humaine de l’homme, la personne non comme acquis mais comme tâche, la morale en tant que mystique, l’option pour une « mystique réaliste », un même refus de l’enfer, la liberté comme devoir et non comme droit, le thème des deux libertés, celui de la noblesse de l’athéisme, l’opposition des mondes de la liberté et de la nécessité, le même rejet de la théologie de la cause première, le même refus du Dieu despote et pharaon, du Dieu de l’A.T., une même dénonciation du thomisme, un même amour de saint François, une même admiration pour la Renaissance, pour Nietzsche et Dostoïevski, une même saisie théologale de la Beauté et de la Vérité, un même existentialisme spirituel affirmant le primat de l’expérience sur la connaissance intellectuelle, de l’intériorité sur l’extériorité, une même affirmation du sens de l’acte créateur, du caractère relatif de l’Ecriture sainte, une même intuition de l’universalité de l’esprit de l’homme, du visage humain comme lieu de transcendance, etc.

Il serait ici hors du sujet de présenter et commenter ne serait-ce que quelques unes de ces consonances admirables. Mais non pas d’en illustrer quatre ou cinq concernant la théologie, les quelles éclaireront d’une vive lumière la suite de cet exposé seulement centrée sur l’anthropologie. Chacune des similitudes dévoilées ci-après mériterait certainement d’être explorée plus avant. Mais le projet étant seulement ici de les illustrer, c’est sans aucun commentaire de ma part que je vous propose d’écouter les quelques extraits qui suivent.

1 – Le Dieu vétérotestamentaire :

Zundel : « Le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu pharaon, celui du Nouveau est un Dieu à genoux devant nous » (Beyrouth, 1961) « Le Christianisme nous a délivrés du Dieu pharaon, du Dieu propriétaire, du Dieu qui est un monstre … » (Yarzé, juin 1965)

Berdiaev : « Sans le Christ, Dieu est terrible et ne peut être expliqué (…) Le théisme chrétien sans la Trinité et sans le Christ est effrayant, mortel et inutile. » (SC, p. 179). « Le Dieu de l’Ancienne Alliance, Yahveh, n’était pas la révélation divine dans sa nature intérieure et secrète. Il n’était qu’une expression exotérique de la Face divine. » (EL, p. 101).

2 – Dieu innocent :

Zundel : « Dieu est innocent du mal. Dieu n’a pas inventé la mort, ni la douleur, pas plus qu’il n’a inventé le péché. Il en est la victime, il en meurt » (Lausanne, janvier 1955) « Plus on dira l’horreur du mal fait aux innocents, plus on affirmera que Dieu est en eux, avec eux et qu’il est martyr au-dedans d’eux-mêmes » (HPH, 165).

Berdiaev : « …le divin (…) se manifeste, non dans l’ordre du monde qui n’a rien à voir avec Dieu, mais dans la révolte de la personne qui souffre contre cet ordre, dans la révolte de la liberté contre la nécessité. Dieu se manifeste dans la larme versée par l’enfant qui souffre et non dans l’ordre du monde qui justifierait cette larme. » (DEDL, p. 96). « La souffrance imméritée est une souffrance divine. Et la souffrance du Dieu innocent apporte le salut à toute souffrance humaine. » (ER, p. 133).

3 – Dieu tout-impuissant :

Zundel : « Dieu justement est Amour, rien qu’Amour. Sa toute- puissance est de l’ordre de l’amour et elle devient toute impuissance, lorsqu’elle ne rencontre pas l’amour » (PQS, 209) « Il a voulu s’offrir et se proposer et non s’imposer. Et par un renversement ineffable, c’est lui qui est devenu, à force d’amour, la Toute-Impuissance et la Toute-Pauvreté. » (Lille novembre 1933).

Berdiaev : « Dieu est tout puissant par rapport à l’être, mais il ne l’est pas par rapport au néant, à la liberté et c’est pourquoi le mal existe » (EL, p. 161). « Dieu ne possède nulle puissance. Il est moins puisant qu’un agent de police. » (EAS, p.221) « Dans un certain sens, il détient moins de pouvoir qu’un gendarme, qu’un simple soldat, ou qu’un banquier. »  (VR, p. 59).

4 – Dieu souffrant :

Zundel : « Les hommes sont la nostalgie de Dieu. » (Le Caire, 1949) « Au fond, le vrai Dieu est un Dieu souffrant et voilé » (Nice 1968) « La religion du Christ, en effet, c’est la religion d’un Dieu souffrant et voilé. » (Lausanne, décembre 1967)

Berdiaev : « On considère la nostalgie humaine de Dieu, mais on oublie la nostalgie divine de l’homme, le besoin qu’a Dieu de l’homme » (ER, p. 195) « Le christianisme est la religion du Dieu souffrant » (EL, p. 188). « Seul un Dieu souffrant peut nous réconcilier avec les souffrances de la création » (EAS, p. 222).

5 – Dieu libre :

Zundel : « (Dieu est) la Liberté même, la Liberté pure, la Liberté subsistante, la Liberté infinie. » (It, 572). « Dieu est ma liberté et c’est à cela, justement, que je connais qu’il est Dieu » (It, p. 520). « Car dieu est liberté, sa transcendance n’est pas autre chose. » (Le Caire 8 septembre 1948) « Dieu est liberté et libérateur. » (Le Cénacle Genève 14 janvier 1962) « Dieu est liberté infinie » (26 janvier 1975) « Donc Dieu est liberté absolue » (Sainte Clothilde 1 janvier 1975) « Dieu est Amour ou – c’est encore la même chose – Dieu est liberté » (Je est un autre, 2006, p.78)

Berdiaev : « Dieu ne peut agir que sur la liberté, dans la liberté et par la liberté, jamais sur la nécessité, dans la nécessité et par la nécessité. Son action ne se manifeste ni dans les lois de la nature, ni dans celles de l’Etat… » (DEDL, p.278). « Dieu est liberté. Il est le libérateur et non le dominateur » (DEDL, p. 90). « Quant à la liberté, elle est pour moi divine. Dieu est la liberté et c’est lui qui la confère. Il n’est pas maître, mais libérateur de l’esclavage du monde. C’est par la liberté que Dieu agit. » (EAS, p. 219)

Paroles libératrices, n’est-ce pas ? Mais voici le moment venu de nous pencher sur cette nouvelle donnée, en cet instant véritablement capital, qui est la redécouverte et la mise sur le pavois par nos deux protagonistes de chacun des « trois fils d’or » que j’ai présentés lors de la première conférence et qui ne sont autres que les trois caractéristiques fondamentales de l’anthropologie ternaire du christianisme originel. Mais pour apprécier la performance remarquable que représente cette redécouverte dans les années 1930, il convient de dire quelques mots sur l’histoire même du paradigme ternaire considéré dans sa structure depuis le début de notre ère à nos jours. Je serai bref et pour cela limiterai mon propos : d’une part en le limitant au dessin de la tendance de longue période, qui est celle d’une disparition progressive, d’autre part en réduisant la focale à la seule église catholique qui est celle de Zundel. Quant au suivi historique du paradigme ternaire au sein de l’église orthodoxe, je ne peux faire mieux ici que de renvoyer au grand ouvrage de Jean Boboc déjà cité.

 

III – L’anthropologie ternaire dans le temps de l’histoire 

Au cours d e notre première conférence, nous avons évoqué le choix fait par saint Augustin de considérer l’âme humaine comme bénéficiant d’une immortalité essentielle, consubstantielle à sa nature même. Choix conditionné par sa profonde admiration pour la philosophie grecque, celle de Plotin en tout premier lieu. Son anthropologie, considérée dans sa structure, n’en demeure pas moins fondamentalement ternaire, comme en témoigne par exemple, cette claire affirmation que l’on peut lire dans Fide et symbolo (X, 23) : « Trois sont les éléments en quoi consiste l’homme : l’esprit, l’âme et le corps ». Mais cette compréhension ternaire de l’homme assortie d’une compréhension essentialiste de son immortalité n’est pas une innovation de saint Augustin. Cette conception ternaire essentialiste était déjà celle de l’école d’Alexandrie et notamment d’Origène (185-254) qui, dans son grand traité De Principiis (chap.8) part précisément du principe que : « L’homme est composé de corps, d’âme et de pneuma ».

         Par la suite, et pour ne la repérer que chez les théologiens les plus influents, cette conception anthropologique essentialiste sera celle de Denys l’Aréopagite (Ve-VIe siècle), de Maxime le Confesseur (580-621) et de Jean Scot Erigène (815-845). De Denys l’Aréopagite qui, dans sa Théologie mystique explique qu’il convient de se détourner des sensations qui viennent du corps et des réflexions qui viennent de l’âme pour recevoir la lumière qui vient de l’esprit. De Maxime le Confesseur qui, dans sa Mystagogie, proposait cette belle image : « L’église est comme un homme. Pour âme, elle a le sanctuaire, pour esprit l’autel divin, pour corps la nef… ». De Scot Erigène qui traduisit l’œuvre de Denys l’Aréopagite et la fit découvrir aux grands abbés de Cluny qui en furent comme illuminés.

         Puis nous retrouvons le paradigme ternaire à la clé des anthropologies de Richard de Saint Victor « le plus grand docteur de la mystique médiévale », de Guillaume de saint Thierry, l’auteur de la fameuse Lettre aux frères du Mont Dieu, et du « docteur séraphique », saint Bonaventure (1221-1274), lequel, dans son grand traité spirituel La triple voie distingue « trois regards » : l’un tourné vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur, le dernier vers les choses célestes, nous dirions vers la profondeur. Saint Bonaventure, comme saint Thomas, meurt en 1274. Alors qu’il fut honoré du titre de « Docteur séraphique », saint Thomas reçut celui de « Docteur angélique ». Il était franciscain, Thomas était dominicain. Les historiens du fait religieux disent que si saint Bonaventure représente l’ordre ancien, saint Thomas (1228-1274), pour sa part, représente l’ordre nouveau. Et, de fait, avec saint Thomas les choses changent. Notamment « la chose anthropologique ».

        Le fait est, comme y insiste Olivier Clément, que saint Thomas ne croit plus à la possibilité de la déification de l’homme dans cette vie, il ne croit plus à la possibilité terrestre de la métamorphose annoncée et demandée par l’anthropologie ternaire. Certes, en nombre d’endroits de La Somme théologique, saint Thomas distingue le corps, l’âme et l’esprit, ou intellect. Mais l’intellect de Thomas n’est plus le pneuma de saint Paul : il est bien plus rationnel et intellectuel que contemplatif et spirituel. Et on connaît la suite : soit la victoire de la spéculation sur l’expérience, de l’âme sur l’esprit. Cependant la structure ternaire originelle ne disparait pas pour autant : disons qu’elle disparait du christianisme exotérique, de la pastorale ordinaire et de la théologie officielle de l’Eglise pour se réfugier dans l’enceinte des couvents et monastères où elle continue de fournir aux âmes mystiques le seul cadre conceptuel susceptible de les aider efficacement dans leur cheminement spirituel. C’est pourquoi nous en retrouvons le dessin clairement visible dans les écrits et sermons des mystiques rhéno-flamands, et notamment dans ceux de Maître Eckhart (1268-1327) et Jean Tauler (1300-1361). Puis dans les écrits de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) et de saint Jean de la Croix (1542-1591), les deux plus grands représentants de la mystique espagnole. Mais voici quelques extraits pris dans les œuvres de ces éminents mystiques illustrant leur compréhension ternaire du composé humain.

Je lis dans le sermon de maître Eckhart : « Il est dans l’âme un château fort » : « Il est dans l’âme une puissance qui n’est ni touchée par le temps, ni par la chair, une puissance qui émane de l’esprit, qui reste dans l’esprit et qui est absolument spirituelle ».

Je lis dans le sermon de Tauler : « Où est le roi des juifs qui vient de naître » : « Il y a aussi dans l’homme trois choses : l’une sensible, la seconde rationnelle, la troisième spirituelle (…) La lumière du soleil, en elle-même, est simple mais elle est reçue différemment par des verres différents, dont l’un est noir, l’autre jaune, l’autre blanc. Par verre noir, on peut entendre la sensibilité, par verre jaune la raison, par verre blanc, l’esprit dans sa pureté et sa simplicité. »

              Je remarque dans Le Château intérieur de sainte Thérèse d’Avila, cette hésitation si révélatrice : « D’après ce que l’on comprend, et on ne saurait dire plus, l’âme, c’est-à-dire l’esprit de l’âme, ne fait plus qu’un avec Dieu. » Quant à saint Jean de la Croix, une fois décrypté le vocabulaire par lequel il désigne la séquence « corps, âme, esprit », par les mots : « sentivo, espiritu, sustancia (del alma) », soit en français : « sens, esprit, substance de l’âme », on conçoit sans difficulté qu’il assigne à l’homme de passer par la « nuit des sens » (qui est celle du corps), puis par « celle de l’esprit » (qui est celle du mental) pour que la substance de son âme puisse enfin s’unir à celle de Dieu. Textuellement, le Pseudo-Denys ne disait pas autre chose.

              Mais le paradigme ternaire n’a plus de sens que pour les mystiques, que pour « l’église intérieure ». Comme je l’ai dit plus haut, suite à la montée en puissance du thomisme au sein de « l’église extérieure », il disparait du champ de la théologie officielle pour céder progressivement la place à une anthropologie seulement binaire. C’est-à-dire à une conception bien plus à la portée des fidèles ordinaires et bien plus gratifiante pour l’Eglise institutionnelle qui peut dès lors prétendre au rang d’unique médiatrice entre l’humain et le divin. Comment par suite s’étonner que l’anthropologie élue par le Catéchisme du concile de Trente fut seulement binaire. Je ne reviendrai pas sur les conditions, déjà évoquées dans la première conférence, dans les quelles ce catéchisme vit le jour. Je me contenterai de mettre en avant que, dans tous les passages il évoque la composition de l’homme – sans jamais l’étudier vraiment car seule la théologie mérite toute son attention -, toujours celle-ci y est suggérée comme seulement duelle, seulement corps et âme. Jamais il n’y est question de l’esprit de l’homme. L’éviction totale de ce dernier est encore plus manifeste dans les catéchismes diocésains édités du XVIIe au XXe siècle, précisément afin d’expliquer avec méthode et pédagogie le contenu du Catéchisme de Trente. Ainsi peut-on lire dans un catéchisme diocésain du XIXe siècle la séquence « questions-réponses » suivante :

 Q : « Qu’est-ce que l’homme ? » R :« L’homme est une créature intelligente composée d’un corps et d’une âme (…) L’âme et le corps ne forment qu’une seule personne : l’homme. »

Q : « Qu’est-ce que l’âme de l’homme ? » R : « C’est une partie de nous-même que nous ne pouvons voir, ni toucher, mais qui néanmoins fait sentir, vouloir, penser et agir. »

Q : « Qu’est–ce que le corps de l’homme ? » R : « C’est cette partie de nous-même qui tombe sous les sens et qui est composée de différents membres comme la tête, les mains, les pieds. »

Q : « Il y a donc seulement deux choses dans l’homme ? » R : « Oui, il y a deux choses dans l’homme : un corps et une âme. »

On le voit, à la suite du Catéchisme de Trente, ces catéchismes oublient seulement de dire que ces « deux choses » constituent seulement la part naturelle de l’homme et que si l’homme cultive seulement cette part, il est condamné à disparaitre. Car, certainement elle ne doit pas être oubliée la grande parole du Christ affirmant : « L’esprit vivifie, la chair ne sert de rien » (Jn 6, 63). Ni non plus celle de saint Paul disant : « Car si vous vivez selon la chair, vous devez mourir » (Rm 8, 12).

C’est ainsi, qu’à partir du Catéchisme de Trente, et à cause de lui, l’Eglise romaine évacuera de manière systématique, et au prix des conséquences catastrophiques que l’on sait, toute référence à l’anthropologie ternaire du christianisme ancien. Et la sainte Eglise romaine ne se trompant jamais, tel est encore bien sûr le cas du dernier catéchisme de l’Eglise catholique, celui de 1992. Je ne reviendrai pas sur le fait que ce catéchisme, en contradiction avec l’Evangile et le christianisme originel, pose que l’homme possède une « âme spirituelle et immortelle ». Quant à ce qui concerne plus particulièrement la structure de l’être humain, le dualisme anthropologique de ce catéchisme se voit à trois choses.

La première est que son chapitre d’anthropologie est intitulé : « Un de corps et d’âme ».

La seconde est que dans toutes ses propositions où il évoque l’être humain considéré dans sa complétude, dans son intégralité, il n’évoque que deux dimensions. Soit le corps et l’âme, jamais l’esprit, quand bien même il qualifierait l’étage de l’âme de spirituel. Je lis par exemple :

« L’être humain, créé à l’image de Dieu, est un être à la fois corporel et spirituel (…), l’homme tout entier est donc voulu par Dieu » (p. 82)

« Corps et âme, mais vraiment un, l’homme dans sa condition corporelle… » (p. 83)

« L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la forme du corps… » (p. 83)

La troisième est que le chapitre de ce catéchisme concernant l’anthropologie ne parle jamais de l’esprit sur un mode substantif, mais toujours et seulement sur un mode adjectif. Ce qui est particulièrement révélateur quand on sait que seul le premier mode est essentiel en ce qu’il concerne l’ordre de « l’être ». Et que le second est accidentel puisqu’il ne désigne jamais que l’ordre de « l’avoir ». Outre la première citation présentée ci-dessus, voici quelques exemples de cet emploi sur le mode qualificatif : « être corporel et spirituel » (p. 83), « principe spirituel » (p. 83), « âme spirituelle » (3 fois, p. 84), « âme spirituelle et immortelle » (p. 86).

            Telle est donc la chappe de plomb dualiste qui pèse sur l’anthropologie occidentale depuis le début des temps modernes. Et, j’y insiste, pas seulement sur l’anthropologie religieuse, mais aussi sur celle de l’anthropologie profane, celle de l’université, car Descartes a joué à cette dernière le même tour que saint Thomas à la première. Certes cette chappe a infiniment moins pesé sur l’église orthodoxe, mais Berdiaev, à Paris, débattant et disputant régulièrement avec nombre de catholiques éminents, dont Jacques Maritain, en subissait aussi la formidable pression. On comprend que, dans ces conditions, le fait que son option pour une anthropologie ternaire assortie d’une conception conditionnelle de l’immortalité, son option catégorique pour l’anthropologie originelle, soit resté intraitable, est d’autant plus remarquable. Quant à celle de Maurice Zundel, elle tient tout simplement du miracle.

 

IV – L’anthropologie ternaire aujourd’hui vue à travers les pensées de Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev 

En un temps où l’anthropologie ternaire originelle est donc délibérément oubliée, le prêtre suisse catholique et le philosophe russe orthodoxe ont su l’exhumer et lui redonner toutes ses lettres de noblesse. Ils ont su notamment, à la lumière d’intuitions providentielles, en identifier et expliquer ses trois composantes fondamentales, celles que j’ai nommées les « trois fils d’or ». Ecoutons maintenant Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev nous parler de ces trois fils d’or, après avoir fait remarquer qu’il y là une excellente manière de sensibiliser à la signification ultime de la vocation spirituelle de l’être humain.

1 – Quant à la structure :

Le corps, l’âme et l’esprit appartiennent respectivement aux trois ordres de réalité identifiés par Blaise Pascal ; celui du sensible, celui de l’intelligible et enfin celui de la charité, autrement dit du spirituel. Zundel connaissait bien cette doctrine dite des « Trois ordres de Pascal » et il lui accordait la plus grande valeur. A son sujet il écrivait : « Ces mots sont d’airain, ils ne passeront pas. » (HPH, p. 85). Et, de fait, pour camper et interroger l’homme et l’univers le vieux maître suisse se référera avec prédilection au fameux ternaire, comme en témoignent éloquemment les extraits suivants qui tous dessinent clairement la vocation de l’être humain :

« L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu » (Conférence donnée au Caire).

         « Les créatures nous sont un écueil, non parce que nous les aimons trop, mais parce que nous ne les aimons pas assez. Si nous les aimions, plutôt que de les ramener à nous et de les resserrer (…) dans nos propres limites, nous voudrions qu’elles fussent, qu’elles atteignent leur plénitude (…). Et alors nous commencerions à les voir avec toute leur secrète profondeur, c’est-à-dire selon le schéma pascalien des Trois ordres, dans leur triple dimension : sensible, intelligible et mystique. » (A l’écoute du silence, p. 75).

 » L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique, et personnel. Les deux premiers sont préfabriqués. Le troisième est une simple possibilité, une exigence, une aimantation, une polarité, une vocation. C’est à cet étage (le troisième) que se situent tout l’humain et tout le divin. Si on les cherche ailleurs on est sûr de ne pas les trouver. Ne vous étonnez pas que vos deux premiers étages soient ce mélange confus, incohérent, océanique, plein d’adhérences égocentriques, d’émotions larmoyantes et de tempêtes cosmiques. Nous en sommes tous là. Il faut prendre simplement conscience que ce n’est pas nous, que notre vrai moi nous attend au troisième étage : dans le dialogue avec la divine Pauvreté, et que c’est le Visage de l’Unique qu’il s’agit de sauver, en laissant tomber avec une lucide indifférence tout le bruit des étages inférieurs…  » (A l’écoute du silence, p.32)

« Si nous étions enfermés dans le déterminisme de notre naissance, il n’y aurait pas de problème puisqu’il n’y aurait pas d’homme. Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: C’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation » (Le Caire, 3 avril 1965)

Voilà qui est limpide, n’est-ce pas ? Ecoutons maintenant comment le philosophe de Clamart s’exprime à ce sujet. Dans son magistral essai Le problème de l’homme (1936), il écrit :

« D’une immense importance pour l’anthropologie est la question de la relation de l’esprit avec l’âme et le corps. On peut parler de la constitution triadique de l’homme » (PH, p. 9). Et encore : «  L’homme est fragmenté. Mais la personne est un être intégral esprit-âme-corps, dans lequel l’âme et le corps sont soumis à l’esprit » (PH, p. 10).

Dans De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1939), nous lisons : « La personne représente un ensemble formé par l’esprit, l’âme et le corps, ensemble grâce auquel elle s’élève au dessus du déterminisme du monde de la nature. » (DEDL, p. 33).

Mais c’est dans ses deux grands livres sur l’esprit humain Esprit et Liberté (1927) et Esprit et Réalité (1943) que le philosophe russe livre le plus précieux de sa pensée relative à la constitution de l’être humain. Nous y lisons entre bien d’autres passages décisifs :

« Le premier point et le plus élémentaire qu’il faut établir pour connaître l’esprit, c’est la distinction de principe entre l’esprit et l’âme. L’âme est une réalité d’ordre naturel (…), mais l’esprit appartient à une autre réalité, à un plan différent. » (EL, p. 31)

« La relation entre Dieu et l’homme est une relation intérieure se dévoilant dans la vie spirituelle et non pas une relation extérieure se révélant dans le monde naturel. » (EL, p. 44)

« L’esprit signifie universalité et personne. Il représente l’élément divin en l’homme, mais il est inséparable de l’élément humain et agit conjointement avec celui-ci. C’est le mystère de la divino-humanité. » (ER, pp. 52,53).

2 – Quant à la seconde naissance

         Les thèmes de la structure ternaire de l’humain et celui de sa seconde naissance sont rigoureusement indissociables. Aucun des deux n’est intelligible sans référence à l’autre. Delà vient que Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev se sont tous les deux longuement attachés à scruter et expliquer aussi la seconde naissance. Notamment en la situant par rapport à la première naissance, la naissance charnelle. Voici sur ce sujet quelques remarques et explications lumineuses.

         De Zundel, tout d’abord. Dans l’une de ses homélies, le grand prédicateur suisse s’adresse ainsi à son auditoire :

         « Et vous avez découvert, ensuite, qu’il y a une double naissance : une naissance charnelle qui est de l’ordre de la nature et une naissance spirituelle qui est de l’ordre de la personne » (TPS, p. 359).

         Selon Zundel, comme pour l’Ecriture, comme pour Irénée, cette naissance charnelle est par elle-même, de soi-même, de valeur nulle. Il écrit à ce sujet :

         « La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (ibid. p. 391)

         Plus précisément encore, ainsi que nous l’avons vu, Zundel, comme le christianisme ancien, affirme qu’en rester à cette naissance revient mécaniquement à se condamner à mort. Et il précise ainsi sa pensée : « Les vivants sont des morts, tant qu’ils n’ont pas surmonté les déterminismes que leur impose leur naissance charnelle » (L’homme existe-t-il ?, p. 232)

         A Genève en octobre 1973, le vicaire d’Ouchy précise sa pensée en ces termes : « La première naissance pour nous n’est pas la naissance définitive. Elle n’est qu’une capacité, une capacité de devenir une personne, elle n’est qu’un pouvoir de nous immortaliser. Il faut que nous passions par la seconde naissance pour devenir vraiment nous-même et pour réaliser toute notre vocation. C’est cela qui est admirable. Justement, l’homme doit naître deux fois parce que la première fois, il naît passivement, sans l’avoir choisi : la vie lui est imposée. Il doit naître une seconde fois en le choisissant, en faisant de sa vie un don. C’est par-là qu’il entre dans l’immortalité, mais il y entre tout entier. »

         Zundel souligne dans ces passages fondamentaux le lien non moins fondamental qui lie intimement la seconde naissance à la mort et à l’immortalité. Nous allons bientôt y revenir. Mais écoutons avant comment Zundel comprenait la dialectique de l’humain et du divin dans la seconde naissance. Evoquant cette dernière à travers un exemple, il s’écrira au cours d’une conférence donnée à Genève en 1967 : « Tel est le cœur du Christianisme (…) Oui ! parce qu’ici nous avons tout ensemble la naissance de l’homme en Dieu et la naissance de Dieu en l’homme, indissolublement. » Lors de sa grande prédication de Carême au Vatican, en février 1972, il reviendra sur cette simultanéité qui est une véritable synonymie, en ces mots : « Nous avons dans ce trait (…) comme une expérience de la naissance de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. Ce qui revient à dire que la naissance de Dieu en l’homme est la condition de la naissance de l’homme à soi ».

         Considérons, maintenant, quelques unes des affirmations les plus fortes du vieux maître russe à propos de cette même seconde naissance. Dans Le sens de la création, premier ouvrage fondamental qui date de 1912, nous lisons textuellement ceci :

         « La première naissance, en l’espèce, n’est pas la naissance authentique de l’homme. C’est seulement la deuxième en esprit, dont ont parlé les mystiques, qui constitue la naissance définitive » (SC, p. 254).

Et l’auteur d’ajouter que la première naissance ouvre seulement sur un chemin transitoire. Dans Esprit et Liberté, qui date de 1929, le philosophe russe précise sa pensée en ces termes :

« La première naissance est la naissance naturelle, (…), la naissance à la fois dans la division et la scission, dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, (…), la naissance à la fois dans l’unité et la liberté, la victoire sur la nécessité matérielle et génétique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance, tout est vécu extérieurement, dans la seconde, tout est vécu intérieurement et profondément (…). Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance.» (EL, p. 50).

D’autre part, dans Le sens de la création que nous avons cité plus haut, le philosophe de Clamart écrivait, mettant ainsi en lumière la part de la dialectique de l’homme et de Dieu dans la seconde naissance :

         « Le secret suprême de l’humanité c’est la naissance de Dieu dans l’homme. Mais le secret divin suprême c’est la naissance de l’homme en Dieu » (SC, p. 40). Et encore : « Dieu prend naissance dans l’homme et l’homme prend naissance en Dieu. Découvrir l’homme jusqu’au bout, signifie découvrir Dieu » (SC, p. 406).

        Et le philosophe d’écrire, bien des années plus tard, dans Essai d’autobiographie spirituelle (1940), ces quatre phrases magnifiques :

« L’idée de Dieu est l’idée humaine la plus haute. L’idée de l’homme est l’idée divine la plus haute. L’homme attend la naissance de Dieu en lui. Dieu attend la naissance en lui de l’homme. » (EAS, p. 262).

La seconde naissance est à comprendre simultanément comme naissance de l’homme à lui-même, comme naissance de l’homme en Dieu et comme naissance de Dieu en l’homme. Indissociablement. Maurice Zundel, nous l’avons entendu, voyait et disait exactement la même chose.

3- Quant à l’immortalité

Concernant cette dernière et suressentielle question, écoutons Maurice Zundel tout d’abord.

« C’est pourquoi le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort. Car il n’est pas question de réclamer l’immortalité pour notre biologie, prise comme telle, qui ne vaut pas plus que celle des punaises, ou des chacals. L’immortalité n’est pas une rallonge mise à notre vie biologique dans la crainte de crever. Ce n’est pas du tout cela. L’immortalité est une valeur, une dignité,  une vocation, une exigence : comme la personnalité et comme la liberté. C’est pourquoi nous sommes candidats à notre immortalité. Elle ne peut pas nous être donnée toute faite, pas plus que notre personnalité, pas plus que notre liberté » (« L’expérience de la mort », 1962, p. 20)

Dans son livre Le problème que nous sommes, il écrit : « Cette dignité, il faut constamment la reconstruire, comme la personnalité, comme la liberté, comme l’immortalité, c’est la même chose ! » (p. 253). Selon cette logique conditionnelle ou optionnelle, refuser de naître une seconde fois, refuser de naître à l’esprit revient dès l’instant de ce refus, si celui-ci est irréversible, à se condamner à mourir définitivement, non pas au moment de la première mort mais à la fin des temps, au jour du dit du « jugement dernier ». C’est parce que les hommes sont capables de ce choix funeste dès cette vie que Jésus a pu dire au disciple soucieux d’enterrer son père : « Laisse les morts enterrer les morts » (Lc 9,60). Ou encore s’adresser aux pharisiens en les traitants de « sépulcres blanchis » (Mt 23,27). Or, nous retrouvons de mêmes intonations chez Zundel :

        « La plupart des vies malheureusement sont des cadavres d’humanité remorqués par les énergies physiques données à la naissance ! C’est-à-dire que la plupart des hommes sont portés par leur biologie, au lieu de la porter. Ils meurent avant de vivre. Et c’est précisément cela la vraie mort : celle qui se situe avant la mort dans cette identification passive avec la biologie » (L’expérience de la mort, p. 21).

Oui ! La mort véritable, la seconde, peut être scellée dès cette vie et là est le grand danger : « Aussi bien le grand danger, pour nous, ce n’est pas ce qui pourra se passer après la mort. Le grand danger est ce qui se passe avant la mort, avant la mort ! Car c’est avant la mort que nous risquons d’être morts, si nous refusons justement de faire de notre vie une création continuelle de grâce et de beauté » (Ton visage, ma lumière, p. 382).

Pas plus que l’Evangile, pas plus que Berdiaev, le vicaire d’Ouchy ne croit à l’enfer éternel, ce qui est dire à une vie éternelle en enfer. Le grand danger, le danger réel et vrai, c’est la mort éternelle. Mais sur ces vastes sujets, donnons maintenant la parole à Berdiaev lui-même. Pour lui aussi le refus de naître une seconde fois, le péché d’orgueil, ne mène pas à l’enfer éternel mais à l’anéantissement, pour lui aussi l’immortalité n’est pas une donnée imposée à l’homme. Elle lui est seulement proposée, elle est une tâche. Ecoutons.

         Dans Esprit et Liberté (1929), le philosophe de Clamart écrit :

« C’est pourquoi l’orgueil spirituel de l’homme constitue la source originelle du péché et du mal et mène à l’anéantissement de son être. » (p. 209). Les deux citations qui suivent, extraites du même ouvrage, disent clairement comment le philosophe ami des chats conçoit l’immortalité :

« L’immortalité est une catégorie spirituelle et religieuse et non pas naturaliste et métaphysique. Elle n’est pas la propriété naturelle de l’homme, elle est l’acquisition de la vie spirituelle, la nouvelle naissance en esprit, naissance en Christ, source de vie éternelle » (p. 56)

« La liberté de l’esprit, comme l’immortalité, n’est pas un état naturel de l’homme, elle est une nouvelle naissance. Sa source ne réside pas dans l’âme (…) mais dans l’esprit, dans l’acquisition de la vie spirituelle. » (p. 127)

Dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), ouvrage écrit quelques années plus tard, nous lisons : « La notion philosophique de l’immortalité naturelle de l’âme, déduite de sa substantialité, est stérile, en ce qu’elle néglige le fait même de la mort. (…) Le spiritualisme scolaire n’est pas une solution au problème de la mort et de l’immortalité, c’est une spéculation de cabinet de travail, éminemment abstraite et non-vitale » (p. 330).

Et sur le sujet de l’enfer Berdiaev n’est pas moins catégorique. Il écrit par exemple dans Vérité et révélation : « L’idée des supplices éternels de l’enfer est l’une des créations les plus atroces et les plus morbides (…) Une religion de l’esprit doit se purifier complètement de pareils éléments » (p.144). Dans le même ouvrage il écrit aussi : « Mais l’ontologie que l’on a tenté de donner à l’enfer est impossible et inadmissible. C’est l’une des constructions les plus choquantes, les plus hideuses de l’humanité » (p. 148). Tel est l’existentialisme de Berdiaev : sa sensibilité le renseigne sur le vrai. Mais non seulement, car pour lui l’enfer est aussi une aberration conceptuelle, une injure à l’intelligence. En bref, un parfait non-sens qu’il expose ainsi dans De la destination de l’homme (p. 346) :

« L’« enfer éternel » est une conjonction de mots vicieuse et contradictoire, l’enfer étant précisément une négation de l’éternité, une impossibilité d’y accéder et d’y communier. Il ne peut exister aucune éternité infernale, il ne peut exister qu’une éternité divine. »

C’est à juste titre qu’O. Clément a pu écrire (op.cit., p. 240) que les pages de Berdiaev sur l’enfer sont parmi les plus belles qu’il a écrites. Et c’est sur cette dernière que je vous propos de quitter nos deux auteurs tout en les remerciant d’avoir eu le génie et le courage de redécouvrir et défendre passionnément ces thèmes essentiels de l’anthropologie chrétienne des origines, thèmes dont la méditation patiente et bienveillante, je m’en porte garant, peut transformer en profondeur la vie de chacun d’entre nous et, par effet de contagion, le devenir même de notre espèce et, en conséquence, celui du monde entier.

L’anthropologie spirituelle « Corps, Âme, Esprit » dans les traditions non-chrétiennes

Nouméa, GLNF, 6 octobre 2018 par Michel Fromaget

Suite à la conférence précédente, il faut du moins le souhaiter, voici que nous connaissons mieux l’anthropologie ternaire chrétienne considérée dans ses caractéristiques fondamentales, ainsi que dans son vocabulaire scripturaire et patristique. Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’anthropologie ternaire générale (et non plus seulement chrétienne) dans ses différentes manifestations historiques, dans ses différentes expressions culturelles.

En toute logique, nous devrions suivre cette conception anthropologique sous les trois angles que nous connaissons : celui de sa structure elle-même, celui de la seconde naissance et celui de l’immortalité. Mais, pour être mené à bien, un tel projet nécessiterait, même en se limitant à dire l’essentiel, un exposé dépassant infiniment la durée dont nous disposons. C’est pourquoi, comme nous avons déjà pu le faire alors que nous présentions rapidement l’histoire occidentale et chrétienne de notre paradigme, je vais continuer de le suivre en privilégiant plus particulièrement un seul des « trois fils d’or ». En tout bien tout honneur, j’ai choisi l’angle structural.

D’autre part, au stade où nous en sommes de notre recherche sur le paradigme anthropologique « corps-âme-esprit », je crois nécessaire, avant de nous intéresser à ses variations historiques et culturelles de dire quelques mots sur la notion de paradigme, et plus précisément de paradigme anthropologique, puisque c’est cela dont il s’agit. Le paradigme ternaire, à la manière des autres paradigmes anthropologiques, formalise une conception de l’homme – mais je dirais aussi bien un vécu de notre humaine condition, un vécu de notre humanité – donc une conception parmi bien d’autres possibles. Mais, à la différence des paradigmes non-anthropologiques, les conceptions de l’homme dont nous parlons ne doivent en aucun cas être pensées à la manière des notions ou des représentations mentales ordinaires, les quelles ne modifient pas l’objet qu’elles désignent. Car la réalité est ici bien plus complexe : nous avons affaires à des « paradigmes » qui interférent, non seulement sur la perception de leur objet, mais aussi jusque sur sa constitution même. Tel est le propre des « paradigmes anthropologiques », qui n’est pas simple, et sur lequel nous allons donc nous pencher quelques instants : ceci à la faveur d’une première partie, avant d’aborder le vif du sujet dans la seconde partie de cet exposé.

 

I – Qu’est-ce qu’un paradigme anthropologique ?

Au vrai, la question est délicate. Le mot « paradigme » vient du grec paradigma qui signifie : « modèle, exemple ». A l’origine le mot est surtout employé par les linguistes. Son emploi dans les autres disciplines est relativement récent. La notion a été notamment étudiée par l’épistémologue américain Thomas Samuel Khün (1922-1996) grand spécialiste de la philosophie des sciences, auteur du célèbre ouvrage : « La structure des révolutions scientifiques » (1962). Cette notion est parfois assimilée à celle d’épistémè – à celle de « configuration du savoir à une époque donnée » – telle que Michel Foucault l’a conçue. Ceci noté, une définition courante du paradigme en sciences humaines est la suivante :

« Un paradigme est un système de représentations communément acceptées, système formé de présupposés conceptuels et théoriques qui, en assurant la cohésion d’une vision du monde propre à une culture, permet à cette dernière de vivre dans l’environnement qui est le sien, ainsi que de le définir et de communiquer à son sujet. »

Une autre définition très semblable, mais disons plus « existentielle » est celle-ci :

« Un paradigme est un ensemble d’expériences, de croyances et de valeurs qui influencent la façon dont un individu perçoit la réalité et réagit à cette perception. Ce système de représentation lui permet de définir son environnement, de communiquer à son propos, voire d’essayer de le comprendre et de le prévoir. »

On le voit : un paradigme est donc une représentation parmi d’autres possibles du réel. Mais il en est une représentation viable et vivable. Un premier exemple de paradigme, parmi les plus classiques, est celui des paradigmes cosmologiques et, notamment, celui des paradigmes « géocentrique » de Ptolémée et « héliocentrique » de Copernic, celui des paradigmes de « la gravitation universelle » de Newton, de « la relativité générale » d’Einstein, et de bien d’autres encore dont celui du « Big Bang » qui, depuis 1930 environ, a pris le relais des paradigmes stationnaires.

Parmi les différents paradigmes cosmologiques forgés par les siècles, un, qui concerne une question de « dénombrement », revêt pour nous une valeur pédagogique particulière. C’est celui qui affirmait que le système solaire compte sept planètes et sept seulement, de même que la semaine compte sept jours, la gamme sept notes et l’arc-en-ciel sept couleurs, ni plus, ni moins. L’inertie ou le crédit de ce paradigme est tel que lorsque le musicien et astronome William Herschel (1738-1822) observe Uranus pour la première fois, il la voit et la décrit comme une comète. En effet, le fait qu’elle grossisse avec le grossissement de l’objectif interdisait qu’elle soit une étoile, et le paradigme des sept interdisait qu’elle soit une huitième planète. Et il ne faudra pas moins de deux ans pour que la communauté scientifique se défasse de ce paradigme et accepte de voir Uranus pour ce qu’elle est, à savoir, effectivement, une planète. Ce qui fut fait en 1783.

Mais venons-en maintenant aux paradigmes qui nous intéressent de plus près : non plus les « cosmologiques », mais les « anthropologiques ». Quant à l’expression de « paradigme anthropologique », – en conformité avec l’approche de Khün qui considère un paradigme comme un système de réponses -, je vous propose d’entendre par là la réponse à la triple question suivante :

« Quel est le nombre, quelle est la nature, quels sont les rapports des composantes essentielles ou ontologiques, substantielles ou fondamentales, qui constituent l’homme adulte ou achevé ? »

Mais comprenons bien cette réponse : elle est, certes, une conception, une théorie de l’homme. Mais elle n’est pas cela seulement : elle est aussi une pratique, un vécu, une mise en actes. Elle est aussi une application effective qui prouve la valeur et la pertinence de la conception dont elle est issue. Ce faisant, et c’est fondamental, cette « preuve » ne démontre en rien que ladite conception soit vraie et conforme à la réalité. Ainsi, le fait que nous voyons le soleil se lever le matin, et se coucher le soir, ne démontre bien sûr pas que le paradigme géocentrique de Ptolémée soit juste et vrai. Il prouve seulement que ce paradigme est cohérent et utilisable.

Revenons au paradigme anthropologique lui-même : un tel paradigme n’est donc en aucun cas une image objective, produite par un regard impartial portant sur un objet – l’homme – lequel serait insensible à ce regard et comme extérieur à lui. Car, en fait, à la différence des paradigmes cosmologiques – qui conditionnent la perception et le vécu de l’univers sans nullement influencer ce dernier – les paradigmes anthropologiques, eux, façonnent et formatent l’homme lui-même dans le sens où ils le conçoivent. Car, contrairement aux étoiles et au cosmos gouvernés par des lois que nous n’impressionnons nullement et sur       lesquelles nous avons nul effet, l’homme est par nature inachevé et à faire, il est de ce fait spécialement plastique, semblable en cela à une terre glaise dont la forme ultime dépend fondamentalement de l’idée que par avance nous en avons.

Ce mécanisme avait été bien perçu par les anciennes civilisations d’Orient et d’Occident qui, pour nous en avertir, ont laissé d’admirables axiomes. Par exemple :

« L’homme est la création de sa propre pensée »,

« Ce que les hommes pensent, ils le deviennent »,

« Chaque âme est et devient ce qu’elle contemple ».

Cette dernière citation est de Plotin (205-270) dans ses Ennéades (IV 3, 8, 15). Mais le même fait est aussi bien connu de la philosophie occidentale contemporaine. Gabriel Marcel, notamment, en parle très bien, qui écrit à ce sujet :

« Mais le propre de la condition humaine consiste en ce qu’elle n’est pas assimilable à une structure toute objective et préexistante qu’il y aurait à découvrir. La condition humaine, quels que soient les fondements sur lesquels elle repose, apparaît comme dépendante, en quelque manière, dans ce qu’elle est, de la façon même dont elle se comprend. C’est ce que de nos jours un Heidegger me semble avoir reconnu avec une admirable netteté…L’homme dépend, dans une large mesure, de l’idée qu’il se fait de lui-même et cette idée ne peut être dégradée sans devenir du même coup dégradante. » (Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951, p.74).

        Logique en tout point essentielle, que je résume volontiers ainsi :

« Un paradigme anthropologique ne décrit pas l’homme tel qu’il est fait, mais il fait l’homme tel qu’il le décrit ».

Il faut aussi clairement concevoir qu’aucune culture n’est concevable sans référence à un paradigme anthropologique tel qu’il vient d’être défini. Et ceci, quand bien même serait-il, pour une part, inconscient et mis en acte de même. Car, en son absence, aucun enfant ne peut acquérir ni développer son humanité. Son existence est une nécessité absolue comme le montre d’évidence l’étude des pueri feri, c’est-à-dire celle des enfants sauvages. L’étude de ces cas a pu prêter à de nombreuses contestations, mais il en ressort de manière certaine que l’humanité du petit de l’homme ne se construit et se dessine qu’autour, et à proportion, du canevas anthropologique véhiculé et imposé par sa culture. En l’absence d’un tel canevas, – comme dans le cas d’enfants recueillis par des loups, des ours, ou des herbivores -, son humanité ne lève pas. Elle laisse la place à une animalité semblable, autant qu’il est possible, à celle de la famille d’accueil.

Vu de loin, intellectuellement, ceci ne pose pas de grands problèmes. Toutefois, il n’est pas aisé de nous persuader que nos propres paradigmes, ceux que nous avons en tête sans le savoir, filtrent et infiltrent, informent et déforment effectivement et grandement notre perception des choses. Et cette déformation est d’autant plus forte que ces choses sont subtiles et délicates à appréhender par la conscience, ce qui est notamment le cas de maintes indications émanant de l’être vivant, et de l’homme en particulier. Indications parmi lesquelles figurent au premier chef, on s’en doute, les différents indices et marqueurs de spiritualité.

Certes, Bergson (1859-1941), en son temps, avait bien noté que nous ne voyons pas tant les choses que les étiquettes que nous collons dessus. Mais il restait à le démontrer de manière indubitable. Ce que firent nombre d’expériences scientifiques, conduites dans les années 50, par des chercheurs américains travaillant sur les déterminants non perceptifs et les inférences inconscientes susceptibles de modifier la perception de la réalité. Parmi ces expériences, celle de Bruner et Postman mérite toute notre attention qui démontre clairement l’impact des « paradigmes » sur nos perceptions. Cette expérience vise à mesurer l’inférence perceptive d’un des paradigmes les plus modestes qui soient. A savoir celui formé par le fait que, tous, nous attendons d’un jeu de cartes ordinaire qu’il contienne des cœurs et des carreaux rouges, des trèfles et des piques noirs.

L’expérience de Bruner et Postman est celle-ci : on glisse dans un jeu de cartes classique quelques « cœurs noirs » et quelques « piques rouges ». Puis, à quelque distance de l’observateur, à l’aide d’un appareil adéquat, on présente à ce dernier durant un bref intervalle de temps pour chaque carte, toutes les cartes du jeu. A chaque présentation, on demande au sujet de nommer la carte qu’il voit. Puis on recommence en augmentant progressivement le temps d’exposition. Eh bien ! quels que soient le sujet, son âge, son sexe, son origine sociale ou ethnique, les résultats sont toujours les mêmes. Au début, toutes les cartes anormales sont vues comme normales : par exemple, les cœurs noirs sont vus comme des piques, les piques rouges comme des cœurs. Même en augmentant considérablement le temps d’exposition, la force du paradigme demeure telle que toujours l’inconnu est réduit au connu, l’anormal au normal. Et ce n’est qu’à la faveur d’un temps d’exposition considérablement plus long que les sujets, mais alors ils éprouvent une gêne et un malaise considérables, finissent par remettre en cause leur paradigme et par voir les cartes anormales telles qu’elles sont.

En matière d’anthropologie, cette expérience revient simplement à dire, mais les conséquences sont immenses, que si nous nous vivons et concevons comme des personnes, des entités, des unités seulement tissées de corps et de mental, ce n’est pas, comme nous le croyons benoîtement, et sans y réfléchir, parce que nous sommes ainsi faits. Mais c’est parce que nous nous pensons ainsi, et que nous sommes devenus cela-même que nous pensions.

Car, voyons bien les choses : nous venons de comprendre que nos présupposés modifient nos perceptions, donc nos représentations mentales. Mais il est bien évident que celles-ci, à leur tour, jouent sur la manière même dont nous nous construisons. Vérité martelée par les antiques formules orientales précédemment citées, mais aussi par la psychologie moderne, aussi bien que par les philosophes qui, tels Buber, Lévinas ou Ricoeur, ont montré que « Je » ne s’érige qu’à la faveur d’un « Tu » que lui adresse le regard de l’autre lorsqu’il se pose sur lui. Et ce « Tu » bien sûr est tout infiltré des présupposés de qui le prononce.

        Mais revenons à ceci : si aujourd’hui en Occident nous nous vivons et concevons comme dépourvus de dimension spirituelle, cela ne signifie nullement qu’elle n’existe pas. Mais cela signifie bien plus vraisemblablement, comme incite d’ailleurs à le penser l’histoire même des civilisations, que nous avons opté pour un paradigme qui tout simplement nous empêche de la concevoir et de la vivre. Suis-je clair ? Apercevez-vous bien cela ? Si oui, vous commencez à mesurer la responsabilité qui est la nôtre quand nous accréditons un paradigme anthropologique particulier, plutôt qu’un autre, et optons ainsi pour un regard qui, forcément, verrouillera autrui dans le périmètre de ses propres présupposés. Mais laissons maintenant ces considérations générales sur la notion de paradigme anthropologique afin de découvrir comment le paradigme ternaire, à nos yeux de loin le plus cohérent, le plus intelligent et le plus précieux de tous, s’est manifesté dans l’histoire des civilisations.

 

II – Le paradigme anthropologique ternaire considéré sous l’angle des civilisations comparées

En fait, la structure du paradigme anthropologique ternaire possède une telle cohérence, une telle unité, une telle netteté, qu’il est toujours aisé de l’identifier, quel que soit le lieu, l’époque, la civilisation où il se manifeste. C’est pourquoi, je suis convaincu qu’il est légitime de parler de la tripartition anthropologique « corps, âme, esprit », comme d’un paradigme général, et qu’il est légitime aussi, ainsi que je l’ai fait jusqu’à présent, d’en parler au singulier. Georges Dumézil, alors qu’il étudiait la grande tripartition sociale : « Oratores, Bellatores, Laboratores », à partir de ses expressions dans les civilisations indo-européennes, ne procédait pas différemment.

Mais la généralité de la fameuse tripartition sociale de Georges Dumézil se limite, elle, on le sait, aux seules civilisations indo-européennes. Or, tel n’est certainement pas le cas de la tripartition anthropologique « corps, âme, esprit » que l’on retrouve, pratiquement en tout temps, et en tout lieu, à toutes les époques, et sous toutes les latitudes. Il est vrai qu’il faut être attentif : car si elle est capable, comme la Bible nous l’a appris, de se cacher derrière des expressions binaires qui opposent deux composantes, la tripartition sait aussi se cacher au cœur d’anthropologies à quatre, cinq, six, …, composantes. Ce qui est le cas, comme nous allons le voir, chez les anciens Egyptiens. Elle sait aussi, et cela nous le verrons encore, se déployer tout en se combinant avec une perspective dualiste, ce qui lui confère alors une teneur très particulière.

C’est là ce que je voudrais vous montrer maintenant à la faveur de quelques commentaires et citations. Nous partirons de l’Egypte antique, pour passer ensuite à Athènes et à Rome. Puis, comme à mi-chemin entre Rome et Jérusalem, nous accorderons de l’attention aux hérésies gnostiques. Nous continuerons ensuite par le judaïsme et l’islam, puis par l’hindouisme, pour terminer enfin par le bouddhisme et le taoïsme.

 

 

La tripartition égyptienne

                  Les égyptologues sont les premiers à en convenir : l’anthropologie des anciens Egyptiens est d’une étude délicate. Ceci pour plusieurs raisons dont l’une est sa complexité puisqu’elle n’authentifie, notamment à l’époque des Livres des morts (1500 av.- 400 ap.), pas moins de sept composantes. Quatre appartiennent au monde visible : le corps, l’ombre, le cœur et le nom. Et trois à l’invisible : le ba, le ka et l’akh. Notre propos n’est pas d’étudier l’anthropologie égyptienne pour elle-même, aussi je ne dirai rien des quatre premières composantes si ce n’est que le corps se dit djet et qu’il est identique au nôtre considéré dans sa matérialité. Mais écoutons, par contre, ce que Jacques Pirenne, grand égyptologue, auteur notamment de Religion et morale dans l’Egypte antique (Paris, 1965) et de l’Histoire de la civilisation de l’Egypte ancienne (3 volumes, Paris, 1962-1963) dit du ba et du ka. Le ka est, dit-il :

«  L’élément spirituel, issu de Rê, qui constitue la condition même de la vie, qui donne une personnalité consciente s’exprimant dans son âme individuelle, le ba. Le corps se compose de deux éléments : l’un matériel, l’autre spirituel, dont la combinaison fait l’être vivant… Le ka est donc la partie divine qui est dans l’homme… les hommes sont des ka vivants, c’est pourquoi ils vivront tant qu’ils sont avec leur ka… le corps est mortel, tandis que le ka ne peut périr… le ka est donc un élément étranger à l’homme et sur lequel d’ailleurs sa volonté n’agit pas. Mais de l’union du ka et du corps naît une personnalité, une conscience qui est à l’homme ce que Rê est au monde, et cette personnalité est le ba. En somme, le ka, c’est la raison qui représente dans l’homme la divinité, et qui constitue son principe de vie ; le ba, c’est la conscience individuelle. »

Aucun commentaire ne paraît utile ici pour démontrer plus avant le fait que les anciens Egyptiens pressentaient déjà clairement que l’existence humaine relève notamment de trois ordres. Celui de spirituel de l’esprit (ka), celui psychique de l’âme (ba) et celui matériel du corps (djet). On notera aussi que les Egyptiens identifiaient une autre composante de l’être appelée : akh. Celle-ci paraît correspondre à la « force divine », à la « force surnaturelle » que la divinité communique à certains hommes. Mutatis, mutandis, et avec réserve, car les égyptologues eux-mêmes sont loin de s’accorder sur cette question, on pourrait comparer l’akh à l’Esprit Saint du judaïsme et du christianisme, alors qu’il se communique à l’homme sous forme de grâce, ou d’énergies incréées. Un indice plaide pour cette interprétation : Jacques Vandier, dans son traité sur la religion égyptienne, dit qu’originellement seuls les dieux avaient un akh. Puis l’acquisition de l’akh devint pour les hommes une condition nécessaire à leur vie éternelle. Ne semble-t-il pas que nous ayons là comme une la première mouture d’une conception conditionnelle ou optionnelle de l’immortalité ? Il me paraît difficile de le nier. Le christianisme n’a pas hérité des religions de l’antique Egypte son seul tétramorphe admirablement campé par saint Jean dans l’Apocalypse.

 

La tripartition à Athènes et Rome

La vérité oblige à dire que l’anthropologie de la Grèce antique, comme l’égyptienne, est, pour nous occidentaux, du XXIe siècle d’un abord particulièrement délicat. Pour en avoir quelque intelligence il convient de partir d’Héraclite d’Ephèse (env. 500 av.) – dit « l’obscur », ce qui est tout un programme -, Héraclite père du Logos dont il disait qu’il est une parole divine profondément enfouie dans l’âme, une parole que les hommes n’entendent jamais car chacun préfère ses propres pensées (Frgts 1, 34, 45, 115, …). Il faudrait aussi remonter à Anaxagore (500-428) qui le premier s’attacha à tenter de définir le Noùs. Selon lui, le Noùs est une intelligence qui connaît tout, qui est supérieure à l’âme, qui est de toutes les choses la plus légère et la plus pure, qui est éternelle, illimitée, simple, et qui ne se mélange pas à ce en quoi elle se trouve (Frgts 12,14). Comme le Logos, le Noùs, ainsi compris, apparaît bien sous le jour d’une réalité spirituelle dont les attributs sont d’ordre divin. D’ailleurs, la tradition philosophique grecque ultérieure inclinera à voir dans le Noùs la part divine de l’âme.

Mais pour voir l’empreinte de la tripartition se dessiner de manière plus explicite dans la philosophie grecque, il faudra attendre le IVe siècle et en particulier Platon (427-348). Ainsi ce dernier écrit, dans le Timée (30b, 4-6), à propos du monde qu’il considérait comme un être vivant :

« En vertu de ces réflexions, c’est après avoir mis l’esprit dans l’âme et l’âme dans le corps, que (le démiurge) façonna le monde… »

Et, le propre du tout étant de se refléter dans chacune de ses parties, c’est en toute logique que, dans la République (43 b a), dans le Timée encore (69 c) et dans le Phèdre, Platon repère dans l’âme humaine une tripartition comparable. On le sait, il appelle l’esprit : Noûs. Mais avant d’esquisser un rapide portrait de ce dernier, tel qu’il se présente dans l’anthropologie platonicienne, il convient que chacun comprenne bien le dualisme de cette dernière lequel n’exclue en rien le fait qu’elle soit aussi ternaire. Nous avons déjà aperçu ce dualisme que je qualifiais de « formidable » dans la dernière partie de la conférence précédente .

Les spécialistes le disent : l’anthropologie de Platon hérite de l’orphisme et du pythagorisme. En cela, comme toute conception ex Deo, elle s’affirme foncièrement dualiste et trace une barrière « de nature », une barrière définitive entre : l’invisible et le visible, l’intelligible et le sensible, l’âme et le corps. L’âme est « enchaînée » au corps, et elle est « traînée » par lui. Le corps est le carcan et le tombeau de l’âme. Celle-ci appartient à un tout autre monde que le corps. Le dualisme séparant l’âme et la matière est sans restriction. Comme de juste, le Bien est placé du côté des Intelligibles, des Idées, et si le corps pour Platon n’est pas le Mal, il en demeure cependant à la clé. C’est le corps qui alourdit et trouble l’âme et qui l’empêche d’accéder à la vérité.

Conformément à la logique de la pensée ex Deo, l’âme platonicienne préexiste au corps (Ménon, 80d-81 d ; Phèdre, 248 a-c). Elle transmigre, au fil de ses différentes existences, de corps en corps (Phèdre, 248 c, d, e ; 249 a, b ; Phédon 80 d, e, 81 a, 81 b-e, 82 a-c, …). Il semblerait même que Platon, au moins en certains moments de son œuvre, ait admis la possibilité de réincarnations dans les animaux (Phèdre 249 c, Timée 91 d, 92 a-b, …). Il faut donc admettre que, dans sa pensée, le lien de l’âme au corps n’a jamais été pressenti comme pouvant avoir une signification essentielle, si infime soit-elle. Il est donc patent que l’anthropologie platonicienne est foncièrement dualiste. Mais il est non moins évident qu’elle sait conjuguer ce dualisme avec la saisie ternaire que nous venons d’annoncer. Examinons cela.

Et, tout d’abord, comment Platon reçoit-il les notions de Logos et de Noûs léguées par Héraclite et Anaxagore ? Nous avons aperçu dans ces notions des réalités de l’ordre de l’esprit susceptibles d’exister au centre ou à la cime de l’âme. Pour ce qui est du Logos, J. Brun dit que Platon ne le concevait plus à la matière d’Héraclite, à savoir comme Dieu parlant à l’homme, dans l’homme. Ni non plus comme les sophistes, qui eux n’y voyaient qu’une parole humaine (en passant : ce sophisme est un des plus chers de la psychologie scientifique actuelle). Platon, dit Jean Brun, percevait le Logos comme « l’homme qui parle de l’Être et qui se situe ainsi dans cet étonnement qui l’ouvre à ce dont il provient ». Le Logos apparaît donc à Platon comme accès, comme ouverture de l’homme sur le divin. Or, c’est bien là une première définition que nous avons pu donner à l’esprit.

Mais Platon, sur le sujet de l’esprit, sait être plus précis. Il l’aborde alors à travers la catégorie du Noûs, dont il infléchit sensiblement le sens. Nous savons que Platon compare l’âme à un char à trois chevaux (in Phèdre). Ce char a, comme de juste, un cocher, un conducteur, un guide : celui-ci est le Noûs. Le Noûs est, dit Platon, le « seul guide » capable de diriger celui qui désire sortir du songe qu’est notre vie actuelle (Rép, V 475, VI 508, d-c). Platon, alors qu’il parle des réalités divines « au dessus du ciel », dit qu’elles sont perceptibles uniquement « au guide de l’âme, ou Noûs », (Phèdre 274, b-c). Ici, l’esprit paraît nettement différencié de l’âme. Il en serait une seule partie, la plus haute, celle capable de connaître les Idées et par suite de devenir comme elles (Phédon 78 b, 80 c). A moins qu’il soit l’âme elle-même, lorsqu’elle se tourne vers les choses intelligibles, pures, immortelles, éternelles. Il y a dans le Phédon tout un passage admirable où est clairement campée la position intermédiaire de l’âme, laquelle est susceptible, aussi bien d’être attirée par le sensible, le terrestre, que par le divin, le céleste (Phédon 80 a-81 d). Nous avons là une juste image de la psyché, ce miroir susceptible de se tourner aussi bien vers le haut que vers le bas. C’est encore la même âme que saint Paul — tout spécialement dans l’Epître aux Romains — montrera hésitant entre la chair et l’esprit, mais cette fois appréhendée dans cette perspective ex nihilo que connaissons. Elle est donc bien d’origine platonicienne cette figure saisissante de l’âme, figure reprise notamment par Zundel, qui la campe aussi bien capable de n’accréditer qu’elle-même et le corps, « et de faire ainsi monter l’enfer sur la terre », que d’authentifier aussi l’esprit, et ce faisant de « faire descendre le ciel sur la terre ».

La claire distinction de l’esprit et de l’âme, qui est la clé de voûte du paradigme ternaire, est transparente dans l’image du char campée dans le Phèdre. L’esprit ne doit pas plus être confondu avec l’âme, le Noùs avec la psyche, que le cocher lui-même avec ses chevaux. Elle est aussi nette dans les partages que Platon faits dans la République (436 a) et le Timée (69 c), partages qui distinguent, dans l’âme, deux parties mortelles et une immortelle. Mais pas plus que l’égyptienne, l’anthropologie platonicienne ne doit nous retenir plus longtemps. Nous en retiendrons qu’elle est ouvertement ternaire comme celle par exemple de saint Paul, mais que contrairement à cette dernière qui considère l’âme et le corps comme formant une unité indissociable, elle éclate cette unité sans appel. De là vient que la seconde naissance platonicienne, l’epistrophe, se fait par extraction et envol de l’âme hors de l’emprise du corps et de la matière, les quels sont destinés à disparaître, sont voués au néant. La metanoïa chrétienne par contre se fait simultanément par spiritualisation du corps et incorporation de l’esprit, par le double avènement de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. La metanoïa chrétienne spiritualise et transfigure le monde, les animaux et les plantes, alors que l’epistrophe platonicienne, elle, les rejette dans le néant. Ce sont là deux choses très différentes.

Nous ne pourrons interroger les traditions et auteurs suivants aussi longuement que les anthropologies égyptienne et platonicienne. Mais poursuivons notre enquête.

Xénocrate (396-314) succède à Platon à la tête de l’Académie. Il passe pour avoir notablement développé le thème de la tripartition et, dit-on aussi, celui de la deuxième mort. Les trois ordres de réalité de Xénocrate sont : le monde sensible, le monde intelligible et le monde divin. Naturellement, il considère l’âme comme immortelle.

Avant de prendre la tête de l’Académie, Xénocrate fut pendant cinq ans l’élève d’Aristote (284-322). A la manière de son maître Platon, qui affectionnait de présenter le ternaire anthropologique dans l’empreinte qu’il inscrit dans l’âme, Aristote dans De anima, distingue trois âmes : végétative, sensitive et intellective. Il associe les deux premières au corps et il dissocie dans la troisième une part psychique et mortelle (l’intellect passif), et une part spirituelle et immortelle (l’intellect actif), savoir l’esprit, le Noûs.

Plutarque (45 –125), prêtre d’Apollon à Delphes, affirmait que le corps de l’homme vient de la terre, son âme de la lune et son esprit du soleil. Et de préciser dans De facie in orbe lunae que : « Le Noûs est autant supérieur à l’âme, que celle-ci est supérieure au corps ». Blaise Pascal, dix-sept siècles plus tard, expérimentera exactement la même chose lors de son illumination de novembre 1654 et il la dira de la même manière. Il est bon de rappeler ici que, comme Platon, Plutarque était initié aux Mystères d’Eleusis. Or, ceux-ci comportaient « trois degrés », « trois niveaux » : un pour purifier le corps, un pour libérer l’âme des passions, le troisième pour libérer l’esprit de l’âme.

L’anthropologie de Philon d’Alexandrie (12 av.- 54 ap.), philosophe grec d’origine juive qui se consacra à harmoniser la révélation biblique et la pensée grecque, était aussi explicitement ternaire. Philon distingue souvent l’esprit de l’âme en désignant le Noùs à l’aide d’expressions imagées telles : « l’œil de l’âme », « l’âme de l’âme », « la pupille de l’œil de l’âme », etc. Son anthropologie est en rapport étroit avec sa conception du monde laquelle distinguait explicitement les trois ordres : « sensible, intelligible et divin ».

Mais arrivons maintenant directement à Rome, où A.J. Festugières nous apprend que la tripartition anthropologique était si banale que le moindre écolier la savait (R.S.R., XX, 1930). Comment alors s’étonner qu’Epictète (né en 50), à côté du corps de l’homme, campât deux âmes : l’une psychique et mortelle, l’autre divine et immortelle ? Comme celui des penseurs grecs précédents, le vocabulaire d’Epictète est incertain et contestable qui parle, en définitive, de l’esprit comme étant une âme, ce qu’il n’est certainement pas si l’on en croit l’anthropologie ternaire évangélique. Mais comment, néanmoins, ne pas admettre que le philosophe esclave, Epictète, envisageait effectivement l’être de l’homme à trois hauteurs ontologiques différentes ? Quant à Sénèque (4 av.- 65 ap.), conformément à un usage aussi fréquent chez les philosophes que dans la Bible, il appelait « Sagesse » la part de l’esprit. Il écrit ainsi, dans ses Lettres à Lucilius : « Demande la sagesse, la santé de l’âme ensuite et, enfin seulement, celle du corps » (Ep 19, 4). Ou encore : « La sagesse a son siège plus haut. Elle est l’institutrice de l’âme, mais elle n’instruit pas les doigts » (Ep 90, 25). Pascal dans ses Pensées pour désigner la modalité de l’esprit utilisera le vocabulaire de Sénèque.

Plotin (205 – 270) étudia à Alexandrie, mais il enseigna ensuite à Rome. Toute son œuvre, telle que nous la connaissons dans ses Ennéades, témoigne sans ombre que son anthropologie était fondamentalement tripartite. Plotin distinguait avec soin : le soma, la psyché et le Noûs.

 

La tripartition dans le gnosticisme, ou « fausse gnose »

Je rappellerai tout d’abord qu’il y a une vraie gnose, que celle-ci n’est autre que la connaissance qui vient de l’esprit, ainsi distinguée de celle qui vient de l’âme seule, et qu’elle est donc au cœur de la révélation chrétienne. Souvent, on croit que le livre de saint Irénée Contre les Hérésies, auquel je me réfère si souvent, est dirigé contre la gnose. C’est là une erreur de poids. Le sous-titre de l’ouvrage d’Irénée est : Exposé et réfutation de la prétendue gnose. Il y a donc une fausse gnose, une pseudo-gnose que l’on convient parfois, de distinguer de la vraie, en la nommant gnosticisme.

La gnose, la fausse gnose, n’est pas « une ». Aux premiers siècles de l’ère chrétienne les gnoses pullulèrent : celle de Simon le Magicien, de Valentin, de Basilide, de Marcion, d’Epiphane, de Carpocrate… Il y eut aussi celles des Ophites, des Sethiens, des Messaliens, des Ebionites, … Puis, plus près de nous, celles des Bogomiles, et enfin des Cathares, des Albigeois. La gnose n’est pas une et ses afférences sont multiples. Mais toutes les fausses gnoses, toutes les gnoses hérétiques, ont un point en commun qui est un dualisme foncier, fondamental, et comme exacerbé, de l’âme et du corps. C’est d’ailleurs là la raison pour laquelle, en une formule pittoresque, Tertullien crut bon de désigner Platon comme « l’épicier de tous les hérétiques ».

Le premier trait caractéristique de la gnose est donc cette dualité qu’elle inscrit entre l’âme et le corps, l’une étant perçue comme divine, infiniment précieuse, l’autre comme matière vile et méprisable. La gnose est donc dans le droit fil de cette métaphysique et de cette anthropologie que nous avons vu caractériser les conceptions ex deo et la Weltanschauung antique. Le dualisme gnostique possède cependant en propre d’être exagéré, poussé à l’excès, multiplié par l’infini. Il lui appartient de sécréter une ambiance de catastrophe, de drame et d’angoisse viscérale, de conduire à des pratiques immorales ou inhumaines, constituant ainsi un pathos spécial qui lui est particulier.

Un autre trait caractéristique des gnoses est leur incapacité à vivre par elles-mêmes. « Une gnose est, en effet, une manifestation religieuse de nature essentiellement parasitaire. Elle se propage par le truchement d’une religion porteuse, de la substance de laquelle elle s’empare en la défigurant » écrivent Cornélis et Léonard. Il peut y avoir une religion porteuse, ou plusieurs, comme dans le cas du manichéisme qui, né du mazdéisme, a aussi bien parasité cette religion que le judaïsme et le christianisme, cette dernière sous la forme du bogomilisme et du catharisme.

Que les « fausses gnoses » se signalent par leur dualisme anthropologique (et cosmique) outrancier, nous venons de le dire. Ceci ne les a cependant pas empêchées de penser l’homme sur le mode ternaire. Tel est notamment le cas de la gnose de Valentin qui est la seule dont je dirai ici quelques mots. Valentin, avec Basilide et Marcion, est un des trois gnostiques les plus célèbres. Il habitait à Rome vers 140 et mourut en 161. Le fond du gnosticisme de Valentin correspond parfaitement à la perspective ex Deo que nous avons précédemment évoquée. Mais il appartint à Valentin de développer tout particulièrement l’idée que le monde terrestre dérive de l’Absolu, par différentes et multiples séries d’émanations, et que tout en étant un « creuset de corruption et une déjection de l’Erreur », il garde une vague ressemblance avec le Dieu lointain. Il lui appartint aussi d’inciter ses disciples à toutes les dépravations sexuelles possibles.

Cependant la marque fondamentale de la gnose de Valentin est la forte assise conceptuelle et logique de sa vision tripartite de l’homme et du monde. Il y a, dit Valentin, trois niveaux d’existence, ce pourquoi chaque forme a trois aspects. Tout en haut, il y a le niveau de la « réalité » qui est éternelle et émanée directement du Plérome, au sommet duquel se tient le Dieu ineffable. Ce niveau est dit « pneumatique », c’est le niveau de l’esprit. Puis vient le niveau de « l’image », niveau des âmes ; celles-ci sont invisibles et animent tout ce qui vit. Puis, tout en bas, se trouve le niveau de « l’image de l’image » qui est le niveau des formes terrestres où les âmes se trouvent comme engluées et noyées dans la matière. Ces trois niveaux de l’être se retrouvent dans la structure ternaire de l’individu, dans sa structure « corps, âme, esprit », de même que dans la tripartition de l’humanité.

Valentin distingue, en effet, trois catégories d’hommes. Les hommes hyliques, incapables de s’arracher aux fascinations et tentations de la matière, de la chair. Ceux-là vivent en bas, dans les abysses, là où s’accumulent les déchets engendrés par l’Erreur. A ces hommes, il n’est offert aucun autre destin que celui de la corruption, expression de ce qu’ils sont et de ce qu’ils aiment. Parce qu’ils participent à la vie de la matière, sans chercher à l’alléger, à la spiritualiser, ces hommes sont définitivement condamnés.

Au-dessus de ces hommes, se trouvent ceux qui ayant réussi à « consommer » un peu de matière pour la transformer en âme, se trouvent seulement à demi engagés dans les ténèbres. Ces hommes parvenus au niveau de la psychôsis, ces hommes qui ont une âme, sont dits psychiques.

Enfin, au-dessus des âmes hyliques et des psychiques, ces dernières plus nombreuses heureusement, se trouvent les moins nombreuses, les âmes qui, par la gnose, ont pu parvenir à connaître la Vérité, à retrouver l’Esprit, à se hisser au niveau « pneumatique ». Ceux-là qui accèdent au cercle du Pneuma, de l’Esprit, sont dits pneumatiques. Valentin considérait les païens comme des hyliques uniquement mus par la passion du sensible. Il voyait les chrétiens et les juifs comme des psychiques, partiellement éclairés par la révélation biblique, mais n’ayant pas su en pénétrer les arcanes. Il estimait les membres de sa secte, une fois éclairés par la gnose, comme des pneumatiques. Aux hommes parvenus à ce haut degré de réalisation spirituelle, plus rien de mal ne pouvait arriver. Totalement affranchis de la matière, celle-ci ne pouvait plus les contaminer. C’est là ce qui ressort explicitement de la célèbre Lettre à Flora, écrite par un disciple de Valentin :

« De même qu’il est impossible à l’homme matériel (hylique) d’être sauvé puisque la matière ne peut l’être, de même l’homme pneumatique ne peut être damné, quels qu’aient été ses actes. Et de même que l’or conserve sa beauté au sein de la plus noire des boues sans être souillé par elle, de même le gnostique ne peut subir aucune souillure ni perdre son essence pneumatique, car les actes de ce monde sont désormais sans effet sur lui ».

Cette lettre, citée par J. Lacarrière, est particulièrement intéressante en ce qu’elle laisse entrevoir quelques unes de ces « clés théoriques » grâce auxquelles les gnostiques légitimaient tant leur vanité, leur fatuité, que leurs débordements et leurs débauches.

 

La tripartition dans le judaïsme et l’islam

Nous avons expliqué que les anciens égyptiens distinguaient en l’homme : son corps (djet), son âme () et sa part divine (). Or, les hébreux, de Joseph à Moïse, vécurent pendant quatre siècles en Egypte. Ceci aide à concevoir la parenté étonnante liant les Quatre Fils d’Horus aux Quatre Vivants du Christ. Nous en avons parlé ailleurs. Mais voila qui explique aussi que l’anthropologie judaïque présente bien des similitudes avec l’égyptienne. Et notamment sa distinction des trois composantes : physique, psychique et spirituelle.

        Cette distinction est patente dans les trois textes-clés du judaïsme que sont : le Pentateuque, le Talmud et le Zohar. Ce dernier livre forme, comme on sait, la matière même de la « Kabbale » qui est la plus grande branche de l’ésotérisme judaïque.

Pour le Pentateuque, voici deux versets célèbres dont la portée anthropologique n’est plus à démontrer. Le premier est extrait de la Genèse, le second du Deutéronome :

« L’Eternel façonna l’homme poussière tirée du sol, il souffla une haleine de vie et l’homme devint âme vivante. » (Gn 2, 7). Soit donc, suivant l’herméneutique classique : Dieu façonne le corps, il insuffle l’esprit et l’homme devient âme. Certes, ce verset concerne bien le composé humain et le rythme de la phrase est bien ternaire. Saint Irénée fait néanmoins remarquer qu’il n’est pas question ici du pneuma, mais du pnoé, non de l’esprit, mais du souffle physique, non de la vie spirituelle, mais psychique. Cette compréhension binaire est aussi celle de saint Paul, nous le savons. Mais il ne manque pas d’exégètes notamment juifs pour penser que ce verset exprime une compréhension fondamentalement tripartite. Raison pour laquelle je le cite ici.

Le second verset est : « Tu aimeras l’Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. » (Dt 6,5). Nous l’avons dit, dans la Bible, le cœur distingué de l’âme désigne le lieu de la connaissance de Dieu, soit l’esprit. Et les exégèses en font foi : la force désigne ici la force biologique, celle du corps. Ce verset doit donc, effectivement, être porté au crédit d’une anthropologie ternaire.

Quant au Talmud, qui est l’expression écrite de la Torah orale concernant le Pentateuque et la Loi de Moïse, les interprétations qu’en propose le judaïsme évoquent de l’homme quatre composantes, dont on reconnaîtra aisément les trois premières. On notera que ces trois composantes sont présentées comme des âmes, ceci à la manière grecque, celle d’Aristote par exemple. Quant à la quatrième âme, on peut tenir que, suivant la même logique que l’homme du tétramorphe, elle figure ici l’uni-totalité des trois précédentes :      

     L’âme vitale, ou corporelle : nephesh (cf. monde de la Réalisation)

     L’âme mentale, ou personnelle : ruah (cf. md. de la Formation)

     L’âme spirituelle, ou essentielle : neshamah (cf.md. de la Création)

     L’âme vivante pour l’éternité : hayah (cf. md. de l’Emanation)

L’homme, selon le Zohar et la Kabbale, est composé suivant ce même canevas. Canevas dont le vocabulaire, il faut le noter, est sensiblement différent de celui de la Bible dans laquelle le terme « ruah » désigne l’esprit de Dieu et non celui de l’homme. Le fait que « ruah » est employé ici pour désigner la part mentale et non la spirituelle, comme il serait naturel, doit aussi être remarqué.

L’islam étant « Religion du Livre », et les musulmans « fils d’Abraham », il n’est guère étonnant de retrouver l’empreinte du paradigme ternaire dans l’anthropologie musulmane. À noter, cependant, que cette empreinte, du moins à ma connaissance, ne se dessine pas dans l’exotérisme de l’islam, je veux dire dans le Coran. Elle est, par contre, d’une rare netteté dans sa spiritualité et son ésotérisme, notamment dans les textes du soufisme, que l’on considère habituellement comme la doctrine spirituelle de l’islam. Et aussi dans la gnose shi’ite dont H. Corbin affirme qu’elle constitue « l’ésotérisme de l’islam par excellence ».

On trouve une excellente systématisation de l’anthropologie soufie dans un ouvrage du XVIIIe siècle, Le Miraj, qui est un glossaire de la mystique musulmane, écrit par le soufi marocain Ibn Ajiba. L’anthropologie, qui y est décrite et commentée, est celle des plus grands maîtres du soufisme : celle du martyr Hallaj (IXe siècle), du théologien Ghazali (XIe siècle), du poète Attar (XIIe siècle), du « plus grand maître » Ibn Arabi (XIIe siècle) et, bien sûr, de Rumi (XIIIe siècle). Cette anthropologie (correllée à celle de la Kabbale diffusée par les séfarades) différencie avec attention :

Le corps (badan, jism ou jasad) et l’âme corporelle nafs, qui correspond à la nepesh judaïque. Le corps ouvre sur le « Royaume », qui est le monde sensible (al Mulk).

L’âme mentale, al-ruh, équivalent de la ruah hébraïque, qui ouvre sur « le Monde de la Royauté », qui est le monde intelligible (al Malakut).

L’âme spirituelle, désignée, suivant le cas, par al-sirr (le secret) ou al aq’l (l’intellect). Cette part de l’être donne sur le monde spirituel, « le Monde de l’Omnipotence » (al-Jabarut).

On se contentera d’illustrer ici cette conception par deux citations, l’une de Rûmi, l’autre de son fils Sultân Walad. Toutes deux donnent un aperçu de la manière dont le second fil d’or de l’anthropologie ternaire du christianisme originel, celui qui concerne la seconde naissance, est mis en scène par le soufisme. Rûmi écrit dans son grand poème le Mathnawi :

« L’âme individuelle (nafs) est devenue enceinte comme Marie… Ainsi, quand l’âme a été fécondée par l’esprit (al aq’l), par le même esprit le monde est fécondé ».

Et Sultan Walad de préciser : « Ton corps et son enveloppe sont comme Marie. Car l’âme charnelle (nafs) est pareille à une femme et l’esprit (aq’l) pareil à un homme ». Et ailleurs il explique : « L’être humain doit naître deux fois : une fois de sa mère et une fois de son propre corps et de sa propre existence ».

Pour ceux qui désirent avoir quelque aperçu, tout à la fois accessible et de qualité, sur l’anthropologie shi’ite, je ne saurais mieux leur conseiller que d’en référer à Henri Corbin et notamment à son livre En Islam iranien. Il y présente le paradigme anthropologique utilisé par Sohrawardi (XIIe siècle), le maître de la théosophie orientale et du shi’isme iranien. Ce paradigme n’est autre, très exactement, que celui que nous connaissons, assorti des trois mondes identifiés par le soufisme. Ces trois mondes sont nommés par Mollâ Sadrâ, l’un des grands continuateurs de Sohrawardi au XVe siècle :

« Ce monde-ci » (donya),

« L’intermonde » (barzakh),

« L’outremonde » (akhira).

L’originalité de Mollâ Sadrâ est de faire de l’intermonde, du monde psychique, l’équivalent du Bardo tibétain. H. Corbin fut profondément interpellé par cet intermonde, lieu où disait-il : « Le spirituel prend corps et où le corps se spiritualise ». Mais n’est-ce pas là justement ce que fait l’âme, intermédiaire entre le corps et l’esprit, la terre et le ciel ?

 

La tripartition dans le taoïsme, l’hindouisme et le bouddhisme

L’un des grands fondateurs du soufisme, Tirmidhi (IXe siècle), vécut en Bactriane, pays fortement marqué par le bouddhisme. Cela est peu connu, mais les spécialistes détectent dans le soufisme, à coté des afférences grecque et chrétienne, l’influence du bouddhisme. De là, peut-être, la similitude du barzakh et du Bardo tibétain.

Mais restons dans le cadre de cette brève présentation, pour faire remarquer que la griffe de l’anthropologie « corps, âme, esprit » est aussi nette dans les religions orientales que dans les doctrines spirituelles du judaïsme et de l’islam. Dans l’hindouisme, le bouddhisme et le taoïsme, cette saisie ternaire est particulièrement évidente. Si, avec le judaïsme et l’islam, nous avions quitté la mouvance indo-européenne, nous nous en éloignons maintenant plus encore.

Dans le taoïsme, la triade « Tien, Ti, Jen » soit : « Ciel, Terre, Homme », a pour exacte correspondance le ternaire « esprit, corps, âme » dixit Marcel Granet, l’un des plus grands sinologues. Celui-ci explique que la distinction de l’esprit et de l’âme, du Tien et du Jen, est au cœur même de la doctrine taoïste. Il écrit ainsi dans son maître livre La pensée chinoise (1988, p.4525), je reprends ses propres termes : « L’opposition du Tien et du Jen est le centre de la doctrine de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. » Or, je le rappelle, cette distinction qui est celle de l’âme et de l’esprit, ou encore celle de la chair et de l’esprit, est spécifique de l’anthropologie ternaire. On peut d’autre part vérifier aisément qu’elle est une clé nécessaire et essentielle du Tao tö king, – le Livre du Tao – où sont collationnées les pensées du « Vieux Maître ». A propos du taoïsme, je ferai enfin remarquer que le taoïsme tardif, celui qui est à la clé des disciplines du Qi Gong et du Taï Chi, disciplines enseignées en Occident, plus que d’en référer à la triade originelle « Ciel, Terre, Homme », aime à prendre appui, du moins pour l’enseignement des disciplines précédentes, sur le ternaire « Corps, Souffle, Esprit ». Or, je ne crois pas que l’on puisse mettre ce ternaire en rapport avec le ternaire « Corps, Ame, Esprit » de manière aussi pertinente que la triade « Tien, Ti, Jen ». En effet, à en croire la lecture qu’en font les experts actuels (Gu Meisheng, par exemple), il est patent que le « souffle » intermédiaire de la triade « Corps, Souffle, Esprit » est une réalité relevant autant du corps que de l’âme, une réalité autant physique et psychique. Autrement dit une réalité parapsychique. Or le ternaire chrétien n’énumère pas de modalité de cette sorte. Ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’il en nie l’existence.

Voici maintenant quelques arguments probants montrant que la tripartition anthropologique « Corps, Ame, Esprit » qui est aussi une « trivision » de l’homme et du monde est aussi au cœur de l’hindouisme.

Shiva, le dieu de l’ascèse, le Grand Yogi, le « Mahayogin », est qualifié de trilokesvara ce qui le désigne comme « Maître des trois mondes ». Nous connaissons ces trois mondes. Ce sont les trois mondes physique, psychique et spirituel. Les Védas, et à leur suite les Upanishads expliquent que ces trois mondes ne sont autres que ceux que nous rejoignons respectivement à l’état de veille (jâgrat), alors que nous rêvons (svapna) et lors du sommeil profond  (sushupti). Ainsi que le développe par exemple Shankara (VIIIe ap. J.C.), le grand maître de l’advaïta, qui est la doctrine de la non-dualité, l’homme est ouvert sur ces trois mondes grâce à ses « trois corps » (on dit aussi ses « trois formes ») : « le corps grossier » (sthûla-sharira), « le corps subtil » (sûksma-sharira) et le « corps causal » (kârana-sharira) dont le siège est dans le cœur.

Mais l’hindouisme pour scruter et comprendre l’être humain connaît aussi d’autres canevas dans lesquels nous retrouvons clairement imprimée la marque des mêmes trois composantes essentielles. Ainsi le système philosophique du Sâmkhya, qui remonte au VIe siècle avant J.C., distingue à l’intérieur du microcosme humain trois tropismes fondamentaux, les trois gunas qui régissent aussi le macrocosme, entendons l’univers. Soit : tamas, qui est un principe de pesanteur, rajas qui affirme et différencie et, enfin, sattva qui harmonise et éclaire. Le premier œuvre prioritairement dans le corps, le second dans l’âme, le troisième dans l’esprit. Rappelons enfin qu’à la clé des différents Yogas la même « trivision » fondamentale est mise en actes à travers une autre distinction ternaire : celle-ci sépare les éléments matériels tanmâtras (auxquels appartiennent ceux du corps) du mental personnel jivâtman, lequel est lui-même distinct de l’âme essentielle âtman.

Toutes ces doctrines sont fortement argumentées et sont si prisées dans l’Inde entière que certaines, comme celle des trois gunas, sont, si l’on en croit Albert Schweitzer, bien connues du « moindre villageois » (p. 59). Et aussi, et surtout, des fameux sannyâsins qui sillonnent en mendiant et priant les chemins du continent indien. Les ouvrages de Swâmi Râmdâs (1884-1963), l’un des plus célèbres et des plus attachants sanyassins de notre temps, qui eut le privilège de connaître Râmana Maharshi, en témoigne surabondamment. En particulier ces modestes paroles qui disent l’essentiel et que vous pourrez lire dans son livre Présence de Râm (A.M., 1977, p. 27) : « La vie humaine possède trois aspects principaux : physique, mental et spirituel ».

Dans le bouddhisme, la « Doctrine des Trois Mondes », sur lesquels ouvrent les trois modes de l’humain, a une importance considérable. Elle distingue :

Kamavacara : la sphère matérielle,

Rupavacara : la sphère mentale ou subtile,

Arupavacara : la sphère informelle ou spirituelle.

Certes, le bouddhisme originel, le theravâda, le boudhisme dit du « Petit véhicule » (Hînayâna) ignore la notion de « nature de Bouddha ». Cette notion désigne le « germe d’éveil » présent en chacun de nous. Ce germe est porteur de notre nature essentielle, universelle et immortelle. Il est très semblable à l’esprit, ou à la nature spirituelle dont nous parlons. Mais la notion de ce germe que désigne le mot « Tathagatagarbha » – mot si suggestif puisqu’il signifie « l’embryon de celui qui vient » – cette notion est absolument essentielle dans le bouddhisme Mahâyâna, le plus répandu, celui dit du « Grand véhicule ». En effet, on ne voit pas comment l’être humain, tel que le conçoit ce bouddhisme, étant démuni de la potentialité que représente ce germe, pourrait parvenir à l’illumination et être ainsi libéré du conditionnement du samsâra. De même conçoit-on difficilement qu’une chenille libère un papillon, une naïade une libellule, un gland un chêne ou une amande un amandier, si la potentialité des seconds n’est pas inscrite dans les premiers. Si « l’information » nécessaire à l’apparition des seconds n’est pas inscrite dans les gènes des premiers.

Enfin, si le Bouddha Cakyamouni possède trois corps (trikâya) : soit le corps d’apparition, le corps de jouissance et le corps absolu, ceci, on veut bien le croire, ne peut être sans rapport avec la doctrine des trois mondes, ni avec celle des trois états de l’être, dont le bouddhisme enseigne que le premier est matériel et formel (kamavacara) le second immatériel et formel (rupavacara), le troisième, enfin, immatériel et informel (arupavacara). Ce qui est très précisément le cas du corps, de l’âme et de l’esprit tels que les distingue l’anthropologie ternaire occidentale. D’où nous l’avons vu, comment parler de l’esprit qui, « immatériel », ne donne pas prise au corps et, « informel », échappe aux griffes de l’âme ?

L’anthropologie spirituelle ou ternaire du christianisme originel : fondamentaux et histoire

Nouméa, 2 octobre 2018 par Michel Fromaget

Comme vous le savez, je viens d’effectuer un long voyage. Voyage dont d’ailleurs je vous remercie vivement : grâce à la grande prévenance des organisateurs, il s’est déroulé dans d’excellentes conditions. Mais voici que je viens d’effectuer ce voyage précisément pour vous convier à en faire un autre avec moi. Mais ce voyage n’est conditionné ni par le temps ni par l’espace. Il n’est plus géographique : il est intérieur, il est ontologique. Autrement dit, il n’est plus circonstanciel, mais essentiel : son but n’est plus une meilleure maîtrise de l’avoir, mais une meilleure connaissance de l’être. J’entends plus précisément une meilleure connaissance de l’être de l’homme et, par suite, de mon identité véritable. Car, chacun pense se connaître et savoir qui il est, or c’est là une grave erreur. Pire : une erreur tragique. Car, comme nous en avertissent toutes les grandes traditions spirituelles, en nous confondant avec un être que nous ne sommes pas, en nous identifiant à lui, nous choisissons au final de n’être pas et nous nous condamnons ainsi probablement au néant.

         Voyage donc d’une importance extrême, mais que peu entreprennent pour la bonne raison que leur éducation, leur culture, leur milieu ne leur donne pas les moyens d’en comprendre l’urgence, ni d’en repérer le tracé. Or, telle est bien la tâche, que pendant ces quelques jours, nous allons entreprendre ensemble : nous approprier ces moyens. Notamment, en commençant aujourd’hui à éclairer d’une lumière plus vive la condition anthropologique occidentale actuelle, ainsi que celle dont le désir et la promesse sont inscrits au plus profond de notre nature. Afin d’expliquer, illustrer et concrétiser cette dernière, vous savez que j’ai choisi le paradigme anthropologique propre au christianisme originel. Je me propose enfin, et en fin de cette conférence, de vous donner un bref aperçu de l’histoire de l’anthropologie spirituelle (ou ternaire) occidentale. D’où le plan de cet exposé :

1 – D’où partons-nous ?

2 – Les fondamentaux de la première anthropologie chrétienne                

3 – Comment se disent-ils dans l’Ecriture sainte ?

4 – Bref aperçu historique sur son devenir  

 

I – D’où partons-nous ?

A ma connaissance, aucune conception de l’homme, aucune anthropologie ne le nie : l’homme n’est pas un être simple, mais un être composé. Et voici que nous désirons connaître ses composantes : non pas les accessoires, comme les cheveux ou les ongles, mais les essentielles, comme le corps, l’âme et l’esprit. Car ces trois-là sont, nous dit-on, « ontologiques », c’est-à-dire nécessaires à la définition de l’être-même de l’homme. Or, qui part en vue de mieux connaître ces trois-là s’aperçoit bien vite que le milieu, la société, la culture, la collectivité dont il est issu, l’a fort mal équipé pour mener à bien une telle entreprise. Parce que cette société, cette collectivité, se conduit à maints égards comme un être intelligent et volontaire, Simone Weil, à la suite de Platon, l’a appelé « le gros animal ». Je perpétuerai cet usage. Ainsi donc : en quelque manière, le gros animal fait mal les choses. A tout le moins celles utiles à étancher notre soif de connaissance essentielle. Mais comment s’y prend-t-il pour faire ainsi défaut ? Et pourquoi ?

Comment ? Notamment, en subornant le vocabulaire, en détournant le sens de certains mots, en les suiffant ou en les éviscérant de manière à les rendre évasifs, inoffensifs et inopérants. Et c’est là pourquoi je vous recommande dès l’instant de vous défaire du sens que nous avons pris l’habitude d’accorder aux mots « âme », « esprit », « corps » ou encore : « vie » et « mort ». A partir de maintenant, il conviendra en effet que, contrairement à l’usage, nous n’accordions plus au mot « âme » aucune signification dévote, religieuse ou spirituelle, ni non plus sentimentale, affective ou romantique. Car le mot « âme », en sons sens princeps signifie simplement : le mental, la part psychique de l’être. Et c’est ce sens que nous retiendrons. Quant à « l’esprit », à l’inverse, gardons-nous bien de l’assimiler à une fonction psychologique telle : la pensée, l’intelligence, la raison, où bien de l’assimiler à l’ensemble de ces facultés. Car l’esprit dont nous allons parler est une réalité ineffable, irréductible, inconcevable, une réalité spécifiquement religieuse et spirituelle, au vrai une réalité extrêmement mystérieuse. Nous y reviendrons.

         Mais le « gros animal » ne se contente pas de piper les mots qu’il trouve dangereux : il aime aussi à falsifier le sens de certaines propositions scientifiques en faisant passer pour acquis ce qui ne l’est justement pas. Par exemple, en faisant passer pour des théorèmes, qui sont des propositions démontrées, des énoncés qui ne le sont pas et sont en fait de simples postulats. Alors que nous présenterons la notion de « paradigme anthropologique » en début de la prochaine conférence, nous reviendrons sur cette question capitale. Dans l’ordre de choses qui nous intéresse ici, nous retiendrons pour l’instant que deux postulats sont particulièrement trompeurs.

Le premier affirme que l’homme est tricoté uniquement d’éléments physiques et psychiques, de viande et de mental, de corps et d’âme, et ceci de manière exclusive. Le second affirme que l’espèce humaine est une espèce à croissance continue et non une espèce à métamorphose. Ces deux postulats sont à la clé de l’anthropologie dualiste ou binaire élue et chérie par la civilisation occidentale moderne que celle-ci soit considérée dans ses phases laïque ou religieuse.

         Mais peut-être en douteriez-vous ? Regardez bien : de vous remémorer votre éducation familiale, ou vos années d’école va suffire à vous en convaincre. Pas de lieux ni d’heures, pas d’objets, ou de mobiliers, de salles de classe ou de sport qui ne soient consacrés à l’éducation de l’âme ou à celle du corps. Mais vous pourrez aussi vérifier aisément que les grands initiateurs des sciences humaines actuelles tels Claude Lévi-Strauss, Marcel Mauss, Emile Durckheim, Sigmund Freud, …, tous ramènent le « fait humain total » aux deux seules dimensions qu’ils sont capables d’en apercevoir : soit les dimensions physique et psychique, matérielle et mentale. Soit le corps et l’âme. Et ceci sans parler des « déconstructivistes » qui les suivront ni des récents transhumanistes ou posthumanistes, tous férocement motivés par le projet de réduire ces deux dimensions à une seule. Mais c’est là un autre sujet sur lequel nous reviendrons plus tard.

         Il est enfin naturel que formatés à ne voir, ni ne concevoir   dans l’être humain que du physique et du psychique, du corps et de l’âme, nous nous soyons construits comme un être seulement bidimensionnel, seulement fait de corps et d’âme. Et qui par suite n’est enclin à attribuer de signification ou de valeur qu’à ce qui passe par leur intermédiaire. De cette surprenante réduction, voulez-vous une preuve évidente et finalement passablement navrante ? La voici : la majorité des gouvernants et hommes de sciences actuels continuent, à la suite des grands noms cités plus haut, à réduire le monde à ce qu’ils en observent et à ce qu’ils en expliquent. Autrement dit : à ce qu’en cautionnent leurs sens et leur intelligence, leur corps et leur âme. Certes, c’est ainsi que font les enfants qui, dans la cour de l’école, ramènent le monde aux dimensions de leur jeu de billes. Mais, vu de Sirius, à l’aune de l’éternité, un tel provincialisme, un tel chauvinisme intellectuel et conceptuel alors qu’il est celui d’adultes responsables est véritablement hallucinant. C’est certain. Mais c’est là la conséquence inévitable du paradigme anthropologique dualiste ou binaire défendu bec et ongle par le gros animal occidental. Que ce soit sous ses dehors civils ou religieux, pourquoi cet animal s’accroche-t-il aussi désespérément à un paradigme anthropologique aussi mesquin, c’est là ce que nous comprendrons progressivement.

         Mais voici que nous en savons assez pour deviner qu’ainsi conditionnés à n’authentifier que le corps et l’âme, nous avons assez peu de chances de rencontrer et identifier l’esprit. Tel est donc le « lieu intellectuel » d’où nous partons, tel est notre handicap. Mais vous remarquerez que j’ai dit : « assez peu de chances » et non pas : « aucune ». Car l’expérience m’a appris que toujours pour l’esprit « une seule chance suffit ». Et c’est bien pourquoi, malgré que nous partions de si loin et si bas, je vous incite fortement à continuer le voyage en commençant par nous familiariser avec les grandes caractéristiques de l’anthropologie ternaire du christianisme ancien.

 

II – Les fondamentaux de l’anthropologie chrétienne originelle

         Par christianisme originel, nous entendons ici celui antérieur à la fondation de l’école théologique d’Alexandrie par Pantène maître de Clément d’Alexandrie. Ce qui nous situe avant la fin du IIe siècle, avant que la philosophie grecque ne marque son empreinte dans la révélation chrétienne. A l’examen, trois traits distinctifs séparent l’anthropologie du christianisme originel de celle promotionnée depuis le concile de Trente par l’Eglise romaine. J’ai pris pour habitude de nommer ces traits « Les trois fils d’or ». Ils sont : une composition ternaire « corps, âme, esprit » et non pas « corps et âme » de l’être humain, le fait que celui-ci voit le jour à travers un évènement de portée ontologique considérable couramment appelé « seconde naissance », le fait enfin qu’il jouit « d’une immortalité » qui n’est nullement celle que nous croyons. Examinons successivement ces trois fils d’or.

  • « Corps, âme, esprit » : l’anthropologie spirituelle considérée dans sa structure

Le plus commode consiste certainement à dire un mot de chacune des trois composantes prises séparément. Mais il s’agit là d’une simple commodité de présentation, puisque nous savons d’expérience sûre, qu’aucun de ces trois termes n’existe en lui-même, qu’aucun n’est la partie d’un tout qu’ils formeraient de concert. Pas plus la forme, la couleur et la saveur d’un citron ne sont des parties de celui-ci. Au vrai, l’expérience montre qu’il n’est, en effet, de corps vivant qu’animé par une âme, d’âme qu’animant un corps et d’esprit que spiritualisant une âme et un corps. A l’examen, ces trois modalités de l’être humain se présentent comme entretenant entre-elles des rapports semblables à ceux de l’air et de la lumière. A savoir qu’elles se montrent toujours parfaitement unies, mais sans nulle confusion, et toujours parfaitement distinctes, mais sans nulle séparation. Ce qui est possible parce que nous avons affaire ici, ainsi que le disait Blaise Pascal, à des modalités appartenant à trois « ordres de réalité » différents.

         Le corps tout d’abord. Eh ! bien, le corps ouvre électivement sur le premier ordre de réalité, soit le monde physique, sensible. Par ses cinq sens, il ouvre sur l’ordre de réalité matériel, sur le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « ouverture » et « sensation » : il est aussi « mouvement » et « action ». Par ses membres et organes, il permet d’agir sur le monde physique. Le corps est, pour la personne, son interface avec le monde extérieur : par lui elle peut s’exprimer dans ce monde, par lui encore ce dernier peut s’imprimer en elle. Par bien des côtés, le corps peut être valablement comparé à un scaphandre adapté au milieu où il a à évoluer.

Dans notre milieu physique, le corps est pondéral, matériel. Mais peut-être cela lui est-il nullement essentiel. On peut, en effet, le penser d’abord comme une figure, une composante principalement formelle ou énergétique, laquelle serait plus ou moins matérielle suivant l’ordre de réalité où le sujet doit vivre et se manifester. En sorte que certains des organes que nous lui connaissons actuellement pourraient ne pas lui être essentiels. Cependant, quoiqu’il en soit de l’intérêt d’une telle remarque, il demeure qu’il n’est de corps vivant qu’appartenant à un sujet et que, certainement, la fonction première du corps, sous quelque modalité que ce soit, est de permettre au sujet de s’exprimer tout en permettant à autrui de le localiser et l’identifier.

         L’âme maintenant. Vous l’avez compris, le corps dont on vient de parler ne pourrait remplir la moindre de ses fonctions s’il n’était vivant. Autrement dit : animé, c’est-à-dire encore ayant part à une âme dont il bénéficie. Car âme, en latin, se dit anima. Etymologie qui suffit d’ailleurs à prouver que, par définition, et par excellence, l’animal a une âme. Mais l’étymologie grecque est ici aussi riche d’enseignement. Car « âme » en grec se dit psykhe. L’âme, en ce sens qui est son sens originel et qui sera le notre, n’est donc autre que cette part de l’homme qu’étudie la « psychologie ». Autrement dit, en son sens étymologique et premier l’âme n’est autre que la psyché, le psychisme, le mental. En cela, elle est le lieu (ou la substance) de notre intériorité, de notre moi, de notre personne. Ou, ce qui est dire une même chose : le lieu de notre conscience, de notre volonté et de notre liberté.   Vous le voyez, nous sommes loin de l’acception romanesque, sentimentale et dénaturée du mot. Loin aussi de son acception cléricale, dévote et pieuse. Ceci remarqué, nous retiendrons utilement de l’âme humaine les deux traits que voici.

         1 – Comme nous l’avons dit, il n’existe pas plus d’âme sans corps, que de corps sans âme. Celle-ci forme, avec celui-là, une « uni-totalité ». Ce qui, nonobstant, ne les empêche d’être fondamentalement irréductibles l’un à l’autre : le monde des os, des cartilages, des viscères, des liquides physiologiques n’est pas celui des pensées, des souvenirs, des idées, des rêves. Une preuve expérimentale : les yeux du corps ne voient pas les idées et celles-ci n’en existent pas moins.

         2 – De même que le corps, l’âme par vocation est aussi « ouverture » et « action » sur un monde particulier : à savoir le monde des sujets, celui des réalités intelligibles. En effet, seule mon âme peut m’ouvrir sur la vôtre, sur votre personne, et me permettre de la comprendre, de « l’intelliger », c’est-à-dire de la « lire de l’intérieur ». Mais mon âme peut aussi, si elle le désire, « agir » sur la vôtre. Ceci par l’intermédiaire du langage, parlé ou non. Elle n’est pas seulement « intellection », elle est aussi « action ».

Et nous voici devant l’aporie suprême, car c’est maintenant de l’esprit qu’il nous faut parler. A cette fin permettez-moi de commencer en donnant la parole à l’un des plus profonds philosophes du XXe siècle, le russe Nicolas Berdiaev qui écrit dans son grand livre Esprit et Liberté : « L’esprit est précisément le lieu de rencontre de la nature divine et de la nature humaine. Cette rencontre est le phénomène originel (…). Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine. » (p.55)

Nous le comprendrons mieux bientôt : l’esprit est ce lieu en l’homme où ce dernier s’enracine en Dieu et où Dieu se déploie en lui. En ce sens, l’esprit humain, bien qu’humain, participe de l’Incréé et de l’Infini et par conséquent ne peut véritablement se définir. Cependant, si nul ne peut le définir précisément, on peut néanmoins le pressentir. Et, me semble-t-il, on peut aider grandement ce pressentiment à se dessiner de manière plus nette en situant intellectuellement l’esprit par rapport à l’âme.

Ainsi, tout à l’heure, nous avons entr’aperçu la « distance incommensurable » qui sépare le monde des idées et des rêves de celui des intestins, des os et des muscles. Eh ! bien, représentons-nous déjà, en suivant le judicieux conseil géométrique de Blaise Pascal, que la « distance » séparant l’esprit de l’âme est encore « infiniment plus infinie » que celle séparant l’âme du corps. En outre, pour esquisser les rapports de l’esprit et de l’âme, il existe bien d’autres analogies dont certaines, visuelles, sont encore plus suggestives. Tel est le cas, par exemple, de l’analogie de la figure cachée, ou encore de l’anamorphose. Une qualité forte de ces analogies est de suggérer que le monde vu par la grâce de l’esprit n’est nullement un autre monde que le monde naturel (sur lequel ouvrent le corps et l’âme), mais le même monde, cette fois perçu et vécu à une toute autre profondeur et lesté d’une toute autre signification.

Si l’âme, à la manière du corps, est d’un côté « ouverture » ou « fenêtre », et de l’autre « activité » et « action », il en va très exactement de même de l’esprit. Ainsi, si le corps ouvre sur le monde physique par la sensation, si l’âme ouvre sur le monde psychique par l’intellection, l’esprit, lui, ouvre sur le monde spirituel, par la contemplation. Suivant les époques et les courants de pensée, le monde spirituel est revêtu de noms différents. Pour les philosophes, il est le monde des essences et non plus des seules apparences. Il est le monde de l’Un de Plotin, celui des Idées de Platon. En bref, il s’agit du monde des « réalités en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime des choses, leur début et leur fin. Contrairement au monde ordinaire, ce monde est : non-local, atemporel, immatériel et, par suite, acausal. D’où l’étonnement, voire la stupeur, mais aussi le ravissement de ceux auxquels il se laisse parfois aimablement entrevoir. Suivant les religions, suivant les auteurs inspirés, il sera : le « Royaume des Cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de Marc, Luc et Jean, le « troisième ciel » de saint Paul, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Tao » du taoïsme, la « Terre pure » de l’amidisme, etc. Mais il faut en être certain : ce monde spirituel n’est pas un « au-delà » de notre monde. Il ne fait pas nombre avec ce dernier. Ainsi que je le disais plus haut, il est le même, mais vécu différemment. Ou, plutôt, et nous le comprendrons mieux plus tard : il est le même, mais vécu par un être qui n’est plus le même.

Un usage courant est de comparer l’esprit à un organe de vision, à un troisième œil. Saint Paul évoque ainsi magnifiquement les « yeux illuminés du cœur ». Cependant, pour belle qu’elle soit, cette image a pour inconvénient de comprendre l’esprit sur un mode instrumental. Elle souffre d’objectiver l’esprit. Or, il faut absolument dépasser cela, car l’esprit humain est autre chose et plus encore que tout cela. Au vrai, il est, au sens juste des mots, un être, un être vivant, une présence vivante. Je pourrais aussi dire une personne. A savoir celle, certes encore virtuelle, mais aussi déjà réelle, qui au tréfonds de notre âme, – si mauvais sujet que nous soyons ou voulions être -, déjà se dessine et se tisse à la manière du papillon qui doucement se forme et s’éveille dans cœur silencieux de sa chrysalide. Mais pour mieux apercevoir cela, certainement faut-il avoir déjà quelque connaissance du deuxième fil d’or.

2 – La seconde naissance : l’anthropologie spirituelle considérée dans sa dynamique

A croire ce que nos familles et l’université nous ont enseigné de la vie et de l’homme, – donc selon le paradigme dualiste ou binaire -, nous sommes nés le jour où nous sommes sortis du ventre de notre mère biologique. Et il y a que nous sommes définitivement, et seulement, celui-là qui en est sorti. Sur un tel sujet, aucune ambiguïté : chacun connaît la date et le lieu de naissance inscrits sur sa carte d’identité. Et chacun se confond sans réticence avec l’individu qui est sur la photo. Il n’y a là aucun doute et, d’après l’anthropologie seulement binaire, il ne peut y en avoir. En effet, si l’homme en tant que tel se définit par l’heureuse conjonction de son corps et de son âme, alors il est certain que le bébé qui apparaît entre les cuisses de sa mère est déjà homme. Il est même, sur le plan de l’essentiel, du définitionnel, un homme complet, achevé, puisque l’évidence est qu’il possède déjà un corps et une âme actuels, je veux dire ; en actes, vivants. Il les possède d’ailleurs dès avant sa naissance. Et ceci malgré que – cela ne change rien sur le plan de l’essence – le corps et l’âme du jeune enfant sont d’évidence immatures et miniatures et devront par la suite se développer pour se réaliser et devenir adultes. La vie naturelle tout à la fois biologique et sociale sert d’ailleurs à cela. C’est là du moins une tâche qui lui fait honneur et qui lui donne du sens.

         Certes, il est évident que la première naissance, la naissance biologique, dote effectivement le nouveau-né d’un corps et d’une âme. Mais, dans la perspective de l’anthropologie ternaire, elle ne lui confère ainsi « qu’une part seulement de son humanité », puisque selon cette anthropologie l’homme, l’homme véritable, complet, réalisé, achevé est indissociablement « corps, âme et esprit ». Or il est patent que la première naissance ne pourvoit pas l’enfant d’un esprit « actuel ». Ce dernier est, au mieux, en dormance, seulement en germe, seulement virtuel. Ce faisant, nous n’héritons jamais de notre naissance biologique qu’une vie imposée, partielle, relative, momentanée.

Ainsi nous faut-il bien regarder cette chose en face : dans l’optique spirituelle, ou ternaire, quand bien même serais-je le plus grand savant, grand écrivain, grand poète, grand compositeur, grand peintre réunis, si je n’ai actualisé mon esprit, si je ne l’ai pas mis en œuvre, si je ne lui ai pas fait porter de fruit, je ne suis pas plus humain, pas plus un homme fait, achevé, qu’une larve n’est l’imago dont elle porte la possibilité et la responsabilité. Saint Paul disait cela en ces termes extraordinaires dont vous vous souvenez tous : « Quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais toute la foi (…), quand je distribuerais tous mes biens, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien » (1 Cor 13, 2-3).

En effet, ainsi que nous allons le comprendre, l’esprit et l’amour sont un même être. Et il est sûr qu’aux yeux de saint Paul demeurer une larve, si belle et dodue soit-elle, ou être rien – la larve étant vouée au rien – c’est une même chose. Saint Paul utilise d’ailleurs lui-même et à plusieurs reprises, comme nous le verrons, la notion de métamorphose pour signifier la seconde naissance, pour signifier la transformation par laquelle l’être humain, en accueillant et actualisant son esprit, hérite d’une vie fondamentalement différente : non plus obligée mais libre, non plus partielle mais totale, non plus relative mais absolue, non plus temporaire mais éternelle. A bien des égards, l’image de la métamorphose animale pour désigner la seconde naissance de l’homme, pour désigner sa vraie naissance, est excellente. Cependant, deux différences fondamentales ne doivent pas être oubliées. La première tient à ce que, contrairement aux métamorphoses animales, la naissance spirituelle n’a pas de fin. Elle n’est en rien un évènement ponctuel, mais un chemin et un processus infini. Elle n’est jamais acquise, jamais passée, jamais faite, mais toujours à venir, toujours à faire. « Jamais derrière », « toujours devant », comme disait le grand Zundel. De là l’humilité sans mesure de tous les grands mystiques.

         La deuxième divergence est tout aussi capitale. Car les transformations animales, ou végétales, ne sont pas libres. Le têtard n’a pas la liberté de refuser de se transformer en grenouille, ni la chenille en papillon. Cette question de la liberté, dès lors que l’on traite de l’esprit, est véritablement capitale. Car, quelles que soient les modalités, les choix, sous les quels, la seconde naissance se propose, elle nécessite absolument et à chaque fois le consentement parfaitement libre de l’âme à l’esprit. Sans ce consentement totalement libre de la personne à celui qui, en elle, est plus grand qu’elle – et aussi plus réel qu’elle, puisqu’il préfigure son imago – on ne saurait valablement parler de nouvelle naissance, évènement de portée ontologique puisque c’est de lui, précisément, que l’homme reçoit son être même.

         3 – Une conception particulière de l’immortalité :

         Le domaine de la mort offre aux sciences humaines un terrain d’investigation parmi les plus riches que l’on puisse imaginer. La conception de la mort et de l’immortalité, la thanatologie du premier christianisme est en particulier l’une des plus achevées qui soient. Le revers de la médaille est que pour la résumer correctement il faut disposer de bien plus de temps que nous en avons. C’est pourquoi vous voudrez bien excuser le style télégraphique des deux notations que voici.

         1 – Selon l’anthropologie apostolique il convient de distinguer fondamentalement deux morts. La première, la biologique est une mort obligatoire, relative, partielle et temporaire. « Obligatoire » parce que tout le monde y passe. « Relative » parce que laissant en vie. « Partielle » parce qu’elle n’affecte pas la totalité de l’être mais seulement le corps. « Temporaire » parce que n’ayant d’effet que temporaire. Mais il y a une autre mort, la fameuse et terrifiante « seconde mort ». Celle-ci attend les seules chenilles qui refusent leur seconde naissance, car seuls les papillons sont définitivement immortels. Cette seconde mort est donc libre en ce qu’elle peut être évitée, absolue parce qu’elle est sans appel, totale parce qu’elle supprime la totalité de l’être et éternelle parce que définitive et donc « éternelle », non dans son existence, mais dans ses conséquences.

2 – Saint Augustin, réfléchissant à la condition de l’homme face à la mort distinguait trois manières d’entendre l’immortalité. Il les désignait par les trois expressions emblématiques : « Non posse mori », « Non posse non mori », et « Posse mori, posse non mori ». Que cela signifie-t-il ?

  – « Non posse mori » signifie : « Je ne peux mourir » donc en conséquence : « Je suis immortel et obligé de l’être, je n’y peux rien ». C’est là la croyance en l’immortalité « naturelle », ou « essentielle », élue à la suite de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin par l’Eglise catholique romaine née du Concile de Trente. La doctrine de l’enfer éternel est consubstantielle à cette première conception.  

– « Non posse non mori » signifie : « Je ne peux pas ne pas mourir » et donc : « Je dois obligatoirement mourir, je dois disparaître ». C’est là la croyance ordinaire des athées.  

– « Posse mori, posse non mori » : « Je peux mourir, ou ne pas mourir », donc : « Sous condition de mon acceptation, si je le désire, je peux être immortel. J’ai le choix ». Ce troisième cas est celui dite « optionnelle », ou encore « conditionnelle ». Cette conception, comme nous allons pouvoir le vérifier dans un instant, est celle annoncée par Jésus-Christ, elle est celle du christianisme originel.

III – Suivre les trois fils d’or dans le Nouveau Testament et les écrits des Pères antérieurs à la fin du deuxième siècle

1 – A propos de la structure « corps, âme, esprit »

Dans les textes de l’Ecriture, certainement le plus rare est que l’anthropologie ternaire s’énonce dans sa séquence complète « corps, âme, esprit ». Ceci tient sans doute à ce que le corps est une dimension si patente et évidente qu’il est, là, fréquemment, sous-entendu. C’est pourquoi, on peut tenir pour certaine l’empreinte du paradigme ternaire, dès lors qu’on rencontre les seules distinctions binaires « âme, esprit » et « âme, cœur » puisqu’en un tel cas, dans le vocabulaire biblique, le « cœur » désigne « l’esprit ». Et surtout, et plus encore, lorsqu’on rencontre le doublet « chair, esprit » puisque la chair, à elle seule, désigne dans la Bible l’homme biologique entier, c’est-à-dire l’homme naturel tissé seulement de corps et d’âme.

Il faut donc se familiariser d’emblée avec le fait que le ternaire anthropologique affectionne de s’exprimer dans la Bible sous une forme littérale binaire, ce qui est d’ailleurs, et de loin, le plus souvent le cas. Je me permets d’insister fortement sur ce point, car la lecture romaine officielle prend précisément appui sur ces formes binaires pour justifier son anthropologie dualiste. Ce qui est quand même un comble : je n’en dis pas plus. Ceci noté, permettez-moi de signaler à votre bienveillante attention les textes révélateurs suivants.

Et, en tout bien tout honneur, voici d’abord la grandiose finale de la Première Lettre aux Thessaloniciens de saint Paul : « Que le Dieu de Paix lui-même, vous sanctifie tout entier et que tout votre être, esprit, âme, corps soit gardé irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 5, 23). Puis je citerais volontiers l’extraordinaire verset He (4, 12) qui révèle que c’est la Parole divine en personne qui permet de distinguer l’esprit de l’âme. Elle qui, dit le texte, est « plus affilée qu’un glaive à double tranchant (…) et pénètre jusqu’à la séparation de l’âme et l’esprit, des jointures et des moelles ». Nous retiendrons aussi que la « Lettre aux Romains », quant à elle, en son chapitre 8, n’oppose pas moins de sept fois la chair et l’esprit et la « Lettre aux Galates » pas moins de cinq fois. Voulez-vous quelques exemples ? Ils sont tous célèbres :

« Car les pensées de la chair c’est la mort, les pensées de l’esprit c’est la vie et la paix » (Rm 8, 7) ; « Etes-vous si fous ? Avoir commencé par l’esprit et maintenant achever par la chair ! » (Ga 3,3) ; « Je le dis : conduisez-vous par l’esprit et vous n’accomplirez pas la convoitise de la chair » (Ga 5,16) ; « Car la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair » (Ga 5,17). Et, vous le savez, c’est dans cette lettre qu’on trouve la fameuse description du « fruit de l’esprit » (5,22) et aussi celle, bien sûr, des tristes « œuvres de la chair » (5, 19).

Vient enfin la célèbre Première Lettre aux Corinthiens qui, elle aussi, oppose clairement la chair et l’esprit (1 Co 5,5) et qui surtout n’a de cesse de mettre en regard l’homme charnel, ou psychique, et l’homme spirituel (2,14-15; 3,1-3 ; 15,46) ou bien encore le « corps psychique » et le « corps spirituel » (15,44). Nous y lisons par exemple : « Pour moi frères, je n’ai pu vous parler comme à des spirituels, mais comme à des charnels » (3,1). Ou encore : « Il n’y a pas d’abord le spirituel, mais le psychique, ensuite le spirituel » (15, 46). Et aussi : « On est semé corps psychique, on se relève corps spirituel. Car s’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel » (15, 45).

     Bien sûr, l’anthropologie de saint Jean est aussi profondément ternaire que celle de saint Paul. En témoignent nombre de versets (Jn 1,14 ; 19,30 ; …) dont, en particulier, ceux où Jésus-Christ, lui-même, en personne, se réfère à l’anthropologie ternaire. Ainsi lorsqu’il dit : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3, 6). Ou encore : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien » (Jn 6, 63). Toutes paroles aussi transparentes que le cristal et aussi décisives que le Jugement dernier. Paroles à la suite des quelles nous ne serons pas étonnés de découvrir que, dans les trois autres évangiles, Jésus et la Vierge Marie elle-même s’expriment en termes d’anthropologie ternaire. Jésus, par exemple, dans les évangiles de Matthieu et Marc dans sa fameuse mise en garde « L’esprit est ardent, mais la chair est faible » (Mt 26,41 ; Mc 14, 38). Marie dans l’évangile de Luc, alors qu’elle s’écrie avec une délicatesse sublime : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon sauveur » (Lc 1, 48).

Mais voici qu’il est temps d’illustrer la structure ternaire telle que l’énoncent les premiers Pères de l’Eglise. On commencera par noter que celle-ci se déploie magnifiquement dès la plus ancienne homélie connue (année 120, environ) : celle rapportée par Clément de Rome (2Co 14,3). On retiendra aussi que les sept lettres connues de saint Ignace d’Antioche, mort dévoré par les fauves à Rome vers 110, campent le clivage « chair-esprit » pas moins de treize fois ! Mais, rassurez-vous, nous n’allons pas analyser ces occurrences, très semblables les unes aux autres. Elargissons plutôt notre échantillon de citations à l’aide des trois suivantes sur les quelles se terminera ce bref aperçu.

Dans l’Apologie d’Aristide, adressée vers 158 à l’empereur Adrien, nous lisons ce passage remarquable, qui précise en plus de quoi le corps est fait : « Comme tu le concéderas toi aussi, Ô roi, l’homme est composé de quatre éléments d’une part et, de l’autre, d’une âme et d’un esprit (…) Sans l’une de ces dimensions, il n’existe pas comme homme » (7,1). Vous avez entendu : « il n’existe pas comme homme ».

Dans son traité De Résurrectione, qui date des années 160, saint Justin Martyr fondateur de la première école de philosophie chrétienne à Rome écrira par exemple ceci : « Le corps est donc la maison de l’âme, comme l’âme elle-même est la maison de l’esprit, ce sont ces trois-là qui seront sauvés ».

Dans le fameux et irremplaçable ouvrage de saint Irénée intitulé : Contre les hérésies ou réfutation de la gnose au nom menteur, livre qui date de 180 environ, je pourrais extraire des dizaines de citations illustrant la conception ternaire de l’homme. Mais, pour cet exposé, j’en choisis une seule : « Que nous soyons un corps tiré de la terre et une âme qui reçoit de Dieu son esprit, tout homme quel qu’il soit le confessera » (V 6, 1). Tout homme quel qu’il soit !  Vous le constatez, en ces temps anciens, le paradigme ternaire, considéré dans sa structure, était une évidence.

2 – A propos de la « nouvelle naissance »

Ce thème, nous le savons, est aussi capital que le précédent. Il lui est consubstantiel absolument. Cependant, pour ne pas abuser de votre attention, je me limiterai ici à citer seulement quelques paroles de Jésus, de Jean, de Paul et, enfin, de la « Lumière des Gaules », je veux dire de saint Irénée.

Dans l’évangile de Jean, le premier miracle de Jésus-Christ, celui des noces de Cana, laisse entrevoir le ternaire humain et la nouvelle naissance. Car les jarres sont le corps, l’eau est l’âme et le vin est l’esprit. (Jn 2, 1-11). Et c‘est Jésus qui transforme l’eau en vin : il montre ainsi qui est le Maître de la seconde naissance. Cependant, pour pénétrer plus avant les mystères de cette nouvelle naissance, il faut en référer à l’enseignement donné par Jésus au pharisien Nicodème venu l’interroger la nuit en secret. Cet enseignement commence par ces mots célèbres : « Vraiment, vraiment je te dis : si on ne naît de nouveau on ne peut voir le règne de Dieu (…) ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il faut naître de nouveau ». (Jn 3,3-7). Vous trouverez cet enseignement et son développement au chapitre trois de l’évangile de saint Jean. Mais dans sa première lettre aussi, l’Aigle de Patmos délivre, à propos de la nouvelle naissance, un enseignement plus précieux que l’or et le diamant. Notamment lorsqu’il écrit : « Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jn 4,7). De même lorsqu’il explique en quoi consiste l’amour des « enfants de Dieu ». Sur ce sujet, saint Jean, qui reprend l’enseignement de Jésus, ne laisse aucun doute : la naissance à l’esprit, la naissance à la totalité de soi-même, autrement dit « la seconde naissance » n’est autre que la naissance à l’Amour. Il ne s’agit, bien entendu, ni d’amour physique (ou corporel), ni d’amour psychique (ou sentimental) mais d’amour spirituel. Ni d’éros, ni de philia, mais d’agapé. Ni de cupido, ni d’amor, mais de caritas.

Saint Paul, plus que tout autre auteur sacré, traite fréquemment de la « nouvelle naissance ». C’est là un de ses thèmes-clés. Cependant, il ne la nomme jamais ainsi. Il préfère la signifier d’autres manières. Soit en recourant à des notions susceptibles de recevoir le même sens : ainsi celles de « conversion », de « renouvellement », de « transformation », de « transfiguration », de « métamorphose ». Soit en évoquant la larve qui précède ou l’imago qui suit l’accouchement. Soit en mettant les deux en regard dans une même phrase, ou une même péricope. Donnons quelques exemples de ces trois manières.

Voici une illustration du premier registre : « Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12, 2). C’est précisément de metanoïa dont il est ici question.

Lorsqu’il recourt au second procédé, Paul évoque soit la larve seule qu’il appelle le plus souvent : « le vieil homme » (Rm 6,6). Soit l’imago seul qu’il appelle alors : « homme intérieur » (Rm 7,22) (Eph 3,16), « créature nouvelle » (Ga 6,15), « enfant de Dieu » ou encore « enfant de la promesse ». Ainsi, dans ces deux beaux exemples issus de la Lettre aux Romains : « Tous ceux, en effet, qui sont menés par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Rm 8 ,14), « Ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la Promesse… » (Rm 9,8).

Mais le tour littéraire préféré de Paul est certainement le troisième. Paul oppose alors, et toujours de manière extrêmement évocatrice : « le fils de la servante et celui de la femme libre » (Ga 4, 22-23), « l’homme ancien, le vieil homme et l’homme nouveau, l’homme neuf » (Eph 4,22 ; Col 3,9-10), « l’homme extérieur et l’homme intérieur » (2 Co 4,16), « l’homme psychique et l’homme spirituel » (1 Co 2, 13-17 ; 15,44 ; 15,46). Afin d’illustration, choisi parmi tant d’autres, un seul exemple, mais magnifique : « C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. Au contraire, même si notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16),

Comment les premiers Pères parlaient-ils, pour leur part, de la nouvelle naissance ? Voici, à titre d’exemple, deux passages du grand livre de saint Irénée dans les quels l’auteur fustige des hérétiques :

« Ou comment l’homme ira-t-il à Dieu si Dieu n’est pas venu à l’homme ? Comment les hommes déposeront-ils la naissance de mort, s’ils ne sont pas régénérés, par le moyen de la foi, dans la naissance nouvelle qui fut donnée contre toute attente par Dieu en signe de salut (…) ? » (A.H., IV, 33, 4)

Second passage : « … ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance. (…). (…) le Père de toutes choses (…) ayant fait apparaître ainsi une nouvelle naissance afin que – comme nous avons hérité de la mort par la naissance antérieure – nous héritions de la vie par cette naissance-ci. Ils repoussent donc le mélange du vin céleste et ne veulent être que l’eau de ce monde, n’acceptant pas que Dieu se mélange à eux… » (A.H. V, 1, 3).

Paroles d’un prix exceptionnel prouvant que la tradition première considérait la naissance biologique comme une « naissance de mort » et la nouvelle naissance comme une « naissance de vie. » Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev ne verront pas les choses autrement.

 

3 – A propos de l’immortalité :

       Le dernier catéchisme de l’Eglise catholique, celui de 1992, conformément à saint Thomas, affirme que l’âme humaine est de nature spirituelle et immortelle. C’est vrai pour tous les hommes et ils n’ont pas le choix : c’est le choix de Dieu. C’est là la doctrine de l’immortalité « naturelle » ou « essentielle » que nous connaissons. Or, que dit l’Ecriture ? Eh bien ! Précisément le contraire, puisque Jésus-Christ affirme inlassablement, à temps et contretemps, que l’immortalité n’est pas une donnée de nature, mais un don gracieux, librement proposé, qui ne peut s’actualiser que sous réserve de l’acceptation d’une condition unique qu’il rappelle tous les jours et s’ingénie à expliciter de mille manières. Sachez que j’ai fait le décompte exact des versets néotestamentaires affirmant le caractère conditionnel, ou optionnel, de l’immortalité humaine. Or, ils ne sont pas moins de 129. Tous aussi clairs que les suivants, que je choisis dans l’évangile de Jean :

 « En vérité, je vous dis que celui qui écoute ma parole (…) a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie » (Jn 5.24) ; « En vérité, en vérité je vous le dis : Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jn 8,47) ; « … quiconque vit et croit en moi, vivra » (Jn 11, 26) ; « En vérité, en vérité je vous le dis : si quelqu’un garde ma parole, il ne goutera jamais la mort » (Jn 8,51)

Si les mots ont un sens, bénéficier de « la vie éternelle » ou être « immortel » sont une seule et même chose. Ceci noté, un seul de ces versets dit-il que les hommes, que tous les hommes ont la vie éternelle ? Pas un seul. Par contre, tous disent explicitement que l’accès à l’immortalité est soumis à une condition qui, selon le contexte, se dit différemment. Mais qui est toujours la même. Soit : « naître de nouveau » comme le prouvent les paroles de Jésus à Nicodème. Car telle est bien la véritable condition de l’immortalité : la seconde naissance.

Les Pères antérieurs à l’Ecole d’Alexandrie prônaient naturellement cette même conception conditionnelle, optionnelle et libre de l’immortalité. Ecoutez par exemple comment saint Ignace d’Antioche, au tout début du second siècle, présente le pain eucharistique. Il écrit : « Ce remède d’immortalité, cet antidote pour ne pas mourir, ce pourvoyeur en Jésus-Christ de la vie éternelle » (Eph. 20,2). Paroles extraordinaires qui à elles seules suffisent, vous le constatez, à ruiner définitivement le dogme de l’immortalité naturelle ou essentielle de l’homme. Voici enfin cette prosopopée magnifique de saint Théophile d’Antioche, dans son célèbre ouvrage Trois livres à Autolycus qui date de la fin du IIe siècle : « Mais on nous dira : mourir n’était-il pas dans la nature de l’homme ? Pas du tout ! Etait-il donc immortel ? Nous ne disons pas cela non plus. On va répliquer : il n’était donc rien du tout ? Ce n’est pas non plus ce que nous supposons. Voilà : par nature l’homme n’est pas plus mortel qu’immortel. S’il avait été créé dès le principe immortel, il eut été créé Dieu. D’autre part, s’il avait été créé mortel, il eut semblé que Dieu fut la cause de sa mort. Ce n’est donc, ni mortel qu’il a été créé, ni immortel, mais capable des deux ». (II, 27) Difficile d’être plus clair, n’est-ce pas ?

Telle est donc la liberté magnifique, mais abyssale, qui, selon l’anthropologie ternaire originelle, est la seule authentique, la seule conforme à l’amour de Dieu et à l’honneur de l’homme. Le Maître de sagesse Ben Sira, qui écrivait en 190 avant Jésus-Christ, la campait ainsi dans ces mots d’une simplicité inoubliable (Sir 15,17) : « Devant les hommes sont la vie et la mort et ce qui plaît à chacun lui sera donné ».

 

IV – Bref aperçu historique

L’histoire occidentale de la tripartition anthropologique est passablement complexe, ce qui ne doit guère étonner, notamment du fait que la dimension de l’esprit est très subtile et sujette à maintes compréhensions. Ce qui, au reste, est encore le cas de l’âme et même du corps.

Ainsi, dès les premiers siècles de notre ère, sous la même séquence « corps, âme, esprit », se cachent deux anthropologies ternaires très différentes. Celle de la « séquence grecque » imprégnée du dualisme formidable, formidable parce qu’expérimental, qui oppose le visible et l’invisible et place ainsi d’un côté de la césure essentielle « le corps » et de l’autre le binôme « âme, esprit ». Celle ensuite de « la séquence biblique et chrétienne », sensible à un dualisme non moins formidable mais bien plus subtil, à savoir celui qui distingue radicalement le « monde créé » du « monde incréé ». Les partisans de cette dernière séquence expérimentent « l’esprit » comme participant de l’Incréé et le binôme « corps, âme » comme appartenant naturellement au monde créé. De cette différence, en découlent d’autres tout aussi considérables sur lesquelles je ne peux m’étendre ici. Mais on retiendra que, sur le plan historique, elles sont à la source d’une rare complexité puisque tout au long de l’histoire chrétienne ces deux compréhensions ternaires n’auront de cesse de se croiser, de se mélanger, pour se séparer de nouveau. Et ceci même chez un même auteur.

C’est pourquoi, pour ceux d’entre vous qui désireraient approfondir leur connaissance de cette histoire, je ne saurais mieux faire aujourd’hui que de leur recommander la lecture de trois essais fondamentaux. Soit l’essai d’Henri de Lubac intitulé « Anthropologie tripartite » » qu’ils trouveront dans son livre Théologie dans l’histoire (DDB, 1996, T2). Soit l’essai de A.J. Festugières intitulé « La division « Corps, Ame, Esprit » de 1Th 5,23 et la philosophie grecque » paru dans Recherches de Sciences religieuses en1930 (n°XX). Sans oublier enfin la somme magistrale de Jean Boboc : La grande métamorphose. Eléments pour une théo-anthropologie orthodoxe, parue au Cerf en 2017.

Mais une autre source de la difficulté qu’il y a à suivre l’histoire du ternaire anthropologique chrétien est qu’il se caractérise, nous l’avons vu, par trois marqueurs, ceux-là même que j’ai appelés les « trois fils d’or ». Or il se trouve que leurs évolutions historiques ne sont pas forcément synchrones, loin de là. D’où la difficulté et l’ampleur de la tâche. D’où enfin que je ne me suis attaché jusqu’ici qu’à suivre un marqueur à la fois.

Les réflexions que j’ai retenues pour cette première conférence concernent la question de l’immortalité de l’âme. Dans la troisième conférence je dirai en introduction quelques mots sur la trajectoire historique de la structure ternaire elle-même.

Mais, quelle est donc l’histoire occidentale de l’immortalité de l’âme ? Même question formulée de manière plus brutale : « Comment en est-on arrivé là ? » Précédemment j’ai cité saint Irénée et saint Augustin et nous aurons à évoquer saint Thomas d’Aquin. Mais l’histoire de la victoire de l’immortalité essentielle sur l’optionnelle, – et corrélativement celle de l’idée d’enfer éternel sur l’idée d’anéantissement -, ne tourne pas seulement autour de ces trois personnages. Reste cependant que, compte tenu de leur envergure considérable, ils méritent d’être mis en surbrillance. Je résumerai les choses comme suit.

Dès l’Odysée d’Homère, l’idée d’enfer se dessine : les justes vont aux Champs Elysées et les méchants sont jetés dans le Tartare où ils subissent des souffrances sans fin. L’immortalité essentielle de l’âme humaine est d’autre part une idée, une thèse grecque fondamentale défendue notamment par Platon. On admettra que, jusqu’à la fin du second siècle, jusqu’à saint Irénée (130-202), l’hellénisation du christianisme ne modifie pas en profondeur l’anthropologie originelle. Encore que, dès la fin du IIe siècle avec la diffusion de L’Apocalypse de Pierre, puis celle des écrits d’Athénagore (133-190), de Tertullien (160-220), de Minucius Félix (200-260) l’idée d’enfer prend du corps, ainsi que celle d’immortalité essentielle notamment avec Clément d’Alexandrie (150-215) et Origène (185-254). Puis ces deux idées s’affinent et s’affermissent pour être théorisées et incrustées définitivement dans le christianisme par saint Augustin (354-430) qui est gorgé de philosophie grecque comme on sait. L’un des derniers défenseurs avérés de l’immortalité conditionnelle sera Arnobe (255-330)

Arrivé à saint Augustin, dont l’œuvre va devenir la référence centrale et suréminente de tout le christianisme médiéval, il est impératif de retenir ceci qu’il est facile de vérifier. D’une part, Augustin ignore la Tradition originelle, d’autre part il comprend le N.T. à la lumière de la philosophie de Platon et de Plotin.

Puis vient saint Thomas d’Aquin (1224-1274) dont la pensée est si rigoureuse et ciselée, les œuvres de doctrine si profondes et exhaustives qu’on les dirait engendrées par un cerveau surhumain. Sa Somme théologique va jouer dès le XIVe siècle le rôle d’un véritable phare. Mais n’anticipons pas. Et notons ces deux traits de la pensée et de la vie de Thomas d’Aquin, tous deux rarement mis en valeur.

Le premier est que pour saint Thomas la tradition chrétienne se résume archi-prioritairement à saint Augustin et de manière tout à fait secondaire à Origène et au Pseudo-Denys (qui sont des Pères convaincus de l’immortalité essentielle de l’âme.) Autrement dit, saint Thomas, comme saint Augustin, ignore la tradition originelle. A quoi s’ajoute que, fasciné par la pensée d’Aristote que l’on redécouvre en son siècle par l’intermédiaire des auteurs arabes, il lit, comprend et explique la Bible à la lumière des catégories de la philosophie grecque. Tel est le premier trait.

Le second trait tient à un évènement. Peu avant sa mort, le 6 décembre 1273 au soir, alors qu’il célébrait sa messe en l’église saint Nicolas de Naples, saint Thomas fût l’objet d’une illumination intérieure qui le bouleversa tant qu’il ne voulut, ni ne put, par la suite, ni écrire le moindre mot, ni dicter la moindre page. Son secrétaire et ami, frère Réginald, complètement affolé par cette brusque démission, lui demanda alors : « Père, comment laissez-vous inachevée une œuvre si grande, entreprise par vous pour la gloire de Dieu et l’illumination du monde ? » Ce à quoi, Thomas répondit : « Je ne peux plus (…) car tout ce que j’ai écrit et enseigné me paraît maintenant une botte de paille auprès de ce que j’ai vu et qui m’a été dévoilé »

         Saint Thomas connaissait bien sûr la fameuse parole d’Isaïe : « Vous avez conçu du foin, vous enfanterez de la paille, mon souffle est un feu qui vous dévorera » (Is 33,11). Thomas disait ainsi à Réginald que Dieu venait de lui montrer que son œuvre immense était bonne à mettre au feu.

         Quant à la suite, vu le génie et la sainteté de Thomas d’Aquin, il convenait, bien sûr, que l’Eglise accordât à son œuvre une très grande importance, mais relative, limitée, circonstanciée, conditionnée et datée par l’histoire. Et, notamment par le fait que cette œuvre ignore les premiers Pères de l’Eglise et le christianisme originel. Or, d’évidence, tel ne fut pas le cas. Et c’est même le contraire qui arriva. Pour comprendre la suite on retiendra de manière résumée les 5 moments suivants.

         1 – Lors du Concile de Trente (1545-1563), ainsi que le rapporte Léon XIII, je reprends ses mots, les choses se passèrent ainsi : « Mais le plus grand honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui seul, et qu’il ne partagea avec aucun des docteurs catholiques, lui vient des Pères du Concile de Trente : ils voulurent qu’au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Ecritures et les décrets des Pontifes suprêmes, sur l’autel même, la Somme de Thomas d’Aquin fut déposée ouverte pour qu’on put y puiser des conseils, des raisons, des oracles. » Oui ! Vous avez bien entendu : la Somme théologique, – l’œuvre dont saint Thomas affirma lui-même qu’elle n’avait pas plus de valeur qu’une botte de paille -, cette œuvre figurait ouverte sur l’autel lui-même, à côté de la Bible elle-même et comme à l’égale même de celle-ci.

    2 – La 4 août 1879, dans son Encyclique Aeterni Patris, Léon XIII écrit que « la précieuse doctrine de saint Thomas l’emporte sur toutes autres en solidité et en excellence », et il promeut le renouveau des études philosophiques chrétiennes en exigeant qu’elles se fondent sur l’enseignement de saint Thomas d’Aquin.

3- En 1914, Pie X promulgue, et en 1917, Benoit XV approuve les fameuses et désormais incontournables « 24 thèses thomistes ». Parmi celles-ci au mépris de tout ce que nous savons la thèse 15 affirme de l’âme humaine créée par Dieu qu’elle « est de sa nature incorruptible et immortelle ».

4 – Concernant le thème capital de l’âme humaine et des fins dernières on était endroit d’espérer de Vatican II un réexamen des conceptions de Thomas d’Aquin. Il n’en fut rien, comme le prouve par exemple la place de mâle dominant réservée à ce dernier par l’Encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II. Le vocabulaire de Jean-Paul II ne trompe pas. Ainsi promotionne-t-il le saint docteur comme : « maître de pensée », « modèle de théologie », ou encore « authentique modèle pour ceux qui cherchent la vérité ». Enfin, et surtout, comme « Apostolus Veritatis », c’est-à-dire comme : « l’Apôtre de la Vérité ». Rien de moins.

5 – Là est la raison pour laquelle le Catéchisme de l’Eglise catholique signé par Jean-Paul II en 1992 propose un chapitre d’anthropologie dont le titre furieusement binaire « Un de corps et d’âme » est déjà révélateur et où l’on peut lire dans son paragraphe 366 que l’âme humaine du fait de sa création est « spirituelle » et « immortelle ». Dont acte et fin de l’histoire. Du moins fin de l’histoire de l’immortalité de l’âme créée par Dieu telle que comprise et enseignée par le Magister de l’Eglise romaine, mais pas par le souverain pontife, pas par le pape François 1er qui récemment, en avril dernier, a eu le courage de réaffirmer la doctrine originelle, authentiquement chrétienne, en confiant au fondateur du journal La Repubblica, Eugénio Scafarli : «  Les âmes ne sont pas punies, celles qui se repentent obtiennent le pardon de Dieu et prennent place dans les rangs de celles qui contemplent Dieu. Mais celles qui ne se repentent pas disparaissent. L’enfer n’existe pas, ce qui existe c’est la disparition des âmes pécheresses ». Peut-être pouvons-nous beaucoup attendre de l’avenir !

Introduction à l’histoire et à la signification du symbolisme des Quatre Vivants de l’Apocalypse

Angers, Prieuré Saint Augustin, 16 juin 2013, par Michel Fromaget

Afin que, dès le début de cet exposé, les choses soient dans l’esprit de l’auditeur aussi claires qu’il est souhaitable, je désire préciser l’identité de ces Quatre Vivants. Ceux-ci répondent en effet à bien d’autres noms car, suivant les époques et les traditions, on les appelle : « les Quatre chérubins », « les Quatre Animaux mystiques », « les Quatre Evangélistes », « les Veilleurs », « Ceux qui ne dorment pas », etc. Mais qui sont-ils donc ?

Ils sont ces quatre êtres biologiques – totalement improbables et parfaitement incroyables – que beaucoup d’entre nous connaissent pour les avoir aperçus auréolant l’image du Christ sur le tympan de quelque église romane. Ces quatre sont pourvus d’ailes de plumes et ils ont respectivement figure : d’homme, d’aigle, de lion et de taureau. Oui, c’est bien de ces quatre êtres là, extrêmement mystérieux, dont la seule évocation consterne l’intelligence, dont je suis particulièrement heureux et honoré de vous entretenir aujourd’hui.

En effet, infiniment loin (comme on voudrait nous le faire croire) d’être des symboles naïfs et infantiles, d’être des symboles primitifs, archaïques et totalement surannés, les Quatre Vivants ne sont pas nés dans la nuit des temps, ni n’ont réussi à franchir depuis lors plus de deux millénaire et demi à seule fin de susciter et orner le discours des universitaires et des curieux d’aujourd’hui. Non ! ces étranges figures sont venues, à travers les siècles jusqu’à nous, afin de nous faire connaître un secret d’une valeur inouïe, d’une valeur absolument suressentielle, secret dont elles sont tout à la fois les messagères et les gardiennes. Ce secret est celui dont saint Paul disait qu’il est un « mystère gardé dans le silence durant des temps éternels » (Rm 16, 25). Ce secret, si infiniment précieux, est de nature tout à la fois cosmologique, théologique et anthropologique. Il concerne chacun d’entre nous et à chaque instant de notre vie. Comparé à celui-là, le secret de la Pierre philosophale, qui est comme on sait de transformer le plomb en or, ce secret est si pauvre et si pale, si indigent et effacé, qu’il disparait complètement du regard.

Mais, comprenons-nous bien. Je suis certes anthropologue et enseignant chercheur, mais ce n’est ni au nom de la psychanalyse, ni au nom de l’histoire de l’art, ni à celui de l’histoire des religions, que je viens vous parler du symbole des Vivants de l’Apocalypse. Cela, je l’ai fait, et je pourrais le refaire. Mais cela ne m’intéresse plus. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est, – dans la mesure de mes moyens, et grâce aux lumières apportées par les Quatre Vivants – de vous faire partager le mystère anthropologique qu’ils annoncent et gardent. Mais comprenons-nous bien encore : de l’authenticité, de la réalité et de l’incommensurable importance de ce secret qui concerne l’humanité entière, je suis certain, soyez en sûrs, autant qu’on puisse l’être. Toutefois, de ce secret, je n’ai nulle intention de vous convaincre. Mais, par contre, je me sens chargé de vous le dire. Ce que je vais maintenant m’essayer à faire, à la faveur des trois grandes parties qui jalonnent cette conférence. La première donnera un aperçu de l’histoire des Quatre Animaux. La seconde initiera aux mystères de l’esthétique contemplative du Moyen Age. La dernière, enfin, traitera de l’herméneutique des Vivants par les Pères de l’Eglise.

I – Les Quatre Vivants dans l’histoire :

Pour l’heure, nous allons camper les deux grandes périodes de l’histoire générale des Vivants, périodes que je qualifierai de « visionnaire » et de « littéraire ». Puis, dans un second temps, nous accorderons toute notre attention à  la préhistoire égyptienne du tétramorphe. Nous terminerons, enfin, cette première partie par l’évocation rapide des cinq périodes qui jalonnent plus particulièrement l’histoire de l’art des Saints Animaux.

         La première période est donc la « période visionnaire ». Elle s’étend du VIIIe siècle av. J.C. au Ier siècle ap. Elle est jalonnée par trois visions fondamentales. La première remonte à l’an 740 av. J.C., lors duquel l’un des plus grands poètes de tous les temps, le prophète Isaïe, alors qu’il était en prière au Temple de Jérusalem, vit, dans une théophanie incomparable, l’Eternel assis sur son trône entouré de séraphins à six ailes entrain de chanter le cantique du Trisagion (Is 6). La seconde vision, un siècle et demi plus tard, en 592 av. J.C. exactement, apparut dans « un vent de tempête venant du Nord » au prophète Ezéchiel, alors qu’il était en déportation à Babylone sous le règne de Nabuchodonosor. Cette vision lui découvrit, dans la contiguïté immédiate du Maître de l’univers, l’impensable présence de Quatre Vivants couverts d’yeux et dotés chacun de quatre visages et de quatre ailes. Les quatre visages sont d’un homme, d’un aigle, d’un lion, d’un taureau (Ez 1,4-28).

La troisième vision fondamentale, si l’on en croit la tradition chrétienne originelle, est celle qui échut à saint Jean sur l’île de Patmos vers la fin du premier siècle. Elle est rapportée au chapitre IV de l’Apocalypse (Ap 4,1-11). Cette troisième théophanie superpose, en quelque sorte, celles d’Isaïe et d’Ezéchiel. Dans la plus étroite proximité de Celui en qui la tradition chrétienne unanime verra le Christ, elle aperçoit, tout irradiés de la lumière incréée qui vient de Dieu, quatre êtres animés, quatre animaux, quatre Vivants, ayant chacun six ailes. Le premier a un visage d’homme, le second de lion, le troisième d’aigle, le dernier de taureau. Ils chantent un même cantique que les séraphins d’Isaïe, celui qui donnera le Sanctus qui est chanté à la messe.

         Les visions des prophètes Michée (fin VIIIe av.), Zacharie (fin VIe av.) et Daniel (IIe av.) peuvent, pour différentes raisons, être rapprochées des trois grandes théophanies précédentes. Mais nulle de ces dernières ne complétant utilement nulle des premières, je n’en dirai rien de plus.

         Un mot maintenant sur la seconde période de l’histoire générale des Vivants. Au vrai, cette période chevauche quelque peu avec la première. En effet, cette période ici qualifiée de « littéraire », quand bien même se caractériserait-elle parfois par une production simplement orale, commence sensiblement au premier siècle av. J.C. Le Targum du Pseudo-Jonathan, qui est une traduction araméenne de la Bible, témoigne ainsi que, dès ce temps-là, le Maasse Mercàba, autrement dit le « Récit du char » du prophète Ezéchiel, qui n’est autre que celui de notre seconde vision fondamentale, ce récit faisait déjà, de la part des mystiques juifs, l’objet d’une étude attentive. Or, la description des Quatre Vivants est bien au cœur incandescent de ce précieux récit qui nourrira, au fil des siècles suivants, chez les enfants d’Israël, de nombreux commentaires, de nombreux midrashim, ainsi que des ouvrages importants comme Les Livres d’Hénoch, Les Grands Palais et Les Petits Palais qui datent respectivement des IIIe, Ve et VIe siècle ap. J.C. Ce récit constitue enfin, et surtout, la matière essentielle de différents chapitres fondamentaux du célèbre Sepher ha Zohar, le Livre de la Splendeur, dont la rédaction définitive remonte au XIIIe siècle. Ce dernier livre est, tout à la fois, à la source et à la cime de la kabbale juive laquelle naît, elle aussi, sensiblement au XIIIe siècle. Dans ces conditions, est-il besoin de préciser que l’ésotérisme de la kabbale, – dont l’accès est hermétiquement fermé aux non hébraïsants -, accorde une place cardinale à la compréhension du message apporté par les hayyoths, les quels ne sont autres que les Vivants d’Ezéchiel ? Certainement, non.

         Du coté de la tradition, non plus juive, mais chrétienne, les premiers commentaires connus relatifs au mystère des Saints Animaux remontent à la seconde période des Pères de l’Eglise : à savoir la  période « apologiste ». Cette période s’étend du IIe au IIIe siècle. Elle est celle de penseurs aussi considérables que saint Irénée, saint Clément d’Alexandrie et Origène. Dès cette époque, il est avéré que les Vivants, si ce n’est de manière systématique, du moins de manière alternative, sont interrogés à trois hauteurs exégétiques différentes. Ils rayonnent déjà de trois feux dont nous nous attacherons à comprendre la signification dans la dernière partie de cette conférence. Mais ce fait est capital et il doit, dès à présent, être souligné à la mine d’or : dès le IIIe siècle de notre ère, le spectre total du message des Quatre animaux célestes est entièrement déployé. Saint Irénée a vu que les Vivants disent qui est Dieu et qui est le monde, et Origène a montré qu’ils disent aussi qui est l’homme. Les Pères des périodes suivantes, dite « homélitique » et « liturgique », qui s’étendent du IVe au VIIIe siècle, reprendront ces trois exégèses cardinales pour les conduire à leur ultime perfection. Quatre noms, au moins, méritent d’être ici cités. Saint Ambroise (340-397) qui, mieux encore qu’Irénée, expliquera le lien attachant les Vivants aux grands mystères de la vie du Christ. Saint Jérôme (347-420), à qui l’on doit l’affectation définitive de chaque Vivant à un évangéliste donné. Puis, vient saint Denis l’Aréopagite (fin Ve siècle) qui affinera considérablement la connaissance des vertus propres à chacun des Vivants. Enfin, saint Grégoire le Grand (540-604), à qui l’on doit, concernant le tétramorphe, le texte le plus complet et le plus achevé jamais produit par la patristique. A partir de ce texte, l’histoire exégétique des Vivants peut être considérée comme close. Ni la scolastique médiévale, ni l’occultisme, ni l’ésotérisme des temps modernes n’y ajouteront le moindre iota méritant d’être signalé. Raison pour laquelle, on peut dire que l’histoire générale des Quatre Vivants s’arrête au VIIe siècle.

         Mais il est rare qu’il y ait « histoire » sans « préhistoire ». Le tétramorphe judéo-chrétien aurait-il une préhistoire ? Eh bien ! Oui. Et cette préhistoire est égyptienne, ce qui ne doit pas surprendre, le peuple d’Israël ayant de Joseph à Moïse, donc de 1600 à 1200 av. J.C. environ, passé pas moins de quatre siècles en Egypte.

         Il faut d’abord rappeler deux particularités capitales du symbolisme des Quatre Vivants judéo-chrétiens. La première est qu’ils sont quatre, mais quatre formés d’un humain, pour trois animaux. La seconde est qu’ils ne sont pas seuls, mais centrés sur un cinquième Vivant qui forme comme leur centre de gravité. Or, vit-on jamais dans quelque civilisation, aussi lointaine soit-elle, semblable tétramorphe ? Dans aucune, si ce n’est en Egypte où la totalité formée par les « Quatre Fils d’Horus » obéit aux précédentes spécifications. Ces quatre ont en effet figures d’homme, de faucon, de chacal et de babouin. Leurs noms respectifs sont : Amset, Kébésehnouf, Douamoutef et Hâpi. En outre, ces quatre sont toujours centrés sur un cinquième être qui, 99 fois sur cent, est le dieu Osiris lui-même qui représente là le défunt que les quatre accompagnent, alors qu’il est précisément entrain de se métamorphoser en Osiris. Et, 1 fois sur cent, ce cinquième terme est le Lotus bleu, le Lotus primordial qui symbolise la création du monde par Horus l’Ancien dont les quatre sont les enfants.

         Les historiens de la Bible ont pour habitude de faire dériver les Vivants d’Ezéchiel des génies ailés assyriens ou babyloniens. Ceux-ci répondent au nom de kerub dont le pluriel est kerubim, d’où dérive le mot chérubin. La généalogie est donc exacte en ce qui concerne les mots, mais non pas les images. Car, à ma connaissance, les kerubim, même s’ils ont effectivement une tête humaine et sont toujours ailés ne sont jamais quadriformes n’ayant qu’un corps de lion, ou un corps de taureau. Ils ne sont en outre jamais organisés par groupe de quatre ni centrés autour d’un cinquième personnage. Ce sont seulement des « gardiens de portes », qui plus est de portes matérielles, de portes de pierre. On le voit donc : la préhistoire des Quatre Vivants n’est pas mésopotamienne, mais égyptienne, cela ne fait guère de doute. Cette préhistoire commence avec les Fils d’Horus représentés dans certains Textes des Pyramides qui remontent à la Ve Dynastie, soit environ à 2300 ans av. J.C. Elle se continue avec l’imagerie des Textes des Sarcophages qui dure de la IXe Dynastie à la XVIIIe. Elle se termine avec la fin de la période des Livres des Morts, laquelle s’étend de 1500 ans av. JC à 400 ap. environ.

         Les égyptologues présentent les Fils d’Horus comme des génies funéraires chargés de faciliter et d’assurer la résurrection du mort sous forme osirienne, c’est-à-dire sa métamorphose en Osiris. Dans les tombes, ils gardent les quatre vases canopes contenant les viscères du défunt. A chacun est associé une déesse et un point cardinal. A l’homme Amset correspond le foi, la déesse Isis et le Sud. Au chacal Douamoutef, les poumons, la déesse Neith et l’Est. Au faucon Kébésehnouf, les intestins, la déesse Serket et l’Ouest. Au babouin Hâpi, la rate, la déesse Nephtys et le Nord.

         Mais c’est maintenant à l’histoire même des images, à l’histoire de l’art des Quatre Vivants proprement dits que je voudrais accorder quelque attention. Nous l’avons dit, les Fils d’Horus ne sont plus représentés à partir du Ve siècle. Or, c’est précisément de ce siècle que datent les plus anciennes images du Tétramorphe chrétien et, par conséquent, la première période de leur trajectoire dans l’histoire de l’art.

Cette période peut être dite « Période des mosaïques » dans la mesure où les images des Quatre Vivants les plus belles et les plus caractéristiques sont des mosaïques. Notamment celles de Galla Placida (Ve), de San Vitale (VIe) et de San Appollinaire (VIe) à Ravennes. Quelques fresques datent aussi de ce temps comme celle, si surprenante, de la chapelle copte de Baouit (VIIe, Haute-Egypte). Cette période, qui peut être aussi qualifiée de « byzantine », dure du Ve au VIIIe siècle.

La période suivante, la « Période des miniatures », dure du IXe au Xe siècle. C’est la période « carolingienne ». Les œuvres les plus remarquables sont des miniatures de Bibles et d’Evangéliaires, mais aussi différents objets comme des croix, des reliures, des châsses, des coffrets, etc. Parmi ces derniers, il faut mentionner le « coffret aux agates » de la cathédrale d’Oviedo. Il faut mentionner aussi les premiers Béatus, qui sont des Apocalypses illustrées, dans le style mozarabe et qui datent de ce temps. Leur imagerie intemporelle et visionnaire, si naïve, si vive et colorée, ne saurait être oubliée.

La troisième période, la « Période des tympans », dure quant à elle du Xe au XIIe siècle. C’est la période « romane » proprement dite. Les œuvres les pus mémorables de ce temps sont les tympans de Cluny, de Moissac, de Chartres, de Carennac. Mais il faut aussi citer le Christ du déambulatoire de saint Sernin à Toulouse. Sans oublier non plus les vitraux de Bourges et ceux de la basilique saint Denis à Paris. A noter que la très grande majorité des tympans à tétramorphe se distribue en France, comme en Espagne, le long des chemins de Compostelle.

La quatrième période dure du XIIIe au XVe siècle. C’est la période « gothique » qui sera dite ici : « Période des peinture ». Mais elle se détache aussi en raison de très belles tapisseries dont celles d’Angers et de splendides vitraux dont ceux de la Sainte Chapelle et de Notre Dame de Chartres. En peinture, deux œuvres emblématiques de ce temps sont le polyptyque de l’Apocalypse d’Alberegno (XIVe) et le triptyque de Memling Les deux saint Jean (XVe) de l’hôpital de Bruges.

Les œuvres de la période « gothique » charment par leurs coloris raffinés, leur délicatesse, leur élégance. On y perçoit cependant que le sens du mystère des Vivants se perd. Avec la cinquième période, la « Période des gravures », qui est postérieure à la Renaissance ce sens est complètement perdu. La gravure de Dürer représentant la vision inaugurale de saint Jean (1511) en est la preuve absolue : elle est vraiment pathétique. Et plus lamentable encore sont les gravures des siècles suivants (XVIIe – XXe siècles), gravures à destination d’un public de Francs-maçons ou de Rose-Croix, de kabbalistes, de martinistes, d’occultistes, d’ésotéristes et d’autres initiés de tout poil. Des peintres illustres de cette période, comme Raphaël par exemple, nous ont laissé de la vision d’Ezéchiel des toiles très belles. Mais elles ne parlent plus qu’à l’œil. A l’esprit, elles ne disent rien, parce qu’elles n’ont plus rien à dire.

Mais laissons-là l’histoire aussi bien générale qu’artistique des Quatre Animaux célestes. Aller plus loin serait faire de l’érudition ce qui ne nous motive pas. Ce qui nous intéresse par contre, c’est ce que ces énigmatiques figures ont à nous dire.

II – Le sens de l’esthétique contemplative :

L’esthétique, c’est-à-dire la conception de la Beauté et le prix attaché aux sentiments qu’elle suscite, l’esthétique qui nous intéresse ici est, prioritairement, celle du Moyen Age. De la connaître peut, seul, nous faire saisir comment les imagiers médiévaux comprenaient et voyaient la figure des Vivants qu’ils dessinaient ou sculptaient. Et aussi nous faire gouter dans quel esprit les chrétiens d’autrefois contemplaient les grandes Majestas Domini sculptées sur les tympans. Cette esthétique, qualifiée à juste titre de contemplative, le Moyen Age l’hérita de Platon (428-348), par l’intermédiaire de Plotin (205-270) et du mystérieux Denys l’Aréopagite (Ve). Cette science du Beau s’appuie sur une compréhension ternaire de l’homme et du monde, compréhension parfois appelée « doctrine des trois états », et sur deux axiomes fondamentaux notamment formulés par le Pseudo Denys l’Aréopagite.

D’après Henri Festugières et Henri de Lubac, la « doctrine des trois états » informait la sensibilité antique de manière quotidienne et il en allait de même au Moyen Age. Cette doctrine est mal connue de nos contemporains, car elle se cache souvent derrière des oppositions, des dualismes plus évidents et, au regard de l’intelligence moderne, plus satisfaisants, plus rassurants. Des dualismes tels ceux : du « naturel et du surnaturel », du « corps et de l’âme », du « visible et de l’invisible », de « la matière et de l’esprit », du « sensible et de l’intelligible », du « terrestre et du céleste », de « l’humain et du divin », etc.

Mais la conception ternaire, sans nullement invalider ces conceptions dualistes, est sans conteste plus réaliste, parce que plus proche d’une réalité tout à la fois plus fine et plus objective, d’une réalité qu’elle peint avec plus de nuances. Tout en étant très attentive aux données les plus simples de la vie, cette conception ternaire n’en est pas moins d’une intelligence et d’une cohérence conceptuelle lumineuse. Mais pour la saisir correctement il faut être attentif, car elle entend le mot « âme » en son sens étymologique, en son sens premier où il désigne simplement le psychisme, le mental, subjectivement dit : le moi psychologique. Sens qui est très sensiblement différent de celui retenu par le christianisme moderne.

La doctrine ternaire part donc du constat empirique, expérimental, que l’homme adulte normalement constitué se vit, non pas sur les seuls deux plans du corps et de l’âme (telle que nous venons de la dire), non pas sur les seuls deux plans du physique et du psychique, mais sur trois : celui du corps, celui de l’âme et celui de l’esprit. Ces trois plans sont distincts sans être séparés, unis sans être confondus. Ceci à la manière de l’air et de la lumière. D’autre part, ils ne sont en rien trois parties de l’homme. Pas plus que la couleur, la forme et la saveur d’un citron ne sont trois parties de celui-ci. Hélas ! Je ne peux guère développer ici la présentation de ces trois hauteurs, de ces trois dimensions. Nous retiendrons simplement les points suivants.

Le corps de l’homme, – sous réserve d’être vivant, animé c’est-à-dire habité par une âme -, ce corps l’ouvre sur le monde physique, le monde sensible, le monde des objets. Il lui permet de le percevoir et d’agir sur lui. Le corps est une interface par laquelle l’homme s’exprime dans le monde extérieur et par qui ce monde s’imprime en lui.

L’âme de l’homme, qui est formée par le système des facultés psychologiques, cette âme, sous réserve d’être incorporée, l’ouvre de manière élective sur le monde intelligible, le monde psychique, celui des sujets. Ce monde est celui des pensées, des émotions, des sentiments, de la mémoire, de la volonté, de l’intelligence, des idées, des souvenirs, etc. L’âme permet à l’homme de percevoir l’âme des autres et, par le langage, d’agir sur elle. L’âme est aussi une interface.

L’esprit de l’homme, qui est aussi l’âme spiritualisée, ou plus exactement l’âme en cours de spiritualisation, cet esprit ouvre l’homme sur le monde spirituel. Il lui permet aussi d’agir en ce monde. L’esprit, de même, est une interface. Le monde spirituel, suivant les religions et les traditions, porte des noms différents. Il est le monde des « Idées » de Platon, celui de « l’Un ineffable et de l’Intelligence » de Plotin, il est le « Tao » du taoïsme, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Royaume des cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de saint Jean. Par delà le monde des apparences, ce monde est celui des essences. On le voit, l’esprit de l’homme peut se concevoir justement comme ce lieu intérieur où il peut communier avec Dieu, participer à Dieu, s’unir avec Lui, tout en devenant Lui.

Cette trilogie est à la fois très simple et très subtile. Il nous faut impérativement garder à l’esprit les quatre remarques que voici.

1 – L’homme qui a quelque expérience spirituelle, sait de source sûre que le monde spirituel est encore plus éloigné, plus dissemblable, plus exorbitant de celui du mental, que ce dernier l’est de celui du corps. Toutefois l’expression de trois mondes n’en demeure pas moins trompeuse : il s’agit, en effet, d’un même monde, mais vécu différemment.

2 – Contrairement à l’opinion commune, on peut affirmer que tout homme, sauf rares exceptions, a une certaine expérience de l’esprit. C’est lui, en effet, qui se déploie dans l’expérience de l’amour pur, ainsi que dans celle de l’émerveillement devant la Beauté.

3 – Contrairement à l’âme et au corps qui dès la naissance biologique sont « en fonction », « en action », autrement dits « actuels », l’esprit lui est seulement « potentiel », « virtuel ». Pour qu’il devienne « actuel », l’homme doit « l’actualiser », c’est-à-dire y consentir. Autrement dit : il doit naître, il doit s’éveiller à l’esprit. Cet évènement qui, sous réserve d’être authentique, entraine de profonds bouleversements dans l’être de l’homme, est classiquement désigné comme une « seconde naissance ». Celle-ci n’est autre que celle enseignée par Jésus à Nicodème au chapitre trois de l’évangile de Jean.

4 – Selon la Bible et la révélation chrétienne, la faculté de s’ouvrir naturellement et sans heurt au monde de l’esprit a été perdue lors de la « Chute originelle ». C’est pourquoi, dans cette tradition, naître une seconde fois, s’éveiller à l’esprit, équivaut à effacer le péché originel en s’affranchissant de ses séquelles.

Mais nous parlions plus haut de deux axiomes essentiels de l’esthétique contemplative du Moyen Age. Quels sont-ils ?

Cette esthétique qui, pour venir de Platon, n’en est pas moins chrétienne, remarque que non seulement le « monde de l’esprit » n’est pas séparé du « monde naturel » – lequel est formé des deux autres – mais elle constate, de plus, qu’il se reflète dans ce dernier. C’est là le premier axiome. Ce reflet, suivant les heures et les lieux, les âmes et les choses qui y participent, ce reflet est plus ou moins net, plus ou moins transparent, plus ou moins évocateur. Toutefois, des indices permettent aux hommes d’identifier les lieux et les heures de plus grande transparence, de plus profonde communion entre les mondes. Parmi ces indices, Platon le premier, remarqua que le plus sûr et le plus immédiat est la Beauté.

Non seulement la beauté de la nature – des astres et des mers, des aurores et des cimes, des animaux et des fleurs, des corps et des visages,… -, mais aussi celle que l’on rencontre dans l’imagination et les rêves, les pensées, les actes et les réalisations de l’homme. Et, en tout premier lieu, dans ses œuvres d’art, oeuvres dont la fonction primordiale est justement de faire communiquer le monde de l’esprit avec le monde naturel du corps et de l’âme. Tel est donc le premier axiome et il est capital : il dit que les lieux de beauté et les œuvres d’art sont autant de fenêtres ouvrant sur le monde spirituel, autant de fenêtres grâce aux quelles les hommes vivant dans le monde bio-psychique, dans le monde de la chair, peuvent regarder dans le monde de l’esprit. Ce qui est aussi regarder dans le futur car il appartient à la logique spirituelle et contemplative de comprendre la beauté comme indice annonciateur, comme prémices et arrhes du monde qui sera le nôtre lorsque nous serons totalement délivrés de nous-mêmes, je veux dire totalement et définitivement libérés des entraves que nous avons héritées de la chute. Ce monde ainsi anticipé n’est autre que le Paradis.

Mais il est un deuxième axiome tout aussi essentiel et même plus encore. Platon l’expose dans le Timée. Je me référerai, toutefois, à l’ouvrage La hiérarchie céleste de Denys l’Aréopagite, car c’est par ce livre, dans la traduction de Scot Erigène, que le Moyen Age, et notamment les grands abbés de Cluny, découvrirent ce second axiome. Je mentionne ces abbés car tout donne à penser qu’ils jouèrent un rôle considérable dans l’extraordinaire diffusion des tympans romans représentant les Animaux célestes.

Les deux passages du « divin Denys » que je désire citer sont ceux-ci :

« Toute émanation de splendeur que la céleste bienfaisance laisse déborder sur l’homme, réagit sur lui comme principe de simplification spirituelle et d’union céleste et, par sa propre force, le ramène vers l’unité souveraine et la divine simplicité du Père » (H.C. 1,1)

« Toutefois, et selon les dispositions personnelles de chacun, la beauté incréée communique aux hommes sa lumière et, par un mystère divin, les refait au modèle de sa souveraine et invisible perfection » (H.C. 5,1)

Ne nous y trompons pas : le secret qui est au cœur de l’esthétique médiévale est dans cet axiome, ici formulé de deux manières différentes. A défaut de le connaître, nul ne peut comprendre l’esprit dans lequel ont été peintes ou sculptées les Majestas Domini du Moyen Age. Nul ne peut comprendre l’esprit dans lequel l’image du Christ en gloire entouré des Quatre Vivants, – image qui est, de très loin, la plus sainte et la plus sacrée de l’art chrétien -, était regardée, contemplée, admirée. Ce secret dit deux choses.

Tout d’abord, que les Majestas Domini, en tant qu’œuvres d’art, sont des ouvertures donnant sur un autre monde et que, par là-même, elles ne sont en rien des illustrations, c’est-à-dire des images témoignant de l’absence du sujet qu’elles représentent. Tout au contraire, elles doivent être regardées et senties, selon leur beauté, comme fenêtres ouvertes sur l’immédiate et vivante présence de leur sujet. L’art chrétien ancien est semblable à celui des icones, ce dernier dérivant du premier : cet art ne représente pas, il présente. Il rend présent un sujet qui, dès lors, n’est plus absent, parce que présent.

Ce secret dit, ensuite, que par de telles fenêtres non seulement, comme dans un mouvement ascendant, le monde humain contemple le monde divin, l’homme contemple Dieu et émerveillé s’unit à Lui, prend part à Lui, mais, qu’en même temps et comme dans un mouvement descendant, Dieu contemple l’homme, et ce faisant lui communique ses énergies spirituelles, le spiritualise et le transforme ainsi pour l’éveiller à lui-même et le conduire à son achèvement.

En sorte qu’en ces temps, où il n’existait d’art que sacré, la fonction de l’art était d’éveiller l’homme à lui-même et à Dieu. Sa fonction principielle, et il n’en avait nulle autre, car nulle n’est plus admirable, était donc la « seconde naissance » de l’homme. Naissance mystérieuse par laquelle l’homme se défait de celui qu’il n’est pas, pour devenir Celui qu’il est. Se défait de celui avec qui il se confond pour, enfin, devenir Celui que, de toute éternité, il est appelé à devenir. Cette fonction était d’autant plus éminente et effective que l’œuvre à contempler était sainte et sacrée. Or, il est de notoriété publique que l’image du Christ auréolée des Saints animaux est de toute l’imagerie chrétienne la plus spirituelle et la plus sainte. Mais, c’est à l’enseignement qui appartient en propre à cette image étrange et mystérieuse, enseignement qui fût d’abord révélé par les premiers Pères, qu’il nous faut accorder maintenant toute notre attention.

 

III – L’herméneutique des Pères anciens :

Angélus Silésius, célèbre poète et mystique allemand du XVIIe siècle pose la question de fond en ces termes :

« On dit qu’un animal ne peut entrer chez Dieu,                          
Mais alors qui sont-ils ces quatre qui l’entourent ? »    

Le mot animal, conformément à son étymologie, désigne ici un être animé. Il vaut donc pour l’homme. Mais avant de traiter des Quatre et pour mieux les comprendre, il convient de dire d’abord un mot du cinquième, de Celui qui est encadré, désigné et admiré par les Quatre. Car le distique de Silésius est trompeur : ce cinquième ne peut être Dieu tel qu’en lui-même. Saint Jean, en effet, dès son Prologue, l’affirme : « Dieu personne ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). Et saint Paul maintes fois le confirme.

Demeure donc la question de savoir qui, Isaïe, Ezéchiel et saint Jean virent au centre incandescent de leurs prodigieuses visions. Cette question avait déjà préoccupé saint Augustin. Elle sera tranchée, pour les chrétiens, par Denys l’Aréopagite qui dira que ces visions retracent seulement « comme une image de la divinité, autant du moins que ce qui a forme peut ressembler à ce qui est sans forme » (H.C. 4,3). Et il note que la théologie appelle ces images « théophanies ». Jean Scot Erigène, au IXe siècle analysera de plus près cette question des théophanies. Mais le plus important pour notre sujet n’est pas là. Il est que depuis l’origine les artistes chrétiens ont figuré au centre des Majestas Domini le Christ lui-même, ou l’un de ses symboles immédiats comme la croix, l’agneau ou le chrisme. Ce qui est parfaitement justifié car, ainsi que l’écrit saint Paul : « Le Christ est l’image du Dieu invisible » (Col 1,15). Ce que saint Irénée dira dans les termes inoubliables que voici :

« Car la réalité invisible, que l’on voyait dans le Fils, était le Père. Et la réalité visible, où l’on voyait le Père, était le Fils » (AH, IV 6,6).

Quant aux Quatre mystérieux emplumés de l’Apocalypse, au-delà de leur face qui diffère de l’un à l’autre, attachons-nous tout d’abord à inventorier ce qu’ils partagent. On le sait depuis Ezéchiel, et leurs ailes nous le disent : les Quatre Vivants sont des anges, c’est-à-dire avant tout : des « messagers ». Mais ils sont certainement des anges de la catégorie la plus haute, la plus parfaite et la plus pure, puisque manifestement, de tous, ils sont les plus proches de la gloire de Dieu. Ezéchiel, pour sa part, précise qu’ils sont des chérubins. Il y a beaucoup à dire sur l’histoire et la théologie des chérubins. Mais pour aujourd’hui il suffira d’en préciser deux aspects.

Le premier est que les chérubins apparaissent pour la première fois dans la Bible alors que Dieu les poste, après la Chute, à la porte du Paradis, à l’Orient du jardin d’Eden, afin de surveiller et garder le chemin de l’Arbre de Vie. Dès l’origine les chérubins apparaissent donc comme des « gardiens », des « veilleurs ». Ce sont eux encore à qui sera plus tard confiée la tâche de veiller sur l’Arche d’Alliance.

Le second trait, par eux partagés, est que les Chérubins sont réputés disposer d’une connaissance infinie et merveilleuse. Origène écrit d’eux qu’ils sont « les détenteurs par excellence de la connaissance en Dieu des raisons divines ». Ce qui n’est pas rien, on en conviendra. Au XIIe siècle, Maïmonide dira des Vivants « qu’ils ne sont plus mus que par la seule et plus pure intention de Dieu ». Saint Thomas d’Aquin, le plus grand docteur en la matière, ne dira pas autre chose. Mais c’est à saint Denys l’Aréopagite que nous devons la précision capitale suivante : les chérubins ont à charge de « répandre, sans envie, sur les essences inférieures, le flot des dons merveilleux qu’ils ont reçus mystérieusement de Dieu » (H.C. VII, 1). Ainsi, ont-ils non seulement pour fonction de « surveiller » et « garder », mais aussi de « guider » et « d’instruire ». Et cela, comme nous allons le constater sous peu, ils le font admirablement.

Les chérubins sont certainement des « gardiens » très sûrs, car autrement Dieu ne les aurait pas postés aux abords de l’Arbre de Vie. Mais la tradition l’a toujours su : ils sont aussi d’excellents « guides » et si, dans les théophanies d’Ezéchiel et Jean, ils prirent visage d’homme, d’aigle, de lion et de taureau c’est certainement pour mieux guider vers le cœur du mystère qu’ils gardent. Or, ce mystère, nous l’avons dit dans la partie historique de cet exposé, les Pères anciens, dès le IIIe siècle avaient compris qu’il se déploie sur trois hauteurs. Car les Quatre Vivants disent simultanément : le monde, l’homme et Dieu. Leur enseignement, d’ailleurs à l’exacte manière de celui des mandalas tibétains, se déroule donc sur trois plans : cosmologique, théologique et anthropologique. Examinons cela.

 

Les Vivants disent le monde.

Ils font cela en suggérant de considérer et de vivre le monde sensible selon trois aspects : comme création du Christ, comme création marquée de son sceau et, enfin, comme création dont la beauté est le reflet de la splendeur divine. De fait, dans l’Apocalypse, non seulement les Vivants et les 24 Vieillards adorent et louent, jour et nuit, Celui qui est sur le trône, mais ils expliquent aussi pourquoi. Ils disent en effet : « Tu es digne, notre Seigneur et notre Dieu de recevoir gloire, honneur et puissance, parce que c’est toi qui a créé toute chose et c’est par ta volonté qu’elles ont existé et ont été créées » (Ap 4,11). Or, chanter Dieu en tant que créateur, c’est bien chanter le Logos, chanter le Christ car, comme l’écrit saint Jean : « Par lui tout a été fait et, sans lui, rien n’a paru de ce qui est paru » (Jn 1,3).

Mais les Vivants confirment aussi cette origine de la création par un chemin plus secret. Car quatre sont les Vivants alors qu’ils rayonnent la lumière et l’amour qui émanent du Christ, mais quatre encore sont les dimensions du monde physique alors qu’on l’envisage dans son équilibre et sa plénitude, sa stabilité et sa totalité. En sorte que, dans la nature, on doive considérer le nombre quatre comme « monogramme » du Christ créateur.

Saint Irénée, le premier, eut cette révélation. Et bien des Pères après lui vérifièrent que la quaternité est une signature que l’on retrouve effectivement au cœur des trois conditions définitionnelles du monde physique. Je veux parler ici bien sûr : de la matière, du temps et de l’espace. Ainsi, dans l’ordre de la matière, celle-ci connaît : quatre éléments (le feu, la terre, l’air et l’eau), quatre règnes (minéral, végétal, animal et humain) et quatre états (solide, liquide, gazeux et éthérique). Dans l’ordre du temps, celui-ci connaît : quatre âges du monde (or, argent, airain et fer), quatre saisons dues au soleil, quatre phases de la lune, quatre moments du jour, quatre âges de la vie humaine. Dans l’ordre de l’espace, celui-ci connaît : quatre points cardinaux, quatre secteurs du zodiaque, quatre branches de la croix, quatre régions du monde, quatre vents principaux, …

Enfin, les Quatre Vivants de l’Apocalypse, reprenant le cantique du Trisagion des séraphins d’Isaïe, chantent le Sanctus dont les paroles précisent que  le ciel et la terre sont remplis de la gloire de Dieu. Or, la gloire en question est émanation de la Beauté divine. Elle resplendit, elle est clarté, elle est beauté. Elle est cette beauté dont nous avons parlé, beauté qui, malgré la Chute, continue de témoigner de la transparence des mondes et qui prouve que la création elle-même doit être vécue comme une théophanie. Et, en conséquence, comme un chemin menant à Dieu.

 

Les Vivants disent Dieu.

Ils le font de diverses façons, cinq au moins. Toutes demanderaient à être longuement méditées, mais je ne pourrai ici, faute de temps, guère les commenter. Tout d’abord, nous venons de le voir, en accord avec la Genèse, les Vivants disent Dieu comme Créateur de l’univers. Il y a, ensuite, que les Quatre Vivants sont les véritables auteurs des quatre évangiles, des quatre livres qui exposent aux hommes tout ce que Dieu a voulu qu’ils sachent sur Lui. Cela saint Irénée, le premier l’a découvert, qui a écrit vers 170 : « Telle la forme des Vivants, tel aussi le caractère de l’Evangile ; quadruple forme des Vivants, quadruple forme de l’Evangile » (AH., III, 11, 9). Cela, les grands tympans romans qui montrent les Quatre Vivants donnant les évangiles au monde sans l’aide des évangélistes, cela, ces tympans le disent admirablement. Les quatre évangélistes ne sont, au vrai et seulement que les secrétaires des Vivants. Ce que les enluminures carolingiennes savaient parfaitement, mais qui sera bien oublié par la suite.

Mais saint Irénée comprit aussi le premier que les Quatre Animaux désignent le Christ, par des voies symboliques rigoureuses, dans chacun des quatre grands mystères de sa vie terrestre. Saint Ambroise et saint Grégoire expliciteront cette intuition lumineuse selon laquelle : l’homme dit l’Incarnation du Christ, le taureau sa Passion, le lion sa Résurrection et l’aigle son Ascension. Saint Grégoire écrit ainsi à propos de Jésus-Christ : « Il est donc tout pour nous, à la fois devenu homme en naissant, taureau en mourant, lion en ressuscitant et aigle en montant aux cieux ». (Homélies sur Ezéchiel, IV, 1). Tel est donc le troisième enseignement théologique des Veilleurs.

Le quatrième vient de ce que le Tétramorphe est la traduction imagée et visuelle de la forme littérale et vocale du Tétragramme sacré YHWH. En sorte que les Vivants épellent le Nom que Dieu donna à Moïse dans le buisson ardent sous la forme : « Je suis Celui- qui-est » (Ex 3,14). Nom qu’ils déclinent eux-mêmes, dans l’Apocalypse, sous la forme vertigineuse : « Celui qui était, qui est et qui vient » (Ap 4,8 ; 11,17).

Mais il y a bien plus saisissant encore. Nous venons de dire que les Quatre Vivants épellent le Nom de Dieu, soit YHWH (Yod, Hé, Wa, Hé). Or, les Cinq Vivants, ensemble formé par les quatre précédents plus le Christ, qui est « le Vivant » par excellence (Ap 1,17) -, ces cinq épellent les cinq lettres du Nom du Fils, YH(sh)WH, soit Jéchûa en hébreu, ou Jésus en français. C’est ainsi que les Majestas Domini, qui représentent le Christ au coeur du Tétramorphe, comme se dévoilant au centre même des quatre lettres composant le Nom du Père, nous invitent à le comprendre et l’aimer à la manière du Prologue de saint Jean, soit comme : « Un Dieu, Fils unique, qui est dans le sein du Père » (Jn 1,18).

Tout cela qui est dit du monde et de Dieu, comme en un seul dessin, comme en une seule image, est certes fascinant. Mais serait-ce que les Vivants, pour tant et si bien parler du monde et de Dieu, n’auraient rien à dire des hommes ? Si tel était le cas, avouons qu’au fond ils ne nous intéresseraient guère. Mais, il n’en est rien. D’ailleurs, je l’ai déjà laissé entendre : les Vivants révèlent de la vie humaine un secret abyssal. Secret plus précieux que l’or et l’émeraude, que l’argent et le rubis. Secret si peu caché que les Vivants des tympans romans continuent de le proclamer jusqu’au cœur même des grandes villes. Mais ce secret immense, nos contemporains ivres de vitesse et de décibels ont-ils le temps de l’entendre ? Le goût de le comprendre ? Ce n’est pas sûr. En tout cas le voici.

 

Les Vivants disent l’homme.

Les homélies de saint Jérôme en témoignent : il y eut des auteurs pour montrer que le tétramorphe peut parler éloquemment de l’homme naturel. Par exemple : des quatre tempéraments étudiés par Hippocrate, ou encore des grands types psycho-morphologiques aux quels chaque humain peut significativement être rattaché. Mais l’enseignement anthropologique primordial des Vivants n’est certainement pas là. Il est que les Vivants présentent et décrivent l’homme, non pas en l’état naturel, qu’il tient de sa première naissance, état où il est tributaire d’une vie imposée, partielle, relative et temporaire, mais en l’état spirituel auquel il accède par sa seconde naissance, état où il bénéficie d’une vie libre, totale, absolue et éternelle. Au vrai, les Vivants disent l’homme achevé, l’homme accompli, l’homme parfait, c’est-à-dire totalement fait. Ils disent, non pas l’amande, mais l’amandier, non pas la chenille, mais le papillon. Ecoutons à nouveau saint Grégoire lequel dit :

« Quel qu’il soit, en effet, un élu, un chrétien devenu parfait sur la voie du Seigneur est tout ensemble homme, bœuf, lion et aigle. Puisqu’un juste est toujours homme par sa raison, bœuf par le sacrifice de sa mortification, lion par sa vaillance, aigle par sa contemplation, chaque chrétien parfait peut être, avec justesse, désigné par les saints Vivants » (Homélie sur Ezéchiel, IV, 2).

Mais les Quatre Animaux célestes expliquent l’homme achevé, ou plutôt en voie d’achèvement, en suivant encore une autre logique symbolique. Peut-être plus immédiate et, pour certains, plus parlante. Celle-ci se dessine, alors qu’à la manière des premiers chrétiens ou de Pères de l’Eglise, tels par exemple Irénée et Origène, on conçoit l’homme s’éveillant à lui-même, l’homme naissant une seconde fois, comme accédant à cette condition ternaire « corps, âme, esprit » dont nous avons déjà parlé. Origène, quant à lui, met ainsi en rapport l’aigle avec le pneuma, c’est-à-dire l’esprit, l’homme avec le noüs, soit la part intellectuelle de l’âme, le lion (animal susceptible et irrascible) avec la part émotionnelle de celle-ci et le taureau avec la part corporelle. Une autre manière de lire le même symbolisme était celle-ci : les trois figures « thériomorphes », les trois bêtes donc, décryptent la quatrième : l’homme. L’aigle désigne l’esprit de l’homme, le lion animal combatif désigne son moi, son âme, qui toujours pour vivre doit s’imposer et combattre, le taureau, enfin, dans sa pesanteur et son opacité, désigne de l’homme sa part matérielle, son corps.

Qui médite et rumine avec patience et confiance ces accords symboliques d’une intelligence si profonde, forcément s’approche de l’épicentre du mystère gardé par les saints Vivants. Même s’il ne le sait pas, il est sur le point de découvrir l’entrée du chemin qui mène à ce trésor si précieux, trésor dont saint Paul disait que, jusqu’au Christ, le secret avait été gardé aux siècles des siècles dans le plus grand silence. Mais, puisque je suis vraisemblablement un peu plus familier des Vivants que vous, peut-être puis-je vous aider à mieux apercevoir où se situe l’entrée de ce chemin. Ne voyez-vous pas que les quatre figures d’homme, d’aigle, de lion et de taureau pour décrire, d’un coté, l’homme achevé et, de l’autre, Jésus-Christ, c’est-à-dire Dieu incarné, sont exactement les mêmes ? Et ne comprenez-vous pas que cette identité de signifiants symboliques est certainement tout sauf fortuite ?

Au vrai, cette identité est là, et elle est là de manière si manifeste, pour dévoiler aux hommes cette particularité de leur propre nature, que leur intelligence objective et rationnelle, si admirable soit-elle, ne saurait en aucun cas voir, ni comprendre. Elle est là pour leur apprendre qu’ils ne sont nullement enfermés dans leur condition, dans leur nature humaine, mais que, bien au contraire, sont inscrites au cœur de cette dernière et leur vocation, et leur aptitude, à participer aussi à une autre nature qui n’est autre que celle de Dieu. Cette identité symbolique rigoureuse est là pour leur dire que, tel Jésus-Christ, ils ont la possibilité de participer aux deux natures : humaine et divine. Elle est là pour leur expliquer le dessin faisant qu’ils sont appelés à devenir Christ. Pour leur remettre en mémoire le cri de saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Elle est là pour leur rappeler le sens de l’antique adage « Deus homo factus est ut homo fieret Deus », c’est-à-dire : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Elle est là pour enseigner aux hommes le secret de leur immortalité. Secret qui leur dit, non pas qu’ils sont immortels, mais qu’ils peuvent l’être, et qui leur dit, et là est la merveille, comment le devenir. Savoir en naissant à nouveau, ainsi que Jésus l’expliqua de nuit à Nicodéme. Ce qui est dire très concrètement et très simplement en croyant en Lui et en aimant le monde comme Lui-même l’a aimé. Car tel est le chemin de notre métamorphose en Christ.

De même qu’il n’y a pour les chenilles d’autre moyen de voler dans le ciel que de devenir papillons, de même n’y a-t-il pour les hommes d’autre moyen de devenir immortels que de se transformer en Christ. Ce qui est dire aimer les autres et le monde comme lui les a aimés. L’ultime secret dévoilé par les Quatre Vivants de saint Jean et les Majestas Domini du Moyen Age n’est autre que celui de cette transformation, n’est autre que celui de cette bienheureuse seconde naissance, qui est naissance à l’Amour. Puissè-je vous avoir aidé, si peu que ce soit, à apercevoir et comprendre cela.

Réflexions sur les rapports liant l’anthropologie ternaire du premier christianisme et le processus d’individuation de C.G. Jung

CEFRI, Centre de Recherche et d’information C.G. Jung, Bruxelles, le 1/10/2017 par Michel Fromaget

Il y a presque 20 ans, le 18 mars 1998, je présentai au Groupe d’Etudes C.G. Jung, à Paris, une conférence dont la dernière partie était inaugurée par une question que je replacerais volontiers aujourd’hui, en tête des réflexions qui vont nous retenir. Je formulais cette question sensiblement dans les termes que voici : « Est-ce que le processus d’éveil spirituel, de metanoïa, de métamorphose, tel que le comprenait l’anthropologie ternaire du premier christianisme – processus d’éveil, de libération, d’accomplissement mais aussi de spiritualisation, de divinisation, de déification – est-ce que ce processus et celui d’individuation identifié et étudié par C.G. Jung sont les mêmes ? Tendent-ils, ou non, vers une même fin ? »  

Je ne vous cacherai pas que mes connaissances d’alors ne me permirent pas d’apporter à cette question une réponse certaine, ni même véritablement satisfaisante. Certes, depuis 1998, j’ai eu l’occasion de croiser à nouveau et de retravailler sérieusement ce grand sujet, mais je ne vois toujours pas d’argument décisif se dessiner à l’horizon. Cependant, l’étude sans a priori de cette question, quand bien même elle demande in fine de rester dans l’expectative, s’avère toujours pour moi riche d’enseignements, d’inspirations, de découvertes. C’est pourquoi, je suis heureux de retravailler avec vous aujourd’hui cette confrontation bienveillante de la déification chrétienne et de l’individuation jungienne.

Une semblable enquête ne pouvant être bien conduite sans un rappel préalable des termes mis en regard, cette conférence se déroulera en deux temps. Une première partie qui rappellera l’essentiel de l’anthropologie « corps, âme, esprit » du christianisme originel, cette présentation étant conçue dans la perspective de la confrontation qui la suit. Une seconde partie qui considérera différents aspects du processus jungien d’individuation, choisis d’une part en raison de leur importance intrinsèque et, d’autre part, de leur aptitude à être pertinemment confrontés avec différentes affirmations essentielles de l’anthropologie « divino-humaine »,  ou ternaire, du premier christianisme. Je ne suis pas psychanalyste jungien, c’est pourquoi, il est possible qu’en fin de cet exposé ma lecture de l’individuation jungienne vous paraisse contestable. En ce cas, je vous serai reconnaissant de vos remarques et suggestions.              

 

I – Bref rappel sur les fondamentaux de l’anthropologie ternaire originelle :

         Le paradigme anthropologique ternaire distingue donc en l’homme, comme le disait joliment le philosophe Jean Guitton « trois manières d’être là ». Soit donc : le corps, l’âme, l’esprit pour reprendre le vocabulaire néotestamentaire. Mais attention, dans celui-ci, les mots « âme » et « esprit » revêtent une signification précise très différente de celle qu’ils ont dans le langage courant actuel. Ainsi le mot « âme » n’y a, en lui-même, aucune connotation sentimentale ou romanesque, religieuse ou spirituelle. L’âme qu’il désigne est seulement la psyché, le mental, le mental doté de ses facultés ordinaires : conscience, intelligence, mémoire, volonté, etc. Sans oublier l’inconscient. Elle est l’anima des latins, la psukhe des grecs. En ce sens, les animaux ont une anima, une âme comme leur nom le dit si bien. Et les hommes en ont une, une propre à leur espèce, au même titre que tous les vivants.

De même, et à l’inverse, le mot « esprit » n’y désigne pas l’intelligence, ni aucune dextérité psychologique quelle qu’elle soit. Il est une dimension de l’être absolument irréductible à l’âme et par suite à l’intelligence rationnelle. En effet, alors que l’âme, par l’intermédiaire du corps qu’elle anime, ouvre sur le monde naturel, sur le monde des apparences, sur le monde de la dualité et de la multiplicité, l’esprit, quant à lui, ouvre sur le monde spirituel, celui des noumènes, des essences, le monde de l’unité et de la transcendance. En un mot, le monde de Dieu, que celui-ci soit compris comme totalement impersonnel et même non-duel comme le Brahman du védanta de Shankara, ou bien comme personnel et extérieur à la manière monothéiste classique. Dans le christianisme évangélique, l’esprit est, en l’homme, ce « lieu de transparence » où l’homme communie à Dieu, et ainsi se spiritualise, se divinise. Et il est ce même lieu où, simultanément et dans le même geste, Dieu s’incarne, s’humanise et s’actualise.    

Voici pour l’âme et l’esprit. Mais « le corps », direz-vous ? La nature du corps évangélique est plus subtile, mais disons que, pour notre propos d’aujourd’hui, il suffira de l’assimiler à notre « corps physique » qui est comme notre interface avec le monde matériel, le monde des choses. Dans la perspective chrétienne le corps et l’âme ainsi entendus constituent ici-bas une « uni-totalité » indivisible. Pas de corps vivant sans âme, pas d’âme sans corps qui la manifeste. Une dernière précision importante  pour la suite : le vocabulaire néotestamentaire désigne cette uni-totalité « corps-âme » par le mot « chair ». Ce mot ne désigne donc pas le corps saisi dans sa matérialité, non plus, et encore moins, dans sa trivialité et ses bas instincts, ainsi qu’une pastorale mensongère l’a enseigné pendant des siècles. Ce mot désigne l’homme biopsychique, l’homme vivant dans le déploiement des ses facultés naturelles des plus instinctives aux plus raisonnables.

Mais de considérer l’anthropologie ternaire du premier christianisme dans sa seule structure comme nous venons de le faire ne suffit pas à en saisir le génie. En fait la fréquentation et la méditation assidue de cette anthropologie m’ont montré qu’elle se caractérise par trois traits fondamentaux que j’aime à appeler ses « Trois fils d’or ». Quels sont-ils ?   Eh bien, le premier n’est autre que la « ternarité structurale » dont nous venons d’avoir un premier aperçu.

Le second est celui que j’appelle la valeur ontologique de la « seconde naissance ». Je veux dire ceci. Dans l’anthropologie en question l’homme vient naturellement au monde, à l’instant de sa naissance biologique, dotés d’un corps et d’une âme « actuels », « réels » c’est-à-dire déjà existants, déjà en actes, ainsi qu’il est aisé de le constater. Mais, selon l’anthropologie ternaire chrétienne , tel n’est pas le cas de l’esprit humain qui, lui, n’est ni réel, ni actuel au sens précédent, mais seulement « potentiel », seulement « virtuel ». Ainsi, dans cette perspective, la première naissance ne confère à l’homme qu’une humanité incomplète. Sur le plan ontologique, sur le plan de l’essentiel, l’homme naturel, – qui est seulement fait de corps et d’âme à la manière des autres animaux -, cet homme n’est pas un homme vrai : il lui manque sa troisième dimension ontologique, l’esprit. Esprit, dont l’actualisation est strictement nécessaire à sa révélation, à son identification, à sa définition en tant qu’homme. De là le prix sans mesure, inouï et abyssal de la seconde naissance qui, comme moment de cette actualisation ontologique, s’avère aussi nécessaire à l’apparition et à la définition de l’homme que la métamorphose de la chenille est nécessaire à l’envol du papillon.

Quant au « troisième fil d’or », il n’est autre qu’une compréhension particulière de l’immortalité. Selon cette compréhension l’âme humaine n’est pas immortelle par nature, par essence, mais seulement de manière conditionnelle, on dira encore optionnelle puisque dépendante d’un choix qui revient à l’homme. Dit autrement : dans cette perspective, l’immortalité n’est pas imposée à l’homme, – que ce soit par sa nature, ou par Dieu -, elle lui est seulement proposée. Elle le laisse libre de tout, notamment de refuser l’éternité. Telles sont donc les quelques indications concernant les fondements de l’anthropologie chrétienne originelle que je désirais rappeler.

 

Illustrons maintenant rapidement, mais ce sera trop rapide bien sûr, la manière dont cette anthropologie, considérée dans ses trois fondamentaux, se dit dans le Nouveau Testament et chez quelques premiers Pères de l’Eglise. J’illustrerai ces fondements pris dans l’ordre précédent et sans aucun commentaire autre que ce rappel : dans les citations ci-dessous, le mot « chair » désignant, comme nous venons de le dire, le binôme « corps-âme », il s’en suit que l’opposition « chair-esprit » est un précieux marqueur de l’anthropologie ternaire, seule anthropologie d’ailleurs où cette opposition trouve son sens véritable.

Choisis parmi plus de cinquante citations néotestamentaires possibles qui réfèrent directement à la structure ternaire, voici trois passages emblématiques. Tout d’abord la grandiose finale de la Première Lettre aux Thessaloniciens de saint Paul : « Que le Dieu de Paix lui-même, vous sanctifie tout entier et que tout votre être, esprit, âme, corps soit gardé irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 5, 23). Puis deux paroles célèbres de Jésus-Christ lui-même : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3, 6). Ou encore que : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien » (Jn 6, 63).

Toutes paroles aussi transparentes que le cristal et aussi décisives que le Jugement dernier. Mais comment donc les premiers Pères évoquaient-ils la composition ternaire de l’homme ? Ecoutons. De l’Apologie d’Aristide, adressée vers 158 à l’empereur Adrien, voici ce passage remarquable, qui précise en plus de quoi le corps est fait : « Comme tu le concéderas toi aussi, Ô roi, l’homme (en son corps) est composé de quatre éléments d’une part et, de l’autre, d’une âme et d’un esprit (…) Sans l’une de ces dimensions, il n’existe pas comme homme » (7,1). Vous avez bien entendu : « Sans l’une de ces dimensions, il n’existe pas comme homme ». De saint Justin Martyr fondateur de la première école de philosophie chrétienne à Rome, dans son traité De Résurrectione qui date des années 160 : « Le corps est donc la maison de l’âme, comme l’âme elle-même est la maison de l’esprit, ce sont ces trois-là qui seront sauvés ». De saint Irénée, dans son célèbre traité Contre les Hérésies qui date de 180 environ : « Que nous soyons un corps tiré de la terre et une âme qui reçoit de Dieu son esprit, tout homme quel qu’il soit le confessera » (V 6, 1).

Quant au « second fil d’or », celui de la valeur ontologique de la seconde naissance, je me limiterai à rappeler deux choses qui témoignent suffisamment de la portée décisive de cet enfantement dans le Nouveau Testament. La première est que dans l’évangile de saint Jean, le plus spirituel, le plus intérieur des quatre, le premier enseignement donné par Jésus-Christ porte sur la nouvelle naissance. Cet enseignement donné la nuit à Nicodème commence par ces mots extraordinaires que vous connaissez certainement : « Vraiment, vraiment je te dis : si on ne naît de nouveau on ne peut voir le règne de Dieu (…) Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il faut naître de nouveau ». (Jn 3,3-7). Le second fait est celui-ci : saint Paul dans ses épitres n’a de cesse de mettre en scène la seconde naissance. Cependant sans jamais la nommer ainsi. Il préfère la signifier, soit à l’aide de notions susceptibles de recevoir le même sens, – telles celles de « conversion », de « renouvellement », de « transformation », de « transfiguration », de «métamorphose », soit en la désignant par les termes qu’elle met en relation : homme charnel et homme spirituel, extérieur et intérieur, ancien et nouveau, esclave et libre. Voici un exemple du premier registre : « Ne vous conformez pas à ce monde-ci, mais transformez-vous par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12, 2). C’est précisément de metanoïa, – c’est-à-dire de la transformation de la connaissance provoquée par la nouvelle naissance -, dont il est ici question. Un exemple du second registre est celui-ci qui est remarquable tant il impose l’idée de métamorphose : «  C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. Au contraire, même si notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16).

Deux exemples patristiques. Le premier est tiré de la lettre aux romains de saint Ignace d’Antioche : « Mon enfantement approche. De grâce mes frères, ne m’empêchez pas de vivre, ne complotez pas ma mort. (…) Laissez-moi embrasser la lumière toute pure. Quand j’y aurai réussi, je serai un homme » (Rm 6,1-2). L’enfantement en question est bien sûr le second. Seul celui-là, Ignace le dit explicitement, fera de lui un homme, un vrai. J’emprunte le second exemple à saint Irénée qui appelle ici la naissance biologique « naissance de mort » ou encore « naissance qui est selon l’homme en ce monde » : « Ou comment l’homme ira-t-il à Dieu si Dieu n’est pas venu à l’homme ? Comment les hommes déposeront-ils la naissance de mort, s’ils ne sont pas régénérés, par le moyen de la foi, dans la naissance nouvelle qui fut donnée contre toute attente par Dieu en signe de salut (…) ? Ou comment recevront-ils de Dieu la filiation adoptive, s’ils demeurent en cette naissance qui est selon l’homme en ce monde ? » (A.H., IV, 33, 4).

Maintenant, suivons un instant le « troisième fil d’or », celui le long duquel l’immortalité néotestamentaire loin de s’avérer naturelle se révèle conditionnelle. Ici je choisis deux exemples parmi plus de cent. Ces deux paroles sont de Jésus-Christ lui-même : « En vérité, je vous dis que celui qui écoute ma parole (…) a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie » (Jn 5.24) ; « En vérité, en vérité je vous le dis : Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jn 8,47). Vous le voyez bien, aucune de ces paroles ne dit que les hommes sont éternels, qu’ils ne mourront jamais, qu’ils sont naturellement et donc obligatoirement immortels. Bien au contraire, elles disent expressément que seuls ceux qui croient en J.C., qui écoutent sa parole, ont la vie éternelle. Cela est si limpide qu’il est inutile d’insister. Les Pères, bien sûr, disaient la même chose. Certains présentaient même cette grave question de l’immortalité humaine en des termes mémorables. C’est le cas de saint Théophile d’Antioche (125-195), dont les Trois livres à Autolycus (II, 27), proposent le dialogue, – si éloquent et si réjouissant -, que voici : « Mais on nous dira : mourir n’était-il pas dans la nature de l’homme ? Pas du tout ! Etait-il donc immortel ? Nous ne disons pas cela non plus. On va répliquer : il n’était donc rien du tout ? Ce n’est pas non plus ce que nous supposons. Voilà : par nature l’homme n’est pas plus mortel qu’immortel. S’il avait été créé dès le principe immortel, il eut été créé Dieu. D’autre part, s’il avait été créé mortel, il eut semblé que Dieu fut la cause de sa mort. Ce n’est donc, ni mortel qu’il a été créé, ni immortel, mais capable des deux ».

Difficile d’être plus clair n’est-ce pas ?

Mais avant d’interroger l’individuation de C.G. Jung à la lumière de l’anthropologie que nous venons de survoler, et pour que cette interrogation soit perspicace, je désire compléter ce survol par quelques brefs commentaires. Quelques penseurs ont été tentés de mettre en rapport la tripartition anthropologique « corps, âme, esprit » avec la fameuse tripartition sociale de Georges Dumézil « Oratores, Bellatores, Laboratores ». L’idée est très discutable, notamment en ce que la première est universelle, totalement transculturelle, alors que la seconde ne concernerait au mieux que les civilisations indo-européennes. Mais si la première est universelle, cela ne l’empêche pas pour autant de se présenter sous des modalités pouvant être très sensiblement différentes. Particularité qui nous intéresse ici au plus haut point, puisqu’au début de notre ère, autour de la mer Méditerranée, il convient de distinguer soigneusement deux paradigmes « corps, âme, esprit ». L’un que je qualifierai de grec et l’autre de biblique.

Le paradigme grec se déploie sur la base d’une césure ontologique qui place, d’un coté, l’unité « corps » et, de l’autre, le binôme « âme, esprit ». D’un coté, le « monde visible » celui de la matière, du corps, des objets, du temps et de la mort. De l’autre, le « monde invisible » de l’âme et de l’esprit, de l’intemporel et de l’immortel. Dans cette perspective, la seconde naissance est un processus de séparation, d’arrachement même. Il s’agit de libérer « l’âme-esprit » du « corps » dans lequel elle est malencontreusement emprisonnée. De ce point de vue, initialement « corps, âme, esprit », l’homme éveillé n’est plus que : « âme, esprit ». Ce paradigme tend à considérer l’âme comme immortelle par nature.

Le ternaire biblique et chrétien « corps, âme, esprit » se présente pour sa part sous un jour très différent. La césure ontologique n’oppose plus maintenant le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel, mais « le créé » et « l’Incréé ». Elle place, d’un coté, le binôme naturel indissociable « corps et âme » (la « chair » du NT) qui est une entité créée et, de l’autre coté, « l’esprit » qui, lui, est une réalité incréée. Soit, d’un coté le monde du mortel et du corruptible, de l’autre celui de l’immortalité et de l’incorruptibilité. D’un même coté, la créature en son uni-totalité « corps et âme » où il n’y a rien d’incréé. De l’autre, le Créateur totalement incréé. Dans la présente perspective, le salut n’est plus processus de dématérialisation, de séparation mais, bien au contraire, un processus d’union, de spiritualisation, d’accomplissement. Ce dernier affecte et transfigure cette fois, non seulement l’âme, mais aussi le corps. Le chemin n’est donc plus tant un chemin de dématérialisation de l’âme que de spiritualisation du corps (et donc de l’âme, ces deux n’étant qu’un). Initialement et partiellement « corps et âme », l’homme a à devenir finalement et totalement « corps, âme, esprit ». Initialement virtuel, seulement potentiel, et donc inexistant, l’esprit a à être réalisé, à être mis en actes, à être mis au monde. Il a à exister. Initialement mortels, l’âme et le corps ont à devenir, si l’âme le veut, immortels. Ce sont là des choses que nous avons déjà vues et bien comprises.

A propos de l’esprit, nous avons pu dire qu’à la manière du corps et de l’âme, il est « ouverture ». C’est dire qu’il est une voie de connaissance, une voie d’accès au réel, je veux dire ici « un chemin d’expérience ». Je me permets d’insister sur le mot « expérience ». Le corps permet d’expérimenter électivement le monde dans sa modalité physique, l’âme électivement dans sa modalité psychique et totalement dans sa modalité naturelle physico-psychique, l’esprit électivement dans sa modalité spirituelle et totalement dans son plénitude « corps, âme, esprit » c’est-à-dire dans sa réalité complète et vraie. Comprenons bien : l’esprit est ici vécu, conçu, comme seul accès à la réalité totalement déployée. D’où la perplexité de maîtres philosophes, comme Zundel ou Berdiaev, à l’égard de ceux qui n’approchent, n’interrogent et n’authentifient la réalité que sur un mode cérébral, psychique. A leurs yeux, c’est en effet faire preuve là d’un provincialisme épistémologique insoutenable. Nous avons, d’autre part, dans cette notion d’esprit considéré comme « chemin d’expérience » la clé de remarques mémorables comme celle d’Henri Bosco disant : « Ce que je pense de Dieu, c’est qu’ayant le sens du thambos (entendons du mystère), j’éprouve Dieu et cela me suffit » (Lettre à Jean Lambert, p ; 197). Ou encore celle de Jung répondant à un journaliste à propos de la croyance en Dieu : « Je n’ai pas besoin de croire, je sais » (in : Jung parle, 1985, p. 334), réponse qu’il commente dans nombre de ses lettres datant des années cinquante (cf.  Le divin dans l’homme, p. 138 et al.)

Une ou deux précisions de vocabulaire trouvent ici leur importance. Vous avez tout d’abord remarqué que la conception ternaire de « l’âme » est comparable à la « psyche » jungienne, mais pas à « l’âme », à « l’anima » jungienne. Vous êtes tous connaisseurs de Jung, je n’insiste pas. Mais il faut savoir aussi que la notion de « personne » a généralement chez les penseurs ternaires une acception précise : elle désigne l’homme d’après la métamorphose spirituelle, ou plus exactement en cours de métamorphose, le terme « d’individu » désignant alors l’homme d’avant, l’homme naturel, tel qu’il sort des cuisses de sa mère et de celles de la société, de celles du « gros animal » comme disait Simone Weil reprenant Platon. Par où la personne de l’anthropologie ternaire, être spirituel et total, n’est pas assimilable à la « personne –persona » de la psychologie de Jung.

Un autre point capital est celui-ci. Dans le chapitre trois de la Genèse Dieu se propose de faire l’homme « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1,26), mais il ne le créé qu’à « son image » (Gn   1,27), c’est-à-dire lesté d’un esprit seulement potentiel. La tâche consistant à devenir semblable à Dieu, donc à actualiser son esprit, donc à spiritualiser son être, revient à l’homme. Cette tâche est déjà inscrite dans la Genèse même : elle n’est autre pour l’homme que celle de sa « seconde naissance », autre que celle de sa « déification ». Identité qui permet de bien comprendre la seconde naissance : elle est un processus continu, infini, un processus qui commence mais ne finit pas. Par cette naissance, et en elle, simultanément et indissociablement : « l’homme nait à lui-même » (à son être total, seul immortel et seul réel), « Dieu naît en l’homme » et « l’homme naît en Dieu». Il devient « fils de Dieu ». Et comprenons bien : il ne s’agit pas là pour le premier christianisme d’un thème symbolique, d’un symbole, mais d’une réalité aussi concrète que les métamorphoses qui d’un têtard font une grenouille ou une salamandre, d’une chenille un papillon, il s’agit d’une réalité aussi concrète que les germinations qui font d’une amande un amandier, d’un gland un chêne, d’un pignon un pin. Quant à l’observation, à la constatation de la déification elle demeure soumise sans échappatoire à la grande loi gnoséologique : « Seul le semblable connaît le semblable ». Rappelons enfin que dans un stade avancé, la déification, la « pneumatisation » affecte non seulement l’âme, mais aussi le corps. D’où l’acquisition par celui-ci des mêmes qualités que celles témoignées par le corps du Christ lors de sa Transfiguration ou après sa Résurrection. Tel est donc le réalisme de l’anthropologie ternaire et de la déification du premier christianisme.

Il faut garder présent à l’esprit que l’importance suressentielle de la seconde naissance, de la déification, a été bien perçue dès l’origine, comme en témoigne l’adage fondateur : « Deus homo factus est ut homo fieret Deus ». Adage transparent comme le cristal, aussi précieux que le diamant, adage primitivement formulé par saint Irénée (135-202) sous la forme : «  Car c’est là le motif pour lequel le Verbe de Dieu s’est fait homme, le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme (…) devienne fils de Dieu. » (Contre les hérésies, III 19, 1). C’est-à-dire : pour que l’homme participe à la nature divine, pour que l’homme devienne par grâce, ce que Dieu est par nature, comme le précisera admirablement Maxime le Confesseur (580-662). Cet adage a été scruté par la suite, au fil des premiers siècles, notamment : par saint Clément d’Alexandrie (140-220), par saint Athanase d’Alexandrie (295-373),  par saint Hilaire de Poitiers (315-367), par saint Grégoire de Naziance (330-390), par saint Augustin d’Hippone (354-430). Et je ne les connais pas tous.

Je voudrais encore apporter deux précisions. La première est que ce processus de déification est conçu comme une proposition venant d’un Dieu bon, d’un Dieu qui est amour, seulement amour et qui par suite laisse l’homme totalement libre de refuser la participation, l’union, la communion qu’il lui propose. Le Dieu dont il est ici question est un Dieu totalement, parfaitement, absolument, éternellement innocent du Mal. Entendons du Mal existant. Il serait tout au plus responsable du Mal potentiel. Sur cette question de l’innocence de Dieu, je vous renvoie aux écrits de Berdiaev et de Zundel, ainsi qu’à ceux d’Olivier Clément qui nous révèle que cette innocence est l’un des secrets les mieux gardés du premier christianisme. Dans cette compréhension, Dieu, bien sûr, n’est pas le Créateur du monde actuel. Celui-ci est dénaturé, abimé, défiguré par la Chute. Ainsi que le rappelait si pertinemment Blaise Pascal le monde que nous connaissons « n’est pas en l’état de sa création ». Dieu, par contre, est l’initiateur du processus de déification. Celui-ci est donc par essence un processus bon, excellent jusque dans sa trame la plus fine. D’où d’ailleurs cette présentation simple et pertinente de l’opposition du Bien et du Mal : est bon tout ce qui facilite la seconde naissance de l’homme (et par suite l’avènement de la Création entière), est mauvais tout ce qui l’entrave et la contrarie.  

Il convient enfin de rappeler ceci. A savoir que cette naissance est de soi un processus d’éveil, entendons un processus de dépassement du mental, de dépassement des mots, des affects et des images, donc un processus fondamentalement « apophatique ». Je dirais un « chemin de silence » et « d’écoute intérieure ». Cela est très clair dès les premiers Pères du Désert, donc dès le IIIe siècle, dès saint Jean Cassien (360-435) père du monachisme occidental, et dès le Pseudo-Denys l’Aréopagite (fin Ve) dont les œuvres illumineront toute la mystique médiévale et en particulier la mystique rhéno-flamande, dont celle de Maître Eckhart en tout premier lieu.

 

II – Les deux visages de l’individuation selon C.G. Jung :

 

Luigi Aurigemma, en fin de l’excellent chapitre « Jung et la métaphysique » que je lis dans son livre non moins excellent : « L’éveil de la conscience » (L’Herne, 2009), nous apprend que Jung aurait, en fin de sa vie, confié à M.L. Von Franz avoir obéi aux forces qui le poussèrent à vouloir garder enfermé « l’oiseau d’Or dans une cage de bois » (p. 86). Cette image est magnifique qui avoue qu’une part de son être s’est effectivement efforcée de maintenir une séparation catégorique entre la psyche, le psychisme connaissant et la substance à connaître, qu’il nomme aussi, à la manière de Kant la « Chose en soi », la Réalité ultime des objets perçus, conçus ou imaginés. Aurigemma rapporte aussi ce jugement abrupt de Jung, en date de 1939, dont le poids ne saurait être sous estimé : « …l’homme n’a qu’à comprendre qu’il est enfermé dans sa psyché et pas même dans la démence, il ne pourra en passer les frontières » (p. 59). Vous l’avez compris, ces propos sont ceux d’un homme qui se vit comme prisonnier d’une anthropologie dualiste ou binaire. Aussi ceux de celui qui fit le choix de refuser d’en sortir, de celui qui fit le choix, comme il le dit lui-même, d’empêcher « l’Oiseau d’or » de s’envoler hors de sa cage de bois. Dit encore autrement : qui fit le choix de se tenir à distance des portes ouvrant sur l’anthropologie ternaire que nous connaissons. Mais, Dieu soit loué ! Tous ceux qui connaissent bien C.G. Jung savent que l’immense psychiatre suisse n’était pas cet homme-là. Du moins pas seulement. Car toute son œuvre, notamment dans son autobiographie et ses lettres, témoigne qu’il fut un homme d’une sensibilité spirituelle exceptionnelle. Mieux même : un homme qui faisait grand cas des connaissances lui venant de son expérience des frontières profondes où la psyché devenue « psychoïde » n’est plus seulement âme, mais déjà esprit.

Car il y avait en Jung deux personnalités. Dans son autobiographie, écrite en fin de sa vie, il les numérota d’ailleurs lui-même : 1 et 2. « Au fond, je savais que j’étais toujours deux » écrira-t-il dans l’un des passages les plus révélateur de Ma Vie (p. 65). Passage où il note en définitive : « le jeu alterné des personnalités numéro 1 et numéro 2 aura persisté tout au long de ma vie » (ibid., p. 66). Au fil de ce passage il présente le n°1 comme « fils de ses parents, celui qui va au collège », celui qui se compare aux autres. Du n°2, il dit qu’à l’opposé « il est loin des humains », qu’il est en contact avec « tout ce que Dieu désigne en lui », qu’il est en osmose avec la nature qui révèle « l’essence de Dieu ». Il dit encore de celui-là qu’il « connaissait Dieu », qu’il vivait là « où rien ne sépare l’homme de Dieu ». Il l’appelle « l’homme intérieur », et affirme que dans sa vie c’est lui qui  a joué « le rôle principal » (ibid., pp. 65-66). 

Le premier engendrera le psychiatre lié par sa persona professionnelle de psychologue cartésien, rationnel et scientifique. Du second naîtra le chercheur de vérité accueillant à son anima et par suite ouvert à la totalité de sa psyché où il aperçoit l’empreinte de l’Imago Dei. Le premier affirmera qu’il ne saurait parler que de représentations mentales, le second laissera filtrer que l’important est ailleurs et que de cet important il a l’expérience. Une expérience au vrai de l’indicible mais dont il n’hésitera pas à révéler maints aspects. Tel était Jung, ce qui donne à sa vie une dimension tragique, mais permet aussi de comprendre que coexistent dans son œuvre, je dirais deux lectures de l’individuation et du soleil qui en constitue le terme. Une lecture « psychique et close » dont je voudrais donner un bref aperçu dans un premier temps. Une « spirituelle et ouverte » que je caractériserai dans un second temps. Dans un troisième et ultime nous accorderons quelques instant à interroger « l’expérience de Dieu » qui fut celle de Jung tout en essayant d’évaluer combien elle conditionna sa compréhension du Soi et combien elle s’avère en définitive différente de l’expérience propre aux spirituels et mystiques vivant à la lumière de l’anthropologie ternaire propre au premier christianisme.

 

1 – La lecture psychologique ou lecture close :  

Lorsqu’il a pour souci de ménager la communauté scientifique et de n’en être pas exclu, à moins que ce soit aussi pour se rassurer, Jung sait donner du Soi et de l’individuation qui y mène des définitions qui en éclairent certains aspects du plus grand intérêt mais ceci tout en prenant grand soin de rester métaphysiquement, nous pourrions dire aussi spirituellement, neutres. Permettez-moi d’en donner quelques exemples. Je lis dans Types psychologiques, qui date de 1920, au sujet de l’individuation : « Généralement parlant, c’est le processus de formation et de particularisation de l’individu ; plus spécialement de l’individu psychologique comme distinct de l’ensemble de la psyché collective. L’individuation est donc un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité individuelle. Cette individuation est une nécessité naturelle (… ) » (1968, p.450).

Dans Dialectique du moi et de l’inconscient, paru en 1933, ouvrage-clé pour notre sujet, nous pouvons lire : « La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, de notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc traduire le mot « d’individuation » par « réalisation de soi-même », « réalisation de son Soi » (1964, p.111). Un peu plus loin Jung écrit : « L’individuation n’a d’autre but que de libérer le Soi d’une part des fausses enveloppes de la persona, et d’autre part de la force suggestives des images inconscientes » (1964, p.113). Donc un processus psychanalytique de différenciation. Quant au Soi lui-même que Jung présente à l’occasion comme « le centre de la personnalité » (p. 243), que l’on soit rassuré, l’auteur en dit lui-même qu’il « n’est qu’un concept psychologique », une « construction » mentale exprimant la totalité inconnaissable de nous-mêmes (p. 243). Et quelques pages plus loin il a même cet aveu : « Tout bien pesé, je ne doute pas qu’il s’agisse encore d’une image » donc d’une représentation, d’un contenu psychique.

Rien donc, dans de telles approches qui puissent inquiéter les psychologues les plus réfractaires aux digressions métaphysiques, théologiques, transcendantales, ou spirituelles. D’autant que l’éminent psychiatre donne dans le même ouvrage cette précision pour nous capitale, savoir qu’avec l’individuation « il ne s’agit ni d’une déification de l’homme, ni d’un abaissement de Dieu » (p. 243). Quant au Christ, que les palais les plus délicats se rassurent, à la question, qui se pose à la psychologie moderne, de savoir si « le Soi est un symbole du Christ ou le Christ un symbole du Soi ?» le Maître suisse répond en 1951 dans Aïon (1976, p. 82) avoir fait le choix du second terme de l’alternative, ceci sur la base « de constatations scientifiques » (p. 82). Qu’on le veuille où non (nolens, volens pour reprendre une expression chère à Jung) l’effet premier d’un choix aussi fortement argumenté est d’inciter l’interlocuteur à ramener le Christ dans la demeure psychique dont il n’y avait sans doute pas lieu de le sortir.

         Cette première lecture psychologique que nous venons d’esquisser brièvement est donc celle de « Jung 1 ». Or « Jung 2 » exprima sur le même sujet des idées radicalement différentes et, en apparence du moins, bien difficilement conciliables avec celles de « Jung 1 » que nous venons de recenser. Donnons quelques exemples de cette seconde lecture.

 

2 – La lecture ouverte ou spirituelle :

         Dans le chapitre précédent qui présentait l’anthropologie ternaire du christianisme originel, deux aspects de la déification, et de la seconde naissance qui l’inaugure, ont été clairement mis en valeur. Tout d’abord la mesure réaliste, concrète, actuelle et ontologique du processus. Il s’agit d’une métamorphose essentielle, qui modifie effectivement l’être en profondeur, métamorphose par laquelle, pour reprendre le vocabulaire de saint Paul l’homme se dépouille progressivement de l’homme ancien, extérieur, psychique, partiel, éphémère, esclave qu’il n’est pas pour devenir enfin l’homme nouveau, intérieur, spirituel, entier, éternel et libre, pour devenir l’homme qu’il est réellement et profondément, pour devenir enfin l’imago humano-divin ou théandrique qu’il est appelé à être de toute éternité. Le deuxième aspect est le fait que la possibilité de ce devenir, de ce dépassement de la nature est inscrite dans la nature même de l’homme. Nous avons bien compris cela.

Or, on croise chez Jung maintes affirmations qui disent la même chose, mais sous une forme permettant d’en entendre une autre plus platement psychologique et par là même « scientifiquement correcte ». Ainsi dans Types psychologiques (p. 450) Jung présente benoitement l’individuation comme « une nécessité naturelle », comme « formation de l’originalité  qui est donnée a priori dans la disposition du sujet ». Plus tard, dans Dialectique du moi et de l’inconscient, le Maître suisse désigne toujours l’individuation comme un devenir par lequel l’homme « accomplit simplement sa nature d’être » (p. 113), et un peu plus loin comme une libération de l’état où l’on est « contraint à vivre comme la personne que l’on est précisément pas » (p. 221). Tout en ajoutant que cette libération ne peut survenir que si l’on agit  en conformité avec sa « vraie nature » (p. 221). Or il est bien évident que cette vraie nature, qui est celle de la personne ultime, n’est pas ici précisée. On peut l’entendre comme transcendante, spirituelle et ternaire ou comme naturelle, psychique et binaire.

         Mais le plus fréquent est que le vocabulaire, les symboles ou les références explicites et implicites des propos de Jung 2 ne laissent pas d’autres issues que de concevoir l’individuation comme un processus mystique de déification, un processus de participation à la nature divine. Ainsi, par exemple, lorsqu’il écrit, toujours dans Dialectique du moi… : « Remarquons pour finir que l’individuation se confond en même temps avec l’idéal chrétien originel du Royaume des Cieux  qui est en nous » (ibid., p. 222). Ou encore : « On pourrait aussi bien dire du Soi qu’il est Dieu en nous » (ibid., p. 243). Ainsi encore lorsqu’il répond à l’un de ses correspondant que : « L’individuation, c’est la vie en Dieu » (cf. Auri., p. 82) et de même lorsqu’il affirme dans Ma Vie (p. 450) que l’âme doit posséder une « correspondance avec l’essence divine » et que celle-ci est « l’archétype de l’image de Dieu ».

Ainsi de même, lorsque dans son Commentaire su le Mystère de la Fleur d’Or, qui date de 1929, il esquisse une condition du Soi où celui-ci est délivré de la mort, où il est immortel (cf. Auri., pp. 49 -51), thème qu’il reprend peu après dans Dialectique du moi … (p. 146). Ainsi encore, lorsqu’il n’hésite pas à écrire que l’individuation est « un processus mystique » (ibid., p.39) et aussi : « un processus initiatique » (ibid., p.35). Que dire enfin de ce passage remarquable du Commentaire psychologique sur le Bardo Thödol écrit peu après le voyage en Inde de 1935, où Jung 2 prend l’exact contrepied de Jung 1 en écrivant de la psyché « qu’elle prononce des affirmations métaphysiques en vertu de sa divine force créatrice innée » et en martelant : « Elle n’est pas la condition de la réalité métaphysique, elle est cette réalité même » (cf. Auri., p. 139). Propos pour le moins catégorique et décisif.  

         Notons enfin, dans la même perspective, que la grande admiration dont Jung témoigna à partir de 1920 à l’égard de Maître Eckhart est très significative. Celui-ci, en effet, soutenait l’existence en l’âme d’une part d’Incréée et d’Incréable, et n’avait cessé de scruter tout au long de son œuvre la dimension de l’esprit, la seconde naissance et le processus de déification tels que les comprenait le premier christianisme. Il est d’ailleurs curieux de constater que Jung attribuait à Eckhart le mérite d’avoir mis ces thèmes au centre de la révélation chrétienne, ce qui est une erreur de taille, puisqu’ils y sont depuis l’écriture des évangiles. Lorsqu’il écrit, d’autre part, en 1958, à l’un de ses correspondants qu’Eckhart est en Occident « l’un des premiers à faire jouer au Soi un rôle important » (C.G. Jung, Le divin dans l’homme, 1999, p. 216), il nous met dans l’obligation de croire qu’il a totalement oublié les lettres de saint Paul qu’il connaissait pourtant parfaitement !

 

3 – La question de « l’expérience spirituelle » :

         Nous nous souvenons de la réflexion comminatoire citée plus haut et prononcée par Jung 1 : « « …l’homme n’a qu’à comprendre qu’il est enfermé dans sa psyché et, pas même dans la démence, il ne pourra en passer les frontières ». Autrement dit, l’homme est enfermé dans sa prison corps et âme et il n’aurait d’autre accès au réel que par leur médiation, médiation par nature corporelle et mentale, physique et psychologique. Mais Jung 2 sait de source sûre qu’il connaît le réel par une troisième voie, celle qu’ouvre en l’âme cette « correspondance avec l’essence divine » que nous venons de signaler, cette correspondance qui fait de la psyché « une réalité métaphysique » ainsi qu’il nous l’a dit. Cette troisième voie est dans notre vocabulaire celle de « l’esprit ». De la connaissance qu’il recueille par ce canal Jung dit qu’elle est « immédiate » – dans Ma Vie il parle de la sorte du « Dieu vivant, immédiat » (p. 60) -, il dit « qu’il en a fait l’expérience ». Cette référence à « l’expérience spirituelle », qu’il nomme en d’autres endroits, à la suite de William James, « expérience religieuse » est très fréquente chez Jung. Le voici qui au début de son autobiographie écrit à propos de son père pasteur : « J’avais fait l’expérience de ce que mon père n’avait pas saisi » (p. 60) et encore : «  …il se pourrait bien que Dieu fût quelque chose de terrible. C’était un secret dont j’avais fait l’expérience …» (id.). Plus loin il reproche encore à son père son manque « d’expérience » (p. 117) et on sent bien que c’est un même reproche qu’il adresse à saint Thomas d’Aquin et à son intellectualisme « plus dépourvu de vie qu’un désert de sable » (p. 90). A l’époque où il terminait la rédaction des premiers chapitres de Ma Vie, en 1958, trois ans avant sa mort, Jung écrivait à l’un de ses correspondants qu’il « n’y pas davantage de doute sur l’existence de Dieu que sur celle de la matière ». Et d’ajouter : « Qu’il existe un monde au-delà, c’est une réalité, un fait d’expérience. Mais nous ne le comprenons pas » (in : Le divin en l’homme, op. cit., p. 133). Inutile d’illustrer plus complètement cet argument de l’expérience. La manière dont Jung l’invoque et le valorise suffit amplement à montrer qu’à la façon de Maurice Zundel ou de Nicolas Berdiaev qui furent ses contemporains Jung vivait et comprenait l’homme et le monde suivant un paradigme ternaire.  

         Celui-ci, toutefois s’avère très sensiblement différent du paradigme anthropologique ternaire du premier christianisme. Il suffit pour en prendre acte d’en référer non plus au fait de l’expérience spirituelle de Jung, mais à son contenu. Car le grand psychiatre zurichois n’est pas sans nous en parler. Deux aspects au moins sont ici extrêmement importants, mais je ne pourrai que les effleurer : le premier tient au vécu de la liberté, l’autre à la question du Mal et de l’innocence divine.

         Zundel qui est l’un des meilleurs connaisseurs et commentateurs contemporains de l’anthropologie ternaire chrétienne distingue deux libertés. La « liberté d’avant », entendons d’avant la seconde naissance, qui est une liberté que nous connaissons tous, qui est la liberté de choisir entre le vélo ou la voiture, la carte ou le menu, la vanille ou le chocolat, aussi bien qu’entre le rejet ou l’acceptation de la vie éternelle, c’est à-dire le refus ou l’acceptation de naître de nouveau. Liberté au reste imposée, car nous ne sommes pas libres de cette liberté-là. Et la « liberté d’après », qui est la liberté d’après la seconde naissance, liberté totale, liberté libre, non imposée car nous sommes libres de la refuser. C’est de cette liberté-là dont parlent les Ecritures, par exemple Jésus-Christ lorsqu’il dit : « la liberté vous rendra libres » (Jn 8, 32) ou saint Paul lorsqu’il évoque « la liberté des enfants de Dieu » (Rm 8, 21). Et cette liberté-là, certainement, est tout sauf un vain mot. Elle est liberté d’un envol, celle du papillon qui se libère du carcan de sa chrysalide. Tous les spirituels sur le chemin de leur naissance à eux-mêmes et à Dieu, la connaissent bien, elle les fait exulter de joie. Cette liberté est l’un de premiers et plus beaux fruits de l’expérience spirituelle authentique. Elle en est d’ailleurs, avec la joie qui l’accompagne, l’un des marqueurs les plus révélateurs.

Or donc, Jung retire-t-il de son expérience de l’individuation, de son expérience du Soi – qui dit-il est « Dieu en nous » -, retire-t-il donc de son « expérience de Dieu », un sentiment de liberté qui soit en quelques points comparables à celui que nous venons d’évoquer ? J’ai étudié attentivement cette question. Or il m’a fallu conclure sans hésitation par la négative. Plus même, nombre de confidences de Jung donnent à penser que son expérience de l’individuation est au contraire une expérience de confrontation avec une puissance supérieure, avec un destin fatal qui l’enchaine, l’accable, le subjugue. En bref, une expérience non de liberté, mais de perte de liberté.

Témoins ces quelques passages écrits par Jung en fin de sa vie en un temps où l’on est en droit de penser qu’il a conduit son individuation aussi loin qu’un homme de sa trempe a pu le faire. Ce qu’il laisse d’ailleurs entendre avec quelque complaisance lui qui commence sa biographie en écrivant : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation » (p. 19) et la termine en affirmant que ce qui le différencie des autres hommes c’est qu’en lui « les cloisons sont transparentes » (p. 404). Les deux premiers passages sont extraits de Ma vie, les suivants de sa correspondance. Tout d’abord cet aveu étonnant : « Tous mes écrits sont (…) des tâches qui me furent imposés de l’intérieur » (p. 258). Puis cette notation : « Mais comme personnalité créatrice (donc individuée) on est livré, on n’est pas libre, on est enchainé et poussé par le démon intérieur » (p. 406). Le 5 décembre 1959 Jung écrit une lettre que nous avons déjà citée et qui mériterait d’être ici analysée en totalité. Il y dit que  Dieu est « le pouvoir du destin », « un nom qui convient à toutes les émotions qui subjuguent ma volonté consciente et usurpent le contrôle que j’exerce sur moi-même » (Le divin dans l’homme, op. cit., p. 139). Le 16 novembre de la même année, il écrivait à un autre correspondant que pour lui l’expérience de Dieu est celle de « sa propre volonté contre une volonté autre », confrontation qui engendre souvent des conséquences « apparemment désastreuses » (ibid., p. 137).

Dans une autre lettre, de 1949, il note que « l’individuation est autant un destin fatal qu’un accomplissement » (p. 194). Que dire enfin de cette affirmation extraordinairement révélatrice que j’extrais de Dialectique du moi… : « Le Moi qui a poursuivi son individuation, le Moi individué, se ressent comme l’objet d’un sujet inconnu qui l’englobe. » (p. 247) ? Que dire ? Que dire, si ce n’est que cette présentation de l’individuation comme un processus de perte de liberté, comme étant un devenir menant à un vécu d’objet, n’est en rien conforme à la compréhension et au vécu de la déification chrétienne telle qu’elle a été éprouvée et enseignée depuis saint Irénée, en passant par Maître Eckhart jusqu’à Zundel, Berdiaev et Olivier Clément de nos jours. On en jugera par exemple au simple fait que ces grands spirituels, Zundel notamment, comprennent la déification comme un processus non pas d’objectivation mais de subjectivisation, un devenir par lequel l’homme passe précisément de la condition d’objet – objet de son hérédité, de son inconscient, de son milieu,…- à la condition de sujet, c’est-à-dire d’homme libre. Et aux yeux de la Tradition ancienne comme du christianisme intérieur moderne, ce processus n’est en aucun cas un destin, puisque la déification est par essence libre et qu’elle consiste précisément en la libération d’un destin fatalement mortel et autrement inéluctable.

Evoquant cette question de la déification comme mouvement de libération ontologique, souvenons-nous que celle-ci, – comme les Pères du désert, puis le Pseudo Denys, puis tous les autres grands mystiques l’ont expliqué et enseigné -, que cette déification passe nécessairement par le dépassement des mots et des images, par la recherche et l’obtention du plus grand silence intérieur. Autre façon de le dire : par la plus grande pauvreté intérieure. C’est en ce sens que Maître Eckhart a pu présenter « l’homme noble », entendons l’homme spirituel, comme celui « qui ne sait rien, n’a rien, ne veut rien ». L’homme qui est donc libre du passé, du présent, de l’avenir. Cette mise à l’écart de tout contenu psychique va si loin que l’apophatisme chrétien dit au néophyte : « Si dans ton mental le Christ apparait chasse-le ! ». En Orient, nous retrouvons la même exigence à l’endroit du Bouddha. Or, je me trompe peut-être, mais il me paraît que le chemin d’individuation suivi par Jung n’est pas celui-là : aussi bien je le vois tout au long de son avancée occupé à cultiver et valoriser ses images intérieures – symboles, archétypes, mandalas, figures alchimiques,…- ainsi que les mots et concepts qui les scrutent. Ainsi, le moins que l’on puisse dire est que, sous l’angle de « la voie à suivre », l’individuation jungienne et la déification consubstantielle à l’anthropologie ternaire chrétienne se présentent de manières très sensiblement différentes.

Reste maintenant la question de l’origine et de la nature du Mal et donc celle de l’innocence de Dieu. Le sujet est si important et si vaste qu’il ne faudrait pas moins d’un grand livre pour le traiter correctement. Permettez-moi d’aller au cœur du sujet en résumant les choses ainsi. Il est du plus grand intérêt d’écouter ce que Jung dit de Dieu lorsqu’il se réfère précisément aux premières expériences qu’il en eu dans son enfance et sa jeunesse, expériences qui conditionneront toutes les suivantes et par delà toute son appréciation du christianisme. Parmi ces expériences-sources deux sont oniriques et dominent toutes les autres. Il s’agit du « rêve du phallus » dans lequel ce dernier est compris comme un Dieu souterrain, mangeur d’homme et face sombre du Christ. De ce rêve, Jung écrit : « J’en ressentis une peur infernale et m’éveillai suant d’angoisse » (Ma vie, p. 31). Le second rêve est celui de Dieu sur son trône d’or déféquant sur une cathédrale. L’énorme excrément fait éclater les murs. De ce rêve Jung dit qu’il lui a révélé un « secret terrifiant », « une sombre affaire pleine d’angoisses » laquelle jettera « une ombre » sur toute sa vie (ibid., p. 60). Le ton est ainsi donné dès le début et il ne changera pas d’autant que la théologie de l’époque promotionnait plus facilement le Dieu unique et solitaire de l’Ancien Testament, despote imprévisible et cruel, que le Dieu unique et trinitaire révélé par Jésus-Christ, Dieu d’amour et innocent de tout mal. Cette expérience onirique, primordiale et terrifiante de Jung infiltre ouvertement son fameux et regrettable livre Réponse à Job, écrit juste après Aïon, en 1951, où on voit l’auteur s’ingénier à repêcher, on ne sait trop où, l’idée que Yahvé a deux enfants : « Son fils Satan » et « Son fils Jésus » (pp. 43, 47, 60, 76…). Et à présenter la mort du Christ (curieusement mêlée au sacrifice d’Abraham) en ces termes qui laissent sans voix tout chrétien capable de penser  : « Qu’est-ce que ce père qui préfère laisser égorger son fils plutôt que de pardonner, avec quelques grandeur d’âme, à ses créatures qui furent mal conseillées et perverties par Satan qui lui appartient ? Qu’est-ce qui doit être démontré par ce sacrifice cruel et archaïque du fils ? » (p. 131).

En bref, on se contentera de souligner qu’à la manière de celles émises par de nombreux intellectuels de son temps, – je pense entre autres à Camus -, la critique que Jung adresse au christianisme manque sa cible puisqu’elle vise un Dieu qui n’est pas Celui de Jésus-Christ, un Dieu qui n’est pas le Père qu’il prie de demeurer en nous. Et si l’individuation prônée par le grand psychiatre zurichois équivaut à devenir transparent à la totalité du Dieu dont il a eu lui-même l’expérience, alors on peut affirmer en toute certitude que l’individuation jungienne et la déification chrétienne ne sont pas du tout la même chose.

En fin de sa vie, Jung avouera à l’un de ses correspondants : « Cette histoire de la privatio boni, je la déteste.. » (Le divin dans l’homme, p. 430). Au vrai, cette « histoire » n’est autre que la réponse chrétienne à la question du Mal et il n’y a pas à l’aimer ou pas, à la détester ou pas, mais il y a à la comprendre. Pourquoi C.G. Jung n’a-t-il pas voulu comprendre ? Telle sera la dernière question devant laquelle je me propose de vous laisser.

 

La nouvelle naissance et la vocation de l’homme selon Maurice Zundel

Journée Maurice Zundel, AMZ, Maison des Lazaristes, Paris, 13 octobre 2012, par Michel Fromaget

La vocation de l’homme, et la nouvelle naissance qu’exige son accomplissement, telles du moins que les conçoivent le Nouveau Testament et Maurice Zundel, ne reçoivent leur signification véritable que comprises à la lumière d’une anthropologie tripartite, c’est-à-dire d’une conception de l’homme qui distingue de l’humain trois modalités essentielles : le corps, l’âme et l’esprit. Et non seulement de l’homme mais, comme nous le comprendrons bientôt, de l’univers aussi. Au vrai, le lien logique qui attache cette triple partition de l’univers et de l’homme à leur même vocation est si fort que Zundel a pu écrire à leur sujet :

« L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu » (fds G. fm xyz 001017).

Or donc, lorsque le vieux Maître suisse expose, illustre ou explique sa vision ternaire de l’univers et de l’humain, – laquelle est à la clé de sa distinction capitale entre « l’homme-objet » et « l’homme-sujet », « l’homme naturel » et « l’homme spirituel » -, il aime très souvent à le faire sous couvert de la fameuse distinction des « Trois Ordres » de Blaise Pascal. La citation suivante, que j’emprunte à l’ouvrage L’homme passe l’homme (p.185), donne une juste idée du prix que Zundel accordait à cette distinction. Il en dit en effet : « Ces mots sont d’airain et ils ne passeront pas ». Déjà, dans son premier livre, Le Poème de la sainte liturgie, écrit en 1926 sous le nom de frère Benoit, il ne se faisait pas faute d’y référer. Et dans son catéchisme de 1949, A la recherche du Dieu inconnu, titre magnifique, il ira jusqu’à écrire de la conception ternaire : « Tout le christianisme en dépend » (par. 253). C’est donc avec justesse que Claire Lucques affirmera plus tard, dans son excellente Esquisse d’un portrait de Maurice Zundel (1996, p.190), que les Trois Ordres sont véritablement « au centre de son univers spirituel ».

Non seulement cette doctrine des « Trois Ordres », dont la bonne connaissance et la juste compréhension sont nécessaires à celles de la vocation véritable de l’homme, telle que la comprenait Zundel, mais aussi le thème majeur de la « Nouvelle naissance », thème absolument consubstantiel à la même doctrine, et sur lequel, tout au long de son œuvre, l’oblat d’Einsiedeln reviendra inlassablement. Ce que suggère déjà clairement mon modeste et dernier sondage sur ce thème dans l’œuvre de Zundel, sondage qui n’en relève pas moins de 174 occurrences, et pas moins de 85 se référant au fameux enseignement donné par Jésus à Nicodème au chapitre 3 de l’évangile de Jean.

Ainsi vous le voyez : nous consacrer à mieux connaître les « Trois ordres de Pascal » et « la nouvelle naissance » tels que les considérait Zundel est un excellent chemin pour mieux entendre la conception de l’homme et de la vie humaine à laquelle était parvenu ce chrétien qui était un véritable génie. C’est donc à cette tâche que nous allons nous atteler. Nos progresserons en quatre temps.

Tout d’abord un court rappel d’anthropologie néotestamentaire, car elle est l’humus où les anthropologies pascalienne et zundelienne plongent leurs racines et puisent leur sève. Puis une brève présentation des Pensées de Pascal qui exposent le thème des Trois Ordres. Nous examinerons ensuite comment Zundel lui-même utilisait, commentait et illustrait ce thème. Enfin, à la faveur des acquis précédents, nous nous attacherons à mettre en lumière le sens véritable, et à maints égards extraordinaire, que revêtait à ses yeux le fait de la nouvelle naissance.

 

I – Court rappel d’anthropologie néotestamentaire

Désirons-nous savoir de quelles composantes « ontologiques » – c’est-à-dire : nécessaires à la définition de l’être – était constitué l’être humain selon le christianisme originel ? Pour le savoir, prenons le chemin le plus court, lequel passe par saint Paul qui est vraiment l’anthropologue du Nouveau Testament (alors que saint Jean en serait plutôt le théologien) puis par saint Irénée dont le fameux ouvrage Contre les hérésies, écrit vers 180, contient toutes les informations utiles à la rédaction d’un livre où l’on serait fondé à voir le premier traité véritable et complet d’anthropologie chrétienne. Or, que disent ces géants ?

Saint Paul, dans la grandiose finale de sa Première Lettre aux Thessaloniciens, dont je me permets de vous rappeler qu’elle date de l’an 50 et qu’elle est l’écrit le plus ancien du christianisme : « Que le Dieu de Paix lui-même, vous sanctifie tout entier et que tout votre être, esprit, âme, corps soit gardé irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Th 5, 23).

Quant à saint Irénée, dans Contre les hérésies, à propos justement des hérétiques qui ne comprenaient pas la Révélation chrétienne, il écrit : « Ils ne comprennent pas que trois dimensions, ainsi que nous l’avons montré, constituent l’homme parfait : à savoir la chair, l’âme, l’esprit » (V 9,1).

Oui, vous avez bien entendu, et voilà qui nous change du dualisme des catéchismes ordinaires, l’homme n’est pas tissé de deux dimensions, de corps et d’âme seulement, mais de trois : de corps, d’âme et d’esprit. Cependant, notons bien ceci : Paul et Irénée parlent ici de l’homme « tout entier », de l’homme « parfait », c’est-à-dire « totalement fait, totalement achevé ». C’est dire autrement qu’ils parlent : de l’homme spirituel, de l’homme libre, de l’homme éveillé, de l’homme né une seconde fois. Car, l’homme naturel, celui qui, parce qu’il n’est pas né une nouvelle fois, n’a pu naître à lui-même, n’a pu enfanter son être entier et véritable, celui-là n’est fait que de corps et d’âme. Il n’est que psychique, ou encore : animal puisque, comme nous allons le voir, c’est là ce que signifient identiquement et très exactement ces mots. Or, saint Paul y insiste : « On est semé corps psychique, on se relève corps spirituel (…). Il n’y a pas d’abord le spirituel, mais le psychique, ensuite le spirituel » (1 Co 13 44-46). Soit donc ces deux états de l’être que sépare la nouvelle naissance, cet « évènement-avènement» comme dira Zundel, cet évènement que l’apôtre des Gentils aimait à camper comme métamorphose « de l’homme ancien en l’homme nouveau » (2 Co 5,17), « de l’homme psychique en l’homme spirituel » (1 Co 2, 13-15), de « l’homme extérieur en l’homme intérieur » (2 Co 4,16).

On le voit, la seconde ou nouvelle naissance dont la juste mesure ne peut être prise qu’à la lumière de la dialectique des trois composantes de l’humain, est un thème crucial, un thème suressentiel du Nouveau Testament. Il l’est à tel point que l’on a pu écrire à juste titre que le Christ n’est venu sur la terre que pour enseigner aux hommes la possibilité et la manière de naître à nouveau, ceci afin qu’enfin ils soient par elle sauvés. D’ailleurs, vous le savez, c’est dès son Prologue que l’évangile de Jean met la seconde naissance sous le projecteur en précisant que le Verbe a justement, mais seulement, donné aux hommes « le pouvoir de devenir enfant de Dieu » (Jn 1,12).

Vous savez encore que dans le même évangile, tout à la fois le plus spirituel et le plus historique, le premier miracle est celui des noces de Cana et le premier enseignement donné par Jésus-Christ est celui qu’il dispense à Nicodème venu l’interroger au cœur de la nuit. Or, à Cana, les jarres sont le corps, l’eau est l’âme et le vin est l’esprit (Jn 2, 1-11). Et la transformation de l’eau en vin est la naissance nouvelle. Quant à l’enseignement nocturne donné à l’éminent pharisien membre du Sanhedrin, il commence par ces paroles célèbres qui en annoncent ainsi, et de manière si belle, la mystérieuse profondeur : « Vraiment, vraiment je te dis : si on ne naît de nouveau on ne peut voir le règne de Dieu (…) ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il faut naître de nouveau » (Jn 3,3-7). Chacun se souvient, enfin, que Jean lui-même, dans sa première lettre, continuera de développer cet enseignement plus précieux que l’or et le diamant, notamment par ces mots : « Bien-aimés, aimons nous les uns les autres parce que l’amour est de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jn 4,7)

Nous devons donc n’en point douter : la double thématique des « trois dimensions de l’humain » – celle des Trois ordres de Pascal – et de la « nouvelle naissance » est au cœur incandescent du message évangélique. Mais, pour mieux la pénétrer, c’est du corps, de l’âme et de l’esprit, tels qu’elle les entend, qu’il nous faut dire maintenant un mot.

Le corps est ici sans surprise : il est la part matérielle de la personne. Par lui, cette dernière est ouverte sur l’ordre des réalités sensibles, sur le monde physique, sur le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « sensation », il est aussi « action» en ce qu’il permet aussi d’agir sur ce monde. Le corps est donc semblable à une « interface » : par lui le monde peut s’imprimer dans l’âme et par lui encore celle-ci peut s’exprimer dans le monde. Le corps ainsi défini est un corps vivant. En effet, il n’a pas d’existence en soi. Il n’a de réalité que par l’âme qui l’anime et lui donne vie. A défaut, il ne s’agit plus d’un corps, mais d’un cadavre, ce qui est autre chose. Mais je viens d’employer le mot « âme ». De quoi s’agit-il ?

Dans l’acception qui nous intéresse, celle de l’étymologie et de la Bible, l’âme, ou encore l’anima des latins, la psyche des grecs, n’est autre tout simplement que le psychisme, le mental. Le mot latin anima suffit ainsi, à lui seul, à nous certifier que les animaux, bien sûr, ont une âme. Chez les humains, sur le plan subjectif, on peut sensiblement assimiler l’âme au « moi » du langage courant. Elle est en effet le lieu de notre intériorité, alors que le corps est celui de notre extériorité. L’âme se définit par les facultés psychologiques qui la composent : intelligence, mémoire, volonté, imagination, etc. L’âme, pour sa part, ouvre sur l’ordre des réalités intelligibles, sur le monde psychique, sur le monde des sujets. Et elle permet d’agir sur lui par le langage, parlé ou non. Comme le corps, l’âme n’a pas d’existence en soi : nul n’a jamais vu d’âme sans corps, ce corps qui justement permet de la localiser et de l’identifier.

L’anthropologie moderne, celle au sein de laquelle nous avons été éduqués et nous nous somme construits affirme que l’être humain est essentiellement et exclusivement tissé de corps et d’âme. Elle dit que cet être est la personne définie par la combinaison de ce corps et de cette âme. Et qu’il n’est rien d’autre. C’est là, du moins, ce qu’elle veut nous faire croire.

Or, il faut savoir que depuis la nuit des temps, en Orient comme en Occident, il y eut des hommes pour éprouver et expérimenter dans leur chair que l’être humain, loin d’être condamné à vivre suivant ce canevas à deux dimensions, est capable d’explorer de lui-même une autre profondeur. Au moins une. C’est celle-là que nous nommons ici  esprit, mais d’autres mots ont été utilisés.

L’important toutefois n’est pas là. Il est que, par-delà les différences d’époques, de civilisations, de langages, tous les hommes reviennent de leur expérience de l’esprit, non seulement bouleversés, mais avec sensiblement le même discours. De celui-ci, je retiens pour aujourd’hui les trois affirmations que voici.

1 – Pour intérieur que soit l’esprit à l’âme, il ne se réduit pas à elle, il n’en est pas une partie, un élément, une fonction. Pas plus que l’âme n’est une partie du corps, pas plus qu’une idée ou une pensée ne peut être considérée comme étant une partie du cerveau, pas plus l’esprit n’est une partie de l’âme. L’esprit n’appartient en rien au même « ordre de réalité » que l’âme. Si, sous l’angle de la conscience psychologique, l’écart existentiel qui sépare le corps et l’âme, l’écart qui sépare le monde des muscles et des glandes de celui des pensées et des idées, si cet écart est immense, encore plus, selon la conscience spirituelle, l’est celui qui sépare le monde de l’esprit de celui de l’âme. Il faut vraiment avoir l’intuition de cela.

2 – Comme l’âme, ou le corps, l’esprit lui aussi est « ouverture » et « action ». Mais sur un monde particulier : le monde spirituel. Or celui-ci s’avère aussi invisible et aussi inconcevable  aux « yeux de l’âme », c’est-à-dire  à l’intelligence rationnelle et discursive, que les pensées sont invisibles aux yeux charnels. Le monde spirituel n’est plus celui des « apparences », mais celui des « essences ». Il est celui des réalités « en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime du vivant et des choses, leur origine et leur fin véritables. De manière générale, pour les philosophes, il est le  monde de la « Sagesse ». Pour le platonisme, il est le monde des « Idées ». Pour l’Evangile, il est le « Royaume de Dieu ».

3- Contrairement au corps et à l’âme du nouveau-né qui sont actifs, vivants, « actuels », dès sa sortie du ventre maternel et même avant, l’esprit, lui, pour être aussi réel qu’eux, n’en est pas moins à l’origine seulement « virtuel ». Pour devenir « actuel », il doit être actualisé, c’est-à-dire : reconnu, accepté et mis en œuvre. Cette actualisation, dès lors qu’elle est authentique, entraine dans l’ordre, non des apparences mais de l’essentiel, un bouleversement si profond que les mystiques qui en ont l’expérience le considèrent comme très comparable aux grandes métamorphoses biologiques, celles qui transforment les têtards en grenouilles ou salamandres, qui transforment les chenilles en papillons, ou bien encore, dans un autre registre, les amandes en amandiers, ou les glands en chênes.

Mais voici que nous en savons assez sur l’âme, le corps et l’esprit pour parfaitement comprendre ce qui suit. Cependant, avant de passer au point suivant et de donner pour un bref instant la parole à Blaise Pascal, je voudrais rappeler ceci qui me paraît important. A savoir que, dans l’Ecriture, l’anthropologie ternaire, le plus souvent, ne s’énonce pas dans sa séquence complète : «corps, âme, esprit», mais par l’intermédiaire de formulations binaires : « âme, esprit », « âme, cœur » ou enfin « chair, esprit ». Ceci vient de ce que l’Evangile ne connaissant pas d’âme sans corps celui-là est la plupart du temps sous-entendu. Ceci vient en outre de ce que dans le vocabulaire biblique, le cœur évoqué conjointement à l’âme signifie l’esprit. Enfin, de ce que le seul mot « chair » désigne dans la Bible l’homme biologique entier, corps et âme.

Ceci noté, je me permets de signaler à votre bienveillante attention quelques passages révélateurs. Vous trouverez le doublet « âme, cœur » en Mt 22,37 et ses deux reprises synoptiques. Le doublet « âme, esprit » en He 4,12 et Lc 1,48, au début du Magnificat. Le doublet « chair, esprit » au moins une dizaine de fois chez saint Paul, dont sept dans la seule Lettre aux Romains. Par exemple sous la forme : « Car les pensées de la chair, c’est la mort, les pensées de l’esprit, c’est la vie et la paix ». Une fois dans la Première lettre de Pierre, et trois fois dans saint Jean, dans la bouche de Jésus lui-même. Par exemple sous la forme : « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3,6). Ou encore : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien » (Jn 6,63). Toutes paroles aussi transparentes que le cristal et décisives que le Jugement dernier. Toutes paroles que nous retrouverons chez Zundel, lequel nous aidera à en comprendre la valeur d’espérance, mais aussi la signification tragique.

II – Les Trois Ordres de Pascal

Blaise Pascal, comme vous le savez, vécut au XVIIe siècle, de 1622 à 1662 exactement. Bergson avait mille fois raison de dire que nos sondes sont trop courtes pour mesurer le génie d’un tel homme. Après son illumination de la nuit du 24 novembre 1654, mais sans doute déjà avant, la conception que Pascal se fait de l’humain était devenue fondamentalement ternaire. Toutefois cette conception se formulait sous sa plume en des termes dont l’étymologie est plus grecque que biblique, plus néoplatonicienne que fondamentalement chrétienne. Particularité passablement délicate qui demande les quelques précisions que voici.

L’anthropologie ternaire, telle que nous venons de l’exposer, n’est pas spécifiquement chrétienne. On la retrouve, il est vrai à certaines nuances près, dans bien des civilisations et religions différentes. Notamment chez nombre de philosophes grecs, en particulier Platon et Plotin. Ceux-ci désignaient le plus souvent les trois dimensions du corps, de l’âme et de l’esprit, respectivement, par les trois mots de : soma, psyche et noûs. Séquence que les auteurs latins traduisaient par : corpus, spiritus, intellectus. Mais si vous êtes attentifs, sans doute pressentez-vous déjà le problème. Car la séquence de l’anthropologie biblique, elle, s’écrit en grec : soma, psyche, pneuma et en latin : corpus, anima et spiritus. Ce qui fait, vous le voyez, que le même mot latin sipiritus – et par voie de conséquence le même mot français « esprit » – désigne suivant le schéma auquel il réfère soit la modalité psychique, soit la modalité spirituelle de l’être humain.

Or, saint Augustin, aimanté par la pensée et les concepts de la philosophie grecque, et à sa suite tout le Moyen Age, puis saint Thomas, puis le catéchisme de Trente, mais aussi les savants et les humanistes de la Renaissance, et encore les philosophes et penseurs du XVIIe siècle, pour comprendre l’homme, choisirent d’en référer à la séquence d’origine grecque celle dans laquelle l’esprit désigne non pas la part contemplative de l’être, celle qui l’ouvre sur le divin, mais son âme, son mental, celle qui l’ouvre prioritairement sur l’humain. Pascal appartient bien sûr à son siècle, et son vocabulaire anthropologique sera celui des philosophes de son temps, celui de saint Augustin dont un des très graves inconvénients est de priver du mot biblique, du mot le plus adéquat lorsqu’on désire parler de l’ordre spirituel. Or, devant un tel manque, que fait Pascal ? En fait, ses écrits et en particulier ses Pensées, montrent qu’il ne recule pas devant l’emploi de termes très différents. Soit des mots, ici assez discutables, de « volonté » ou de « justice ». Soit encore du mot de « sagesse », mot bien préférable qu’il emprunte à Sénèque et aux stoïciens. Soit, enfin, de celui de « charité », le meilleur certainement, puisque la charité est l’amour spirituel et que celui-ci n’est autre que premier et plus beau fruit de l’éveil de l’esprit.

Ces précisions de vocabulaire une fois connues, les fameuses Pensées de Pascal relatives aux Trois Ordres, soit les « Pensées » 460 et 793 (Br.), – pensées dans les quelles Voltaire n’aperçut qu’un vulgaire charabia-galimatias et où Zundel verra tant de lumière -, ces pensées deviennent parfaitement intelligibles.

Voici les passages les plus remarquables de ces deux « Pensées » c’est-à-dire le début de la première, le début et la fin de la dernière. Les passages omis ont pour principal objet de montrer et d’illustrer plus avant que les vérités et réalités propres à un ordre sont imperceptibles et inintelligibles pour ceux dont la vie se déroule dans un ordre inférieur, et qu’elles sont sans valeur ni intérêt propres pour ceux qui vivent dans un ordre supérieur.

Pensée 460 : « Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté. Les charnels sont les riches et les rois : ils ont pour objet le corps. Les curieux et les savants : ils ont pour objet l’esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice. (…) »

A la fin de cette Pensée, Pascal préfère parler de « sagesse » plutôt que de « volonté » ou de « justice » et on y lit cette incise capitale : « Aussi Dieu seul donne la sagesse ».

Pensée 793 : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Tout l’éclat des grandeurs (« corporelles», c’est moi qui précise) n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. (…)                  

Tous les corps, le firmament et les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela et soi; et les corps rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leur productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.  

De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel »

Tel est l’essentiel de cette Pensée 793 qui impressionnait tant Zundel et dont il a affirmé que ses mots ne passeraient pas, voulant dire qu’ils mettent sur la voie de vérités éternelles, je veux dire sur la voie de vérités qui conditionnent l’accès à l’éternité. Comme on voit, Pascal à la manière de Paul, mais qui était aussi celle des gnostiques, présente ces ordres de réalité, de chose ou de genre, qui sont aussi nous le savons des composantes anthropologiques, par le truchement des types humains qui les incarnent : les charnels, les gens d’esprit, les sages. Zundel, comme nous allons le voir, ne procèdera pas autrement. Mais il le fera à sa manière, dans ce style tout à la fois prophétique et tragique, symbolique et existentiel, immédiat et concret qui est le sien. Dans ce style qui rehausse si bellement les implications fondamentales des Trois Ordres et des trois dimensions de l’homme pour mieux nous convaincre de la merveille et de l’urgence infinie de cette nouvelle naissance dont eux seuls délivrent les ultimes secrets.

 

III – Les trois ordres illustrés et commentés par Zundel

         Zundel, comme on le sait, fut aumônier des bénédictines de la rue Monsieur de 1927 à 1929. La qualité du chant grégorien et de la liturgie, du silence et du recueillement était dans cette abbaye telle que nombre de personnalités importantes du monde des lettres de l’entre-deux guerres, parmi les quelles Charles du Bos, grand ami de Zundel, Isabelle Rivière, la sœur d’Alain Fournier, en furent tant saisies qu’elles se convertirent définitivement. D’ailleurs François Mauriac, qui fréquentait la rue Monsieur, note dans son Journal à ce sujet que le rayonnement en plein Paris de ce monastère était si bienfaisant qu’il demeurera à ses yeux toujours incompréhensible que le diocèse ait jamais pu en autoriser le déménagement. Mais c’est là un autre sujet. Revenons à Zundel qui, lui aussi, fut marqué jusqu’aux moelles par son séjour chez ces bénédictines. Cette période, manifestement, fût pour lui particulièrement gracieuse et féconde. Jusqu’alors la pensée théologique de Zundel, lequel était de son propre aveu un thomiste très averti, cette pensée, malgré sa son ouverture aux révélations intérieures et aux données existentielles, demeurait encore très dépendante de la philosophie de saint Thomas. Cependant, profitant de son séjour rue Monsieur, Zundel lut énormément. Et c’est ainsi, confiera-t-il plus tard à des moniales amies que, s’attachant écouter la Vérité telle qu’elle se présentait à lui et à la laisser forger une pensée qui soit réellement la sienne, il prit alors définitivement congé du thomisme. Alors aussi sans doute, qu’il prit simultanément conscience de l’immense portée explicative de la doctrine des Trois ordres de Pascal et qu’il fit le choix conséquent de l’inscrire au centre de ses réflexions. Ce que prouvent éloquemment le contenu des notes préparatoires aux entretiens sur les Trois ordres qu’il donna alors aux sœurs bénédictines, ainsi que l’homélie qu’il prononça le 29 juin 1929, en la chapelle de leur monastère, pour la première messe de l’abbé Cotte.

L’intérêt du prêtre suisse pour les trois ordres de l’anthropologie ternaire, dont la première manifestation date semble-t-il de 1926, est donc manifeste dès 1928-29. Il ne faiblira par la suite. En 1933, il explique les trois ordres aux étudiants de la Catho de Lille. En 1944, alors qu’il rédige, au Caire, L’homme passe l’homme, il leur réserve tout un chapitre de ce livre. En 1949 et 1950, les deux catéchismes qu’il rédige alors, – A la recherche du Dieu inconnu et Rencontre du Christ -, leur consacrent pas moins d’une quinzaine de paragraphes. En 1965, il en parle en Egypte, au centre Dar-es-Salam du Caire, au Liban, dans une revue de Beyrouth, en France, chez les bénédictins de l’Abbaye de Ballaison, …Oui, certainement, Claire Lucques ne s’est pas trompée, et de plus elle connaissait personnellement Zundel : les trois ordres sont bien « au centre de son univers spirituel ». Mais plutôt que de recenser toutes les fois où il en exposa les arcanes et les harmoniques saisissantes – en admettant d’ailleurs qu’un tel pointage soit un jour réalisable – le mieux sera de citer et de commenter ici quelques uns des développements les plus démonstratifs, et aussi les plus colorés, que l’immense prédicateur leur consacra. J’ai choisi pour ce faire de vous en présenter dans l’ordre chronologique les quelques extraits que voici.

      A la faveur de conférences prononcées en 1927-1928 à l’intention des moniales de la rue Monsieur, Zundel illustrera et expliquera la tripartition de l’être avec une grande délicatesse et une rare profondeur. Dans les notes préparatoires de ces conférences, à propos du regard particulier « qui voit les choses dans leurs trois dimensions », à propos de ce regard dont il dit qu’il est une «  vision sacramentelle « , qu’il est un regard qui, de l’univers, fait jaillir les « virtualités latentes  » et qui en donne  » la plus haute lecture  » qui se puisse concevoir, Maurice Zundel écrit ceci, qui est absolument capital et pénètre au cœur même du mystère de l’amour humain :

     « Les créatures nous sont un écueil, non parce que nous les aimons trop, mais parce que nous ne les aimons pas assez. Si nous les aimions, plutôt que de les ramener à nous et de les resserrer (…) dans nos propres limites, nous voudrions qu’elles fussent, qu’elles atteignent leur plénitude (…). Et alors nous commencerions à les voir avec toute leur secrète profondeur, c’est-à-dire selon le schéma pascalien des Trois ordres, dans leur triple dimension : sensible, intelligible et mystique. » (A l’écoute du silence, p. 75).

     Puis, Zundel déploie sa gracieuse méditation sur le brin de muguet, lequel offre à nos sens corporels couleur vive, contact soyeux et parfum délicat, à l’intelligence rationnelle de notre âme maints sujets de réflexion et qui, en transparence de sa splendeur éphémère, laisse apercevoir à notre esprit, afin qu’il le contemple,  » un rayon de la Beauté première « .

     A l’issue de cette méditation, Zundel donne cet enseignement qui, dans un premier temps, surprend. Il écrit (les italiques sont de lui) : «  La doctrine des Trois Ordres, cette vue de l’univers dans ses trois dimensions nous permet d’entendre la doctrine chrétienne du détachement » (Ibid., p. 77). Et il explicite ainsi son propos :

     « En un mot, qui est tout le christianisme : Il s’agit d’aimer. Nous croyons aimer. Et c’est nous que nous aimons… Ramenant à nous l’objet qui nous élargit, faisant tenir tout l’univers dans les limites de ce moi où nous étouffons, nous rendons encore plus lourde notre captivité. Si nous aimions vraiment les choses, nous voudrions leur bien, nous leur rendrions justice et nous commencerions par les voir dans leurs trois dimensions. Alors, saisis d’un immense respect pour leur incommensurable grandeur (…) nous ne rêverions plus que de délivrer, par notre charité, l’Étincelle divine qui sommeille en elles. Non point ramener les créatures à nous – mais les rendre à leur véritable destin, leur faire atteindre leur plénitude, en les donnant à Dieu. » (Ibid., p. 78)

              Autrement dit : ne pas réduire les créatures à leurs deux dimensions naturelles, mais les voir dans leurs trois essentielles. Tel est le propre de l’amour. Vous avez remarqué comment Zundel traduit avec justesse le ternaire de Pascal « corps, esprit, sagesse» – dont le vocabulaire, nous le savons, est d’origine grecque – par la séquence « sensible, intelligible, mystique ». Celle-ci correspond en effet rigoureusement au ternaire biblique « physique, psychique, spirituel», autrement dit : « corps, âme, esprit ». Ici, comme nous venons de le dire et comme il le fera souvent, Zundel illustre joliment les trois ordres à l’aide d’un brin de muguet.

     Le 9 juillet 1929 l’oblat d’Einsiedeln s’adresse aux moniales de la rue Monsieur en ces termes (fds.G fmn 290701) :

     « Tout est à nous. Ce Tout, ces biens que Dieu nous donne, nous les pourrons considérer sous trois dimen­sions, trois aspects différents :

Le premier aspect c’est celui qui tombe direc­tement sous nos sens. Ce sont les propriétés physiques des créatures : telles que leur parfum, leur couleur, leur saveur, le plaisir qu’elles nous donnent. Que tout cela est beau ! Que tout cela est bon ! N’y aurait ‑ il que cela dans les créatures que ce serait déjà éblouissant. Mais ce n’est pas tout. Ramener les trois dimensions à la première, c’est faire d’un volume une ligne. Il faut aller plus loin ou n’être pas rassasié.

Et nous pénétrons dans la seconde dimension. C’est celle de la raison. Je ne me contente plus de délec­tations sensorielles, je m’élève jusqu’à la science, je sais, l’univers est si formidable que je ne suis qu’un point imperceptible en comparaison de lui. Mais lui ne connaît pas sa supériorité. Moi, je la connais. Et le monde des corps est dépassé.

La seconde dimension m’a révélé tout un côté su­périeur de la créature. Ce n’est pas encore tout.

Voici la troisième dimension. Ici, c’est féerique, c’est le domaine de la foi ou de la charité. C’est la créa­ture tout entière, sous toutes ses faces, dans l’universa­lité de ses instincts, de ses désirs, de ses aspirations, qui resplendit et qui chante, illuminée par la grâce qui nous fait entrevoir un peu de la beauté de son Créateur

     Ce texte est remarquable par son élégance, par la simplicité et la sureté avec les quelles il familiarise son auditoire avec des notions difficiles. Zundel introduit ici, à l’étage de l’esprit, deux notions capitales : celle de féérie, donc d’émerveillement et de joie, et celle de totalité, d’achèvement. L’homme ne commence, en effet, nous le savons, à déployer la plénitude de son être qu’au seul moment où il actualise son esprit.

     En novembre 1933, dans son enseignement adressé aux étudiants de l’Université catholique de Lille, le prédicateur itinérant reprendra quelques uns des grands thèmes ternaires développés rue Monsieur. On y retrouve la métaphore du muguet, complétée par celles de la peinture et de la musique. La leçon tridimensionnelle sur l’amour est aussi la même :

     « Toute réalité a trois dimensions d’être. La couleur porte le rêve de l’artiste, qui porte le rêve de Dieu. La musique est flux d’ondes sonores, architecture mélodique et incantation de beauté : le tympan vibre, la critique se satisfait et le coeur s’enivre, de même le muguet parfume les mains, embaume l’odorat, sans laisser d’offrir aux biologistes, en un seul point, tout le mystère de la vie et toutes les solidarités cosmiques – comme il oriente le regard contemplatif vers la Présence ineffable dont se nourrit la foi. Ainsi dans notre univers, chaque être, à des degrés divers, s’offre tour à tour à l’expérience des sens, aux investigations de la raison et aux intuitions de la foi. Aimer les choses, c’est donc les embrasser dans cette plénitude infinie, suivre leur expansion dans les trois ordres, les vouloir, enfin, dans toute leur grandeur. »

     Le chapitre V de L’homme passe l’homme (1944), commence par affirmer de la pensée pascalienne des trois ordres que : « Toute la réalité humaine s’y trouve contenue suivant qu’elle relève, respectivement, des sens, de l’intelligence, de la foi » (p.167). L’intérêt principal du chapitre tient notamment à la dernière énergie avec laquelle Zundel défend de croire que la Révélation ou la foi puisse faire injure à la pensée, à l’intelligence. Bien au contraire, elle la comble. Il écrit à ce sujet : « Mais la pensée ne peut s’enfermer dans un objet limité. Son cheminement même l’oriente vers la Lumière infinie dont la présence lui devient sensible à travers l’intelligibilité des choses. » (p.176). L’originalité du chapitre tient à l’image sollicitée par l’auteur pour illustrer les trois dimensions de l’être. Elle n’est plus celle du muguet ni celle de la musique. Mais celle d’une attraction de fête foraine qui exhibe un géant et un nain sous les yeux ébahis de la foule. Et aussi sous les yeux avertis du Pr Rémy Collins qui est à la fois savant et croyant. Il faut le dire : l’image n’est pas du meilleur effet. Zundel dût s’en rendre compte car, à ma connaissance, il n’y est jamais revenu.

     Ce qui frappe dans les deux catéchismes en questions/réponses écrits dans les années 49-50, c’est le ton d’assurance et de certitude avec lequel le vicaire de la paroisse d’Ouchy traite des trois ordres. Je lis, par exemple, dans A la recherche du Dieu inconnu (la « découverte » en question est celle des trois ordres) :

« Q. Quelle est l’importance de cette découverte ? R. Tout le christianisme en dépend » (par. 253). Ou encore : « Q. Comment prenons-nous contact avec la réalité ? R. Par nos trois facultés de connaître » (par. 267).

Dans Rencontre du Christ, je lis : « Q. Combien y-a-t-il de degrés dans l’être ? R. Trois : le corps, l’esprit, Dieu » (par. 209). « Q. Chaque être a-t-il ces trois degrés ? R. Oui » (par. 212).

Dans le premier livre, Zundel, qui reprend le vocabulaire de Pascal, explique que la troisième dimension est « surnaturelle », alors que les deux premières sont offertes par la « nature ». Occasion dont il profite pour dénoncer deux grandes erreurs : croire que le surnaturel est « contre la nature » ou à l’inverse croire qu’il est « exigé par la nature ». En fait, dit-il, il est « conforme à la nature » et désiré par elle. Tous ces termes sont importants qui confirme le grand enseignement mystique : l’esprit ne s’oppose pas, il ne s’impose pas, il se propose seulement. Dans le second livre Zundel développe une nouvelle image pédagogique à trois dimensions : celles de l’eau. Celle de l’eau qui lave le corps, de l’eau qui interroge la chimie et la science, de l’eau qui baptise et porte la grâce.

     Pour étayer et concrétiser son propos, le prédicateur inoubliable aime à user d’images et de métaphores. Nous venons de croiser celles de la peinture, de la musique, du muguet, de la fête foraine, de l’eau toutes destinées à illustrer tant les trois composantes de l’humain que les trois ordres, les trois mondes sur les quelles elles ouvrent. Mais, à partir de 1965 environ, le Vieux Maître suisse en privilégie une nouvelle. Certes, elle n’est pas particulièrement poétique, mais elle lui fournit un excellent support qui lui permet de développer avec une grande clarté sa pensée sur la nature et la liberté, sur la vocation et la personne de l’homme. Autrement dit, comme nous allons mieux le comprendre : sur sa nécessaire nouvelle naissance. Cette image est celle de la « fusée à trois étages ». Elle illustre les quatre documents suivants.

              Le premier est une lettre, lettre vraisemblablement adressée à une moniale, dont vous trouverez le texte dans A l’écoute du silence (1979, p. 32). Cette lettre, sous l’angle qui nous retient, possède une valeur exceptionnelle, par sa concision, par la netteté et la valeur décisive de son propos. Celui-ci met clairement en regard, d’un coté le caractère donné et préformé de l’âme et du corps naturels et, de l’autre, celui seulement virtuel de l’esprit. Lequel, contrairement aux composantes précédentes, lui, n’existe pas naturellement : il n’est qu’une possibilité, un appel. Remarquez que Zundel emploie ici le qualificatif « personnel » de préférence à « spirituel ». En effet, pour lui, comme pour Berdiaev ou Mounier, le mot « personne » désigne l’homme accompli, donc ternaire. Voici cette lettre :

      » L’homme est une fusée à 3 étages : physiologique, psychologique, et personnel. Les 2 premiers sont préfabriqués. Le troisième est une simple possibilité, une exigence, une aimantation, une polarité, une vocation. C’est à cet étage (le troisième) que se situent tout l’humain et tout le divin. Si on les cherche ailleurs on est sûr de ne pas les trouver.

Ne vous étonnez pas que vos deux premiers étages soient ce mélange confus, incohérent, océanique, plein d’adhérences égocentriques, d’émotions larmoyantes et de tempêtes cosmiques. Nous en sommes tous là. Il faut prendre simplement conscience que ce n’est pas nous, que notre vrai moi nous attend au troisième étage : dans le dialogue avec la divine Pauvreté, et que c’est le Visage de l’Unique qu’il s’agit de sauver, en laissant tomber avec une lucide indifférence tout le bruit des étages inférieurs… « 

L’image de la fusée se retrouve aussi dans la conférence donnée au Caire, au centre de Dar-es-Salam le 3 avril 1965 (fds G. enn 650403). Le centre de gravité de celle-ci est placé dans la dénonciation de la tentation de croire que l’homme puisse jamais satisfaire sa vocation – dont témoigne sa soif de plénitude et d’infini – au seul niveau des deux premiers étages de la fusée. Alors que, justement, cette vocation exige, et absolument, l’accès au troisième. Remarquez l’insertion du thème crucial et tragique : là où le donné de la naissance charnelle n’est pas dépassé, transcendé, il n’y a pas d’homme. Le passage suivant est extrait du début de la conférence :

« On dit communément que l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’homme est appelé à se dépasser dans la mesure où il se remet en question, dans la mesure où il ajoute à son être une dimension qui ne lui a pas été donnée dans cet être préfabriqué qu’il a reçu à sa naissance. Et c’est la seule possibilité de nous récupérer sur une existence que nous n’avons pas choisie.

Si nous étions enfermés dans le déterminisme de notre naissance, il n’y aurait pas de problème puisqu’il n’y aurait pas d’homme.

Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: C’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation »

Le propos est limpide : la qualité, l’état de personne n’est pas une donnée de naissance, mais la réponse à un appel, le fruit d’une vocation acceptée. La même année, le vicaire d’Ouchy, écrit un article pour la revue  Le réveil de Beyrouth (fds G. lir 650001). Il y brosse quelques grands traits de son anthropologie qui n’hésite pas à marteler autant qu’il faut que si nous en restons à l’équipement hérité de notre naissance, si nous ne dépassons pas notre « cosmicité », nous ne différons pas des animaux et des végétaux qui nous entourent. Le thème de fond demeure le même : notre personne n’existe pas par elle-même, nous avons à la construire mais nous sommes libre de refuser cette tâche. « Tout notre drame est là » précise le vieux Maître :

« L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique et personnel.

Les deux premiers sont donnés, préfabriqués, tout faits : dans ce sens qu’ils résultent de notre appartenance à l’univers physique et de toutes les dépendances qui nous enracinent en lui.

Le troisième étage, où se situe la personne, n’est pas et, normalement, ne peut être donné. Il nous incombe de la construire. Tout notre drame est là. Jetés dans l’existence sans l’avoir choisi, rien de ce que nous sommes n’est de nous. Nous sommes contraints de subir l’être dont nous sommes faits et, à cet égard, nous ne différons pas des animaux ou des végétaux qui nous entourent.

C’est par-là que nous sommes cosmiques. Nous pouvons sans doute, devenir autre chose : mais ce sera par une dure conquête de notre liberté à contre courant de notre cosmicité. »

Voici, enfin, un bref extrait de la conférence du 1er septembre 1965 donnée aux oblats du monastère bénédictin de Ballaison en Haute-Savoie (fds G. fnn 650901). Ces paroles sont particulièrement intéressantes qui exhortent à « tout remettre en question » pour nous permettre enfin d’émerger – par la grâce de la nouvelle naissance – de cette condition biologique, naturelle, charnelle, animale, préfabriquée, cosmique, où nous a jetés notre première naissance :

« … nous devons tout remettre en question pour que notre religion remporte l’adhésion de n’importe quel homme de la rue. Nous devons écarter tous les a priori, les traditions, pour retrouver ce qui fait le centre de notre vie d’homme. (…) Nous devons aborder l’homme en tant qu’être cosmique. L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique, spirituel. (…) L’homme est une vocation qu’il s’agit de réaliser au milieu de toutes les dépendances cosmiques. Nous sommes des animaux, des moments de l’univers, par tout ce qu’il y a en nous de « préfabriqué », et qui se concentre dans le « moi possessif ». Chacun reste une biologie égoïste. Il faut naître de nouveau.

 

Notre première naissance charnelle, cosmique, animale, nous enracine dans l’univers, mais il nous reste à naître de nouveau à partir de cette racine (cosmique) pour devenir le « créateur » de l’homme. L’homme est un singe qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un. On réalise tout à coup que la nature ne nous porte plus jusqu’au bout. Nous sortons alors de la sécurité de l’animal et c’est alors que nous découvrons le tragique de l’homme devant sa liberté. (…)

 

L’homme doit émerger de l’animal, il doit prendre l’initiative de se réaliser hors de la nature. L’homme est animal et cosmique et c’est à partir de ces fondations qu’il doit se construire. »

              Vous le constatez : ainsi que je vous l’annonçais en début de cet exposé, autant le thème des trois dimensions de l’homme et celui de sa nouvelle naissance sont indissociables dans l’anthropologie évangélique, autant, et peut-être de manière plus explicite encore, le sont-ils dans celle de Maurice Zundel. Certes, ce qui vient d’être dit donne déjà une idée suffisamment claire de l’importance nonpareille que revêt la nouvelle naissance dans la pensée du prédicateur immense. Cependant, il sera bon pour terminer que nous accordions un surcroît d’attention à la notion zundelienne de « nouvelle naissance » car celle-ci comporte quelques dimensions suressentielles qui n’ont pu jusqu’ici être mises suffisamment en valeur.

 

IV – La nouvelle naissance dans l’anthropologie zundelienne

     Les extraits qui suivent ont été retenus parce qu’ils mettent immédiatement en lumière ces dimensions capitales.

     Dans l’une de ses homélies, le vieux Maître suisse s’adresse ainsi à son auditoire : « Et vous avez découvert ensuite qu’il y a une double naissance : une naissance charnelle qui est de l’ordre de la nature et une naissance spirituelle qui est de l’ordre de la personne » (Ta parole comme une source, 1987, p. 359).

     Selon Zundel, comme pour l’Ecriture, comme pour Irénée, cette naissance charnelle est par elle-même, de soi-même, de nulle valeur. Il écrit à ce sujet : « La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (ibid., p. 391). Plus précisément encore, Zundel, comme le christianisme ancien, affirme qu’en rester à cette naissance revient mécaniquement à se condamner à mort. De ceux qui ne sont pas passés par la naissance d’en haut dont Jésus entretient Nicodème dans l’évangile de Jean, Maurice Zundel dit en effet : « Ne tenant rien de soi, ils n’ont de l’humanité que l’apparence ». Et il précise ainsi sa pensée : « Les vivants sont des morts, tant qu’ils n’ont pas surmonté les déterminismes que leur impose leur naissance charnelle » (L’homme existe-t-il ?, 2004, p. 232). Dans le christianisme de Zundel, le chrétien véritable est précisément celui qui s’est libéré de tels déterminismes. Est chrétien, dit-il, « celui qui, passant par la seconde naissance expliquée par Jésus à Nicodème,  naît enfin à soi-même en naissant au Dieu vivant » (Le problème que nous sommes, 2000, p.149). De cette naissance intérieure, l’oblat d’Einsiedeln n’a de cesse de dire l’urgence absolue. En dehors d’elle, en effet, rien ne vaut. Il dit ainsi : « Toute réforme est vouée à l’échec si l’homme ne naît de nouveau » (Ton visage, ma lumière, 2000, p. 19). Ou encore : « Qui ne comprend pas la logique de la seconde naissance reste dans un univers infantile » (ibid., p. 29). Et encore ceci, qui est certain, mais si oublié de tous : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la seconde naissance » (ibid., p. 73).

     Les choses sont claires, n’est-ce pas ? Mais encore fallait-il avoir le courage et le culot de les dire, de les redire ! Car vous avez bien entendu : quand Zundel dit de ceux qui déclinent de naître de nouveau – car on est toujours libre de renaître ou non –, quand il dit « qu’ils sont des morts », il dit très précisément qu’ayant refusé le bénéfice de l’immortalité, ils se condamnent de ce fait à mourir, à disparaître totalement, définitivement. Car tel est le tragique de notre condition. Et telle la force du lien apodictique, c’est-à-dire primordial et nécessaire absolument, qui attache la mort et l’immortalité à la nouvelle naissance. Mais laissons Zundel lui-même nous dire ce lien terrible. Ce lien qui vient de ce que, comme le disait saint Irénée, la première naissance est une naissance de mort, alors que la seconde est une naissance de vie. Les extraits suivants sont, sur ce sujet, particulièrement explicites.

     Le premier vient d’une retraite donnée à Sainte Clothilde de Genève en octobre 1973. Le second d’une retraite donnée à des franciscaines de Lons-le-Saunier, en août 1959. Ils disent tous deux très clairement que pour Zundel, sans l’ombre d’un doute, naître une seconde fois et s’immortaliser, accéder à la vie éternelle, sont une seule et même chose.

Premier extrait :

         « C’est une erreur de mettre d’un côté l’âme et de l’autre le corps. L’homme est tout entier, tout entier appelé à la vie éternelle. Il n’y a rien en nous qui puisse demeurer en l’état où nous a trouvés notre naissance.

         Notre naissance nous a fourni un certain nombre d’énergies, un certain nombre de pouvoirs, mais nous avons à les prendre en mains, nous avons à les faire fructifier, nous avons à les transformer, nous avons à les libérer, nous avons, justement, comme dit notre Seigneur admirablement,   » à naître de nouveau « . 

         La première naissance pour nous n’est pas la naissance définitive. Elle n’est qu’une capacité, une capacité de devenir une personne, elle n’est qu’un pouvoir de nous immortaliser. Il faut que nous passions par la seconde naissance pour devenir vraiment nous-même et pour réaliser toute notre vocation. C’est cela qui est admirable. Justement, l’homme doit naître deux fois parce que la première fois, il naît passivement, sans l’avoir choisi : la vie lui est imposée. Il doit naître une seconde fois en le choisissant, en faisant de sa vie un don. C’est par-là qu’il entre dans l’immortalité, mais il y entre tout entier. »

Deuxième extrait :

« Il est capital de prendre conscience de cette réalité : l’hom­me n’existe pas. Ce n’est pas sa nature charnelle ou sa naissance charnelle qui lui donne d’exister. Comment peut-il dire « Je » et « moi » tant qu’il n’a absolument rien créé de personnel ? La découverte de son intériorité est une vocation, elle n’est pas encore une réa­lité, et cette découverte est difficile. (…) Il faut que l’enfant se conquière lui-même, qu’il transforme radicalement son moi et son être préfabriqués, et qu’il devienne l’origine et la source de lui-même, il faut qu’il naisse de nouveau, car il y a une seconde naissance nécessaire qui est la naissance de la personne, de la dignité, de l’inviolabilité et de l’immorta­lité. Sans cette seconde naissance on ne peut pas être homme.

C’est capital de comprendre cela car toute la misère du monde, c’est que l’homme n’existe pas ! Si l’homme était l’homme, la guer­re serait impossible, car on ne pourrait pas tuer un être humain si l’on croyait qu’il porte une valeur et une dignité inviolables.Il ne peut être question de Dieu qu’à partir du moment où l’on a commencé à se faire homme par cette nouvelle naissance. (…)

Être libre intérieurement ! Ce que nous ne savons plus, ce que le monde dit libre ne sait pas, ce qu’on n’apprend ni à l’école, ni à l’université, ni nulle part. C’est cette vraie création, c’est cette création de l’homme par lui-même : il faut que l’homme soit le créateur de lui-même, il faut qu’il émerge de tout ce qu’il subit, de tout ce qu’il n’a pas choisi, il faut qu’il devienne la source et l’origine de sa vie ! Si vous n’êtes pas travaillé par ce problème, laissez Dieu de côté, ça ne signifie rien ! »

Vous avez entendu tout à l’heure : « On ne peut savoir qui est Dieu qu’en passant par la nouvelle naissance ». Puis : « Il ne peut être question de Dieu qu’à partir du moment où l’on a commencé à se faire homme par cette nouvelle naissance ». Et maintenant, en substance : si vous ne vous sentez pas concerné par celle-ci, laissez Dieu de coté, il ne signifie rien pour vous ! Car Dieu, entendons Dieu incarné, et l’homme, entendons l’homme parfait, achevé, total, cet homme que j’ai à devenir par la grâce de la nouvelle naissance, cet homme et Dieu sont, dans la pensée de Zundel, un et même. Mais surtout n’allez pas croire que cette équation de l’homme et de Dieu soit un effet original de la pensée de Zundel. Elle est en effet à la clé du christianisme même ce qu’exprime admirablement l’antique et merveilleux adage inlassablement repris tout au long des siècles par les Pères de l’église indivise : « Deus fieret homo ut homo fieret Deus ». Soit : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Zundel connaissait et aimait cet adage qu’il cite et commente très souvent. Et l’essentiel de ce commentaire le voici.

Naître à nouveau signifie : se libérer  de qui j’étais et ne suis pas,  pour devenir créateur  de qui je serai et qui je suis. Cette « libération » qui est une libération du passé, ne s’obtient que par la grâce du silence intérieur et de la prière qui, seuls, permettent l’écoute en nous de Celui qui est plus grand que nous. Et cette « création » de nous même n’est possible que par cette écoute intérieure qui nous rend transparent à Dieu et nous unit à lui. Que par cette écoute qui nous conforme à l’Amour, car Dieu est Amour, et qui fait de nous des éternels vivants, car Dieu est immortel.

Commentant l’antique adage fondateur, le prédicateur immense s’adressait à son auditoire de Lausanne, en 1957, en ces termes :

« Demandons à Dieu de n’être pas des parasites, mais des créateurs de nous même » (fds G. snn 571202).

Oui ! Demandons nous aussi la même chose et qu’à nous créer vraiment dès maintenant, et à chaque instant, Dieu nous aide !

Le pneuma du christianisme originel, le Tao et le Qi de la Chine traditionnelle.

Bois-Colombes, Association "Chant des Hommes", conférence du 23 juin 2018, par Michel Fromaget

Je voudrais commencer cet exposé en attirant votre attention sur un point capital. Quelles que soient les conditions historiques, géographiques et donc civilisationnelles dans les quelles l’homme voit le jour, il nait dans un milieu aérien où il a à respirer, et où il éprouve son propre souffle de même que celui de l’air qui circule. Et c’est de manière tout à fait naturelle qu’il est amené à forger et à associer les notions de d’air, de souffle, de respiration et de vent. Mais l’humanité, au cours de son histoire, a découvert de sa condition terrestre des réalités bien plus subtiles dont l’expérience lui apprit pourtant qu’elles sont comparables, et peut-être semblables, aux phénomènes sensibles précédents.

Tel est certainement le cas du Qi chinois, du Ki japonais, du Prâna de l’hindouisme, de la Ruah hébraïque, du Ruh musulman, du Spiritus latin et du Pneuma grec. Comme vous le voyez, dans ce registre, que je qualifierai de « spirituel », le Qi chinois et le Prâna indien s’associent sans heurt avec le pneuma occidental. Mais c’est ici que je vous demande d’être particulièrement vigilant. Car il existe un autre registre, que je qualifierai cette fois de « psychique », dans lequel ils se lient naturellement avec les réalités signifiées par les mots « âme», « animique », « animal », – anima  en latin -, tous construits autour de la racine indo-européenne « ani » dont le propre est de comporter l’idée de « souffle ». Dans ce registre, sensiblement différent du précédent, Qi et Prâna s’associent alors naturellement avec la Nephesh juive, l’Atman hindouiste, la Nafs arabe, la Psukhe grecque, et l’Anima des latins.

Alors, en ces termes, une même question fondamentale vient immédiatement à l’esprit : « Concernant précisément le Qi, lequel des deux registres est le plus pertinent ? » Autrement dit : « Le Qi est-il de l’ordre du psychique, de l’âme, ou bien du spirituel, de l’esprit ? » Conformément à la demande qui m’a été formulée, qui vise les rapports du Qi et du pneuma, mon propos va se dérouler dans le cadre du premier registre, mais il n’en permettra pas moins, in fine, d’esquisser une réponse que je crois satisfaisante à cette question fondamentale.

Ceci noté, j’ai choisi pour cet exposé d’évoquer deux pneuma : le pneuma stoïcien et pneuma chrétien. Le premier parce que des raisons fortes font qu’il se présente comme très proche du Qi du Qi Gong et du Taï Chi. Et le second, parce que la connaissance de l’anthropologie ternaire du christianisme originel – seul lieu où le pneuma chrétien déploie son sens anthropologique total – s’avère être, selon moi, et pour nous, une magnifique voie d’accès, d’une part à une intuition plus fine du Tao hérité de Lao-Tseu et de Tchouang-Tseu et, d’autre part, à un questionnement fécond des grands ternaires et exercices spirituels propres au taoïsme. D’où le plan suivant, dans lequel la première partie occupe une place moins grande que chacune des trois suivantes, ceci en raison d’implications spirituelles que je crois moindres :

I – Rapide regard sur le pneuma des stoïciens

II – Introduction au paradigme ternaire apostolique

III – Retour vers sept thèmes-clés du taoïsme

IV – Pneuma chrétien et Qi chinois ? Ou en sommes-nous ?

I – Rapide regard sur le pneuma des stoïciens

Au cas où vous désireriez jeter un tel regard, je me permets de vous signaler un instrument de qualité, bien que déjà ancien. Je l’ai  d’ailleurs utilisé pour étayer quelques arguments de cette première partie. Il s’agit du grand livre de G. Verbeke : L’évolution du Pneuma du stoïcisme à saint Augustin. Etude philosophique (Paris, D.D.B., 1945, 572 p.).

Certes les anthropologies de Platon (427-348) et de son école « l’Académie », celles d’Aristote (384-322) et de son école « le Lycée », sont foncièrement ternaires, distinguant en l’homme trois modalités fondamentales : le corps (soma), l’âme (psyche) et l’esprit (Noüs). Ce dernier joue là le rôle de « guide de l’âme » (cf. République et Phèdre notamment). Il est de l’âme la part immortelle et divine. Le pneuma  par contre, contrairement au Noüs, occupe dans ces anthropologies une place somme toute assez prosaïque, voire inférieure puisque comme le corps, il est conçu comme une entité matérielle. Platon l’assimile à l’air, au souffle et le voit circuler dans les artères et les veines, Aristote le présente comme principe contenu dans le sperme. C’est le pneuma qui, au moment de la fécondation, donne forme à la matière apportée par l’ovule. Selon Verbeke, seuls les Noüs de Platon et d’Aristote, – mais non leurs pneuma – héritent des caractères spirituels qui appartenaient autrefois au Logos d’Héraclite d’Ephèse, – dit « l’obscur » qui vivait vers 500 av. J.C. -, et au Noüs d’Anaxagore (500-428), l’une des plus grande figures des présocratiques. D’ailleurs, je profite de cette évocation pour faire remarquer, au passage, que les Logos et Noüs  d’Héraclite et d’Anaxagore présentent des similitudes remarquables avec le Qi du Tao de Lao-Tseu.

 Mais revenons au cœur de notre sujet : bien que le pneuma des stoïciens, comme le montre Verbeke,  présente quelques similitudes avec les Logos et Noüs antérieurs, il continue, néanmoins, comme les pneuma de Platon et d’Aristote d’être conçu sur un mode matériel. Le fait est déjà particulièrement clair chez Zénon de Cittium (362-264), penseur immense, père du stoïcisme et fondateur de l’école du « Portique » d’Athènes. Chez lui, en effet, le monde est composé de deux principes, l’un passif (la matière, hyle), l’autre actif (le Logos) et d’une force, d’une énergie créatrice, le pneuma, qui tout en étant d’origine  divine n’en demeure pas moins un « souffle chaud », une « exhalaison chaude » qui communique la vie à tous les vivants à la manière, dit-il, d’un Père la transmettant à ses enfants. A la même époque que Zénon de Cittium, vivait à Athènes le médecin Dioclès qui, surenchérissant sur cette conception hylique, distinguait pour sa part deux pneuma. Parfaitement matériels tous les deux : l’un physique, venant du dehors et qui abaisse la température du corps, l’autre psychique, venant de l’intérieur et qui l’augmente.

Avant de quitter Zénon de Cittium, on gardera en mémoire que, pour lui, ainsi que pour toute l’école stoïcienne dont il est le fondateur, la voie de la sagesse, la philosophie, réside dans la « conformité à la nature », dans le retour à la nature. C’est là une conception, à laquelle, je pense, les taoïstes présents aujourd’hui seront particulièrement sensibles. Le fait que Zénon se soit suicidé en retenant sa respiration ne les laissera peut-être pas non plus indifférents. Cette technique aurait d’ailleurs été déjà utilisée peu avant par l’inénarrable « chien céleste », plus connu sous le nom de Diogène de Sinope (412-323).

Or donc, ce caractère foncièrement hylique ou matériel du pneuma restera comme un fil rouge de l’anthropologie stoïcienne, laquelle pour fondamentalement ternaire comme je l’ai montré ailleurs, continuera de concevoir le pneuma, certes comme une substance infiniment subtile, déliée, diluée,… mais néanmoins matérielle. Ainsi que l’illustre Verbeke, le fait est particulièrement clair chez deux des plus grands stoïciens de l’histoire : le philosophe Sénèque (4 av.-65 ap.) et l’empereur Marc-Aurèle (121-180). Chez Sénèque, qui imagine le pneuma divin, le pneuma cosmique, comme une matière infiniment ténue pénétrant le corps humain (cf. Dialogues XII 6,7). Chez Marc-Aurèle, qui définira le pneuma comme une substance « intermédiaire » entre le corps et le Noüs, comme une matière certes extrêmement fine et subtile, mais sans commune mesure avec le Noüs dont l’essence, elle,  est purement spirituelle. Une même pneumatologie se retrouve en Grèce, sensiblement à la même époque, chez Plutarque (46-121), prêtre d’Apollon à Delphes qui considérait que les exhalaisons vaporeuses et humides émanant du sol sous  le trépied de la Pythie pour pénétrer son corps et inspirer ses oracles mémorables, ne sont autres que le pneuma divin.

Mais voici qu’il est temps de résumer l’essentiel de la conception stoïcienne du pneuma. Je dirais les choses ainsi : le pneuma des stoïciens est un « principe vital », certes tissé d’une matière extrêmement ténue, mobile, fine et subtile, mais demeurant en partie au moins soumise aux lois qui gouvernent la matière. Du fait de cette subtilité qui le place comme à la limite haute de la matière, le pneuma  ainsi compris se présente naturellement en tant « qu’entité intermédiaire  entre le corps et l’âme, entre la matière et l’esprit, entre Dieu et l’homme ». Cette conception stoïcienne du pneuma intermédiaire, conception largement partagée dans l’Antiquité, se retrouvera plus tard dans le néo-platonisme, notamment chez Plotin (205-270) et Proclus (412-485) qui affirmeront l’existence d’un « corps subtil », d’un « corps pneumatique », d’un « corps éthéré »,  corps intermédiaire entre le corps physique et l’âme. Elle se retrouvera aussi chez les alchimistes gréco-romains des IIIe et IVe siècles. Mais ainsi que le souligne Verbeke, stoïciens et néo-platoniciens ne dégageront jamais totalement le pneuma de la matière. Par contre tel était le cas de l’anthropologie biblique, et de celle défendue par le philosophe  juif Philon d’Alexandrie (13-54). Mais tel sera aussi le cas, et avec plus d’évidence  encore, de l’anthropologie ternaire du christianisme originel grâce à qui le pneuma,qu’il soit divin ou humain, acquerra de manière définitive sa valeur de composante uniquement incorporelle, exclusivement immatérielle et lumineusement spirituelle. C’est donc vers  cette anthropologie  qu’il nous faut maintenant nous tourner.

 

II – Introduction au paradigme ternaire apostolique 

Cette anthropologie se signale par « trois caractéristiques fondamentales » qui la distinguent radicalement de l’anthropologie du catholicisme actuel hérité du concile de Trente. Je les appelle souvent « les trois fils d’or de l’anthropologie originelle ». Ils sont : une saisie ternaire du composé humain, une acception ontologique de la nouvelle naissance et une compréhension conditionnelle, ou optionnelle, de l’immortalité. Généralement, je présente ces « trois fils d’or » en les rehaussant des grands versets néotestamentaires qui les disent et les illustrent. Mais, pour nous aujourd’hui, l’essentiel ne réside pas tant dans ces illustrations que dans  l’explication même de ces trois traits fondamentaux. Raison pour laquelle je me limiterai à cette explication. 

1 – La structure anthropologique ternaire :

Un premier constat capital à intérioriser sans faute est celui-ci : comme vous pourrez aisément le vérifier par vous-même, nous sommes les enfants d’une culture qui n’authentifie dans l’homme que deux dimensions « ontologiques », c’est-à-dire nécessaires à sa définition en tant qu’homme. Les deux dimensions anthropologiques avalisées par cette lecture binaire sont les dimensions corporelle et mentale, physique et psychique, autrement dit : le corps et l’âme, cette dernière étant entendue dans une acception particulière que nous allons préciser. Or donc la première anthropologie chrétienne dont nous voulons parler n’est pas binaire, mais ternaire. Elle distingue trois composantes absolument irréductibles : le corps, l’âme et l’esprit. Et ce faisant, elle ouvre sur un tout autre univers, un univers extraordinaire, un univers quasiment inconcevable pour la plupart d’entre nous. Mais disons tout d’abord un mot de chacune de ces composantes

1 – Le corps tout d’abord. Eh ! bien, le corps ouvre électivement sur un premier « ordre de réalité » (au sens pascalien des mots) lequel n’est autre que le monde physique, sensible. Par ses cinq sens, le corps ouvre sur l’ordre de réalité matériel, sur le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « ouverture » et « perception » : il est aussi « mouvement » et « action ». Par ses membres, il permet d’agir sur le monde physique. Le corps est donc, pour la personne, comme son interface avec le monde extérieur : par lui, elle peut s’exprimer dans ce monde et, en retour, ce dernier peut s’imprimer en elle.

 Dans notre milieu physique, le corps est pondéral, matériel. Mais, selon l’anthropologie chrétienne originelle, cela ne lui est pas essentiel. On peut, en effet, le penser comme une figure, une composante principalement formelle, laquelle serait plus ou moins matérielle suivant l’ordre de réalité où le sujet a à vivre. En sorte que certains des organes que nous lui connaissons actuellement pourraient ne pas lui être essentiels. On retiendra enfin qu’il n’est de corps vivant qu’appartenant à un sujet et que, très certainement, une fonction première du corps, sous quelque modalité que ce soit, est de permettre de localiser et d’identifier le sujet dont il manifeste la présence.

2- L’âme ensuite. Vous l’avez compris, le corps dont on vient de parler ne pourrait remplir la moindre de ses fonctions de sensation ou d’action s’il n’était vivant. Autrement dit : animé.  C’est-à-dire encore ayant part à une âme dont il bénéficie. Car âme, en latin, se dit anima. Etymologie qui suffit  à prouver que, par définition, et par excellence, l’animal a une âme. Mais l’étymologie grecque est ici aussi riche d’enseignement. Car « âme » en grec se dit psukhe. En ce sens  originel qui sera le nôtre, l’âme n’est donc autre que le système organisé des facultés psychiques – pensée, sentiment, intuition, sensation, intelligence, volonté, mémoire, imagination, … –  qui le constituent. L’âme n’est autre que la psyché, le psychisme, le mental. Vous le voyez, nous sommes ici très loin de l’acception romanesque, sentimentale et dénaturée du mot. Très loin aussi de son acception cléricale, dévote et pieuse. Or ces deux acceptions sont malencontreusement dominantes aujourd’hui. Ceci remarqué, nous retiendrons utilement de l’âme humaine les trois traits que voici.

1- Il n’existe pas plus d’âme sans corps, que de corps sans âme. Celle-ci forme, avec celui-là, une « uni-totalité ». Ce qui, nonobstant, ne les empêche nullement d’être par essence irréductibles l’un à l’autre : le monde des os, des cartilages, des viscères, des liquides physiologiques n’est certainement pas celui des pensées, des souvenirs, des idées, des rêves.

2 – De même que le corps, l’âme est aussi « ouverture » et « action » électives sur un monde particulier : à savoir le monde des sujets. En effet, seule mon âme peut m’ouvrir sur la vôtre, sur votre personne. Mais elle peut aussi, « agir » sur la vôtre. Ceci par l’intermédiaire du langage, parlé ou non. Elle n’est donc pas seulement « intellection », mais aussi « action ».

3 – On considèrera, enfin, que l’âme est le lieu (ou la substance) de notre intériorité, de notre moi, de notre conscience, de notre personne. Ou ce qui est dire encore une même chose : le lieu de notre volonté et de notre liberté. Occupant une situation intermédiaire entre le corps et l’esprit, l’âme a la liberté de n’accorder de valeur qu’à ce qui lui vient d’elle-même et du corps, ou bien d’honorer aussi l’esprit. Dans le premier cas – lequel est de nos jours celui de la quasi-totalité des occidentaux – elle contribue à la matérialisation et à l’objectivation du monde. Dans le second, à sa spiritualisation et sa libération.  

3 – L’esprit enfin. Nous voici devant l’aporie suprême. Afin de faire pressentir la difficulté en question, j’aime à citer deux mystiques qui sont parmi les plus grands que l’humanité ait connus. C’est dire qu’ils parlent de l’esprit en connaissance de cause. Le premier est hindou et vivait au VIIIè  siècle de notre ère. Le second est allemand et vécut de 1260 à 1327. Il s’agit de Shankara et de Maître Eckhart. Shankara disait de l’esprit qu’il est « ce devant quoi les mots reculent ». Et Maître Eckhart que « nul ne comprend ce que l’on en dit qui ne le connaît déjà ». Nous voilà donc avertis de la difficulté : l’intelligence psychique, conceptuelle n’est d’aucun secours pour comprendre l’esprit. En effet, l’âme et l’esprit appartiennent à des « ordres de réalité » incommensurables. Ceci noté, je risquerais volontiers sur l’esprit cette notation que j’emprunte au grand philosophe russe Berdiaev : « L’esprit est précisément le lieu de rencontre de la nature divine et de la nature humaine.(…) Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine. » Ainsi considéré, l’esprit est ce lieu en l’homme où l’homme s’enracine en Dieu et où Dieu se déploie en lui. Ainsi compris, l’esprit humain, bien que créé et fini, participe lorsqu’il s’actualise de l’Incréé et de l’Infini. Raison pour laquelle il ne peut véritablement se définir.

Ce qui ne nous condamne pas à rien en dire. En effet, si le corps ouvre électivement sur le monde physique par la sensation, si l’âme ouvre sur le monde psychique par l’intellection, on peut dire que, de son coté, l’esprit ouvre sur le monde spirituel (entendons le monde réel, total) par la contemplation. Mais il y a aussi que l’esprit, comme le corps et l’âme, n’est pas seulement « ouverture » et « perception », il est aussi « action ». Le Nouveau Testament dit ainsi qu’il est une « force », une « puissance » (Ac 1, 8). Le corps agit mécaniquement par ses gestes. L’âme par le langage. Le mode d’action de l’esprit est lui plus subtil. Il semble parfois ne nécessiter aucune médiation. Il peut agir comme par simple présence, par émanation, par rayonnement. Qui a côtoyé des saints, ou de vrais mystiques, connaît cette impression. Mais peut être l’avez-vous déjà éprouvée.

 Suivant les époques et les courants de pensée, le monde spirituel est revêtu de noms différents. Pour les philosophes, il est le monde des essences et non plus des seules apparences. Il est le monde de l’Un de Plotin, celui des Idées de Platon. En bref, il s’agit du monde des « réalités en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime des choses, leur début et leur fin. Contrairement au monde ordinaire, ce monde est : non–local, atemporel, immatériel et, par suite, acausal. D’où l’étonnement, voire la stupeur, mais aussi le ravissement de ceux auxquels il se laisse parfois aimablement entrevoir. Suivant les religions, suivant les auteurs inspirés, il sera : le « Royaume des Cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de Marc, Luc et Jean, le « troisième ciel » de saint Paul, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Tao » du taoïsme, la « Terre pure » de l’amidisme, etc.

Mais il faut en être certain : le monde spirituel n’est pas un « au-delà » de notre monde. Il ne fait pas nombre avec ce dernier. En fait, il est le même, mais vécu différemment. Ou, plutôt, et nous le comprendrons mieux bientôt : il est le même, mais vécu par un être qui n’est plus le même. Autre façon de dire la même chose : il n’est pas le monde naturel du corps et de l’âme, qui est partiel, mais ce même monde plus autre chose : il est le monde total, le monde réel, le monde dans sa plénitude.

2 – La conception ontologique de la seconde naissance :

A croire ce que nos familles, l’école et l’université nous ont enseigné de la vie et de l’homme, selon donc le paradigme dualiste, ou binaire, nous sommes nés le jour où nous sommes sortis du ventre de notre mère biologique et il y a que nous sommes définitivement et seulement celui-là qui en est sorti. Il n’y a, à ce sujet, aucune ambiguïté : chacun connaît la date et le lieu de naissance inscrits sur sa carte d’identité. Et de même, chacun se confond avec celui ou celle qu’il voit sur sa photo d’identité. Il n’y a là aucun doute et, suivant l’anthropologie seulement binaire, il ne peut y en avoir. En effet, si l’homme en tant que tel se définit par l’heureuse conjonction de son corps et de son âme, alors il est certain que le bébé qui apparaît entre les cuisses de sa mère est déjà homme. Il est  même, sur le plan de l’essentiel, du définitionnel, un homme complet, achevé, puisque l’évidence est qu’il possède déjà un corps et une âme actuels, je veux dire en actes, vivants.

         Certes, il est évident,  pour l’anthropologie ternaire comme pour la binaire, que la première naissance, la naissance biologique, dote effectivement le nouveau-né d’un corps et d’une âme. Mais, dans la perspective ternaire, elle ne lui confère qu’une « part seulement de son humanité », puisque selon elle l’homme, l’homme véritable, complet, réalisé, achevé, cet homme est indissociablement «  corps, âme et esprit ». Or il est patent que la première naissance ne pourvoit pas l’enfant d’un esprit « actuel ». Ce dernier est, au mieux, seulement en germe, seulement virtuel, seulement potentiel. Au vrai, nous n’héritons jamais de notre naissance biologique qu’une vie imposée, partielle, relative, momentanée. Vie communiquée à Adam par le Créateur sous forme de « haleine de vie », de « pnoe », de « flatus vitae » (et non pas de pneuma ou de spiritus). Il s’agit là de la vie biologique communiquée à l’âme par participation extérieure à l’Esprit saint, à l’Esprit de Dieu. Pour hériter de la vie qui lui est destinée de toute éternité, vie qui cette fois est « libre », « totale », « absolue » et « Eternelle », l’homme doit librement et volontairement  actualiser son esprit, il doit le mettre en actes en participant  délibérément, donc intérieurement, à l’Esprit divin. Participation qui équivaut à une « seconde naissance », laquelle se présente comme semblable en bien des points aux « métamorphoses » animales telles celles des têtards en grenouilles, tritons ou salamandres, celles de naïades en libellules ou encore celles des chenilles en papillons. Par cette seconde naissance, qui est bien plus souvent un cheminement qu’un évènement, l’homme s’éveille à l’esprit, et ce faisant commence alors à se déployer dans sa plénitude « corps, âme, esprit ». Ainsi comprise, la naissance à soi-même, la spiritualisation et la déification (c’est-à-dire l’union à Dieu ou la participation à Dieu) sont une seule et même chose.

         Mais il y a plus, car le Nouveau-Testament ne se contente pas de révéler la possibilité, la nécessité et l’urgence de cette métamorphose. Il l’explique. Elle demande une metanoïa, c’est-à-dire, dit saint Paul, une « transformation de l’intelligence », la perte d’un ancien mode de connaissance et l’accueil d’un nouveau. Le mode gnoséologique qu’il faut quitter est celui des savants et des sages, soit le mode rationnel et conceptuel. Celui qu’il faut accueillir, ou plutôt retrouver, est celui des enfants : intuitif, spontané et immédiat. Les paroles du Christ sont, sur ce sujet, transparentes comme le cristal. Permettez-moi, malgré mon engagement initial, d’en citer trois, trois seulement : « Heureux les pauvres en esprit, le royaume des Cieux est à eux» (Mt 5, 3), « Si vous ne changez pas et ne devenez  comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux » (Mt 18, 3), « Quiconque n’accueille pas le royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas » (Mc 10,15).  Pas un seul mystique chrétien authentique ne s’y est trompé : le chemin ainsi désigné est un chemin de pauvreté intérieure, un chemin de délaissement, un chemin de vide et de silence. Maître Eckhart campait ainsi « l’homme noble », « l’homme spirituel » : il ne sait rien, il n’a rien, il ne veut rien.

         3 – La compréhension conditionnelle de l’immortalité ;

Saint Augustin réfléchissant à la condition de l’homme face à la mort, distinguait trois éventualités. Il les désigna par les trois expressions emblématiques : « Non posse non mori », « Non posse mori » et« Posse mori, posse non mori ».

1  – « Non posse non mori » signifie : « Je ne peux pas ne pas mourir » et donc : « Je dois mourir, je dois disparaître ». C’est là la croyance ordinaire des athées.                                                                            

2 –  « Non posse mori » signifie : « Je ne peux mourir » donc, en conséquence : « Je suis immortel et obligé de l’être, je n’y peux rien ». C’est là la croyance en l’immortalité « obligée », « naturelle », ou « essentielle », conception élue par le christianisme revisité par la philosophie grecque, donc par le thomisme. C’est celle de l’Eglise catholique romaine née du Concile de Trente.                                                                    

3 – « Posse mori, posse non mori » ce qui signifie : « Je peux mourir, ou ne pas mourir », donc : « Je suis libre d’être mortel ou immortel». Cette troisième conception dit de l’immortalité humaine qu’elle est seulement une « possibilité », une « option », une « éventualité ». Eventualité qui s’actualise sous réserve de la réalisation d’une « condition » qui n’est autre que de consentir à naître une seconde fois, que de consentir à naître à l’esprit. Cette conception est celle dite de l’immortalité  « optionnelle », « conditionnelle » ou encore « gracieuse ». Elle est celle du christianisme apostolique.

Nantis de ces quelques premières connaissances anthropologiques, qui toutes gravitent étroitement autour du pneuma tel que l’entendait le premier christianisme, revenons vers le taoïsme pour interroger quelques unes de ses notions-phares.

 

  III – Retour vers sept thèmes-clés du taoïsme

Je désire dans cette  troisième partie et dans la suivante qui sera la dernière, vous faire part des remarques et commentaires qui me sont venus à l’esprit en relisant à l’intention de la présente conférence les notes que je possédais concernant le Qi (éventuellement le Prâna) et le Tao. Ces notes sont principalement issues de 6 ouvrages : Le Tao Tö King de Lao-Tseu, L’esprit du Tao de Jean Grenier, Zen, Tao et Nirvâna de Thomas Merton, Lao-Tseu et le Taoïsme de Max Kallenmark, Souffle-Esprit de François Cheng et La pensée chinoise de Marcel Granet. A quoi s’ajoutent Le chemin du souffle de Gu Meisheng, ainsi que différentes vidéos présentant des exercices de Taï Chi ou de Qi Gong. Vous le voyez, l’assise de mon savoir taoïste est bien étroite et les réflexions qui suivent en porteront sans doute la marque. Mais je compte sur votre bienveillance non seulement pour pardonner ce manque, mais aussi pour m’aider à augmenter mes connaissances. A moins que dans une perspective résolument taoïste il soit bien plus judicieux de les diminuer. Sujet sur lequel je m’en remettrai à vous. Ceci noté, je ne pourrai faire mieux, au fil de cette partie, que de situer, par rapport aux fondamentaux de l’anthropologie ternaire chrétienne, 7 thèmes-clés du taoïsme. Ceci sans pouvoir aller au fond des questions soulevées. Mais peut-être d’autres l’ont-ils déjà fait.

1 – Le Tao origine de tout. Je sais, bien sûr, que le monde qui procède du Dieu chrétien n’est pas celui qui procède du Tao de Lao-Tseu. Le premier est le fruit d’une création, le second celui d’une émanation, ce qui est foncièrement différent. Le Dieu chrétien est « Père de toutes choses » (1Co 8,6) alors que le Tao de Lao-Tseu est « Mère de l’univers » (XXV), « Mère de tous les êtres » (I) ce qui encore n’est pas la même chose. Reste néanmoins que je suis frappé par les affinités et consonances harmonieuses que voici. Dans le Tao Tö King (traduction de Liou Kia Hway, préface d’Etiemble), je lis : « Le Tao (…) origine de toutes choses du monde » (IV) ; «  Le grand Tao (…) tous les êtres sont nés de lui  » (XXXIV) ; « Le Tao lui-même (…) tout se fait par lui » (XXXVII). Et dans la Bible, parmi cent autres, je lis ces textes très fréquemment scrutés dans les écrits des premiers Pères et notamment par saint Irénée. Chez saint Jean, dans son célèbre Prologue, nous lisons : « Tout à travers Lui advint et sans Lui rien ne vient de ce qui est advenu » (Jn 1,3). Proximité fascinante, n’est-ce pas. Et chez saint Paul, nous lisons : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses » (1 Co 8,6) ; « Car c’est de Lui, et par Lui, et pour Lui que sont toutes choses » (Ro 11, 36). Et à propos du Christ : « Toutes choses ont été créées par lui et pour lui, et il est avant tout, et toutes choses subsistent en lui » (Col 1, 17).

2 – Le Tao en tout. Nous venons de l’entendre. Saint Paul dit : « toutes choses subsistent en lui ». A Athènes, sur l’agora, il proclamera la même chose en ces termes : « Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,28).  Aux Ephésiens, il annonce : « Un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et par tous et en tous » (Eph 4, 6). Car si toutes choses subsistent « en lui », il est réciproquement « en toutes choses ». Si cette intériorité divine ne suffit à justifier un quelconque panthéisme, elle n’en témoigne pas moins d’une immanence dont, me semble-t-il, on retrouve la trace dans maints passages du Tao Tö King. Tels ceux-ci : « Le Tao est le fond secret et commun à tous les êtres » (LXII), « Tous les êtres sont nés de lui (…) il protège et nourrit tous les êtres » (XXXIV), «…tous les êtres du monde (….) C’est le Tao (…) qui les protège et les nourrit » (LI) ; « Il émousse tout tranchant, Il dénoue tout écheveau, Il fusionne toutes lumières, Il unifie toutes poussières » (IV). Et encore : « Le Tao est à l’univers, ce que les ruisseaux et les vallées sont aux fleuves et à la mer » (XXXII).

3 – Le Tao insaisissable et innommable. Depuis Isaïe le christianisme le sait : Dieu est un Etre caché (Is 45,15) et incompréhensible (Is 55,8). Un Etre qui aussi ne révèle pas son nom et qui, justement pour ne pas le donner répond à Moïse qui le lui demande : « Je suis qui je suis » (Ex 3,13-16). Et Jean dès son Prologue y insiste : « Dieu nul ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). De ce constat de l’impossibilité de connaitre Dieu par les voies ordinaires de la pensée et du langage, aussi bien que par celles des sens corporels, naîtront la théologie apophatique et la théologie mystique si excellemment transmises à la postérité par saint Grégoire de Nysse (340-394) puis par le Pseudo Denys l’Aréopagite (Ve siècle). Mais un même constat d’incompréhensibilité paraît devoir s’appliquer aussi au Tao comme y incitent fortement les quelques passages suivants du Tao Tö King : « Le Tao dont on peut parler n’est pas le Tao lui-même, le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat » (I), « Le regardant, on ne le voit pas,…, L’écoutant on ne l’entend pas,…, Le touchant, on ne le sent pas,…, Perpétuel, il ne peut être nommé » (XIV), « Le Tao est quelque chose de fuyant et d’insaisissable » (XIV, XXI), « Le Tao caché n’a pas de nom, et pourtant c’est lui-seul qui soutient et parachève tous les êtres » (XLI).

4 – Le Tao comme chemin et fin. L’herméneutique du Tao comme voie, comme chemin, et par suite comme règle  d’accomplissement spirituel est certainement si connue de vous que je me contenterai seulement d’en rappeler l’existence. Le sens littéral, le sens propre du mot « tao » est d’ailleurs exactement celui de « chemin à suivre ». Mais le Tao n’est pas seulement le chemin, il est aussi le but. Il n’est pas seulement le moyen, il est aussi la fin, qui est la participation, l’union au Tao. Ce que montre le chapitre XVI du Tao Tö King, qui après avoir décrit le chemin qui mène à l’état « céleste » dit : « Qui est céleste fait un avec le Tao ». D’où vient la compréhension subtile suggérant qu’emprunter la voie et atteindre le but sont, sur le plan de l’essentiel, la même chose. Or l’idée de « seconde naissance » telle que la comprenait le premier christianisme  comprend des intuitions tout à fait semblables. Sur le chemin de la spiritualisation, de la déification qu’elle ouvre, les derniers arrivés sont payés comme les premiers, les ouvriers de la 11e heure comme ceux de la première (Mt 20,1-16). Sur ce chemin, la métamorphose imaginalen’est jamais faite, toujours à faire. « Jamais derrière », « toujours devant » comme dira le grand Zundel. Et pourtant toujours « déjà commencée ».  Quant au Christ il est bien la voie, la porte, le chemin comme en témoignent les paroles mémorables : « Je suis la porte des brebis. Qui entre par moi sera sauvé » (Jn 10, 9) et : « Je suis le Chemin, et la Vérité, et la Vie » (Jn 14,6). Il est donc « le chemin », mais aussi essentiellement « la fin » comme le scande l’adage clé du christianisme ancien, formulé par saint Irénée : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Ce dernier étant bien sûr le « Dieu fait homme » c’est-à-dire le Christ. De la métamorphose spirituelle, l’homme est la larve, le Christ est l’imago.

5 – Le Tao comme voie d’inconnaissance. Nous l’avons dit : une compréhension cardinale de la seconde naissance est celle d’un retour à l’enfance. D’un retour à la conscience pure de l’enfance, conscience non encore formatée par les mots et la syntaxe du langage, non encore adultérée par les concepts et la logique propre à l’intelligence rationnelle. D’où la compréhension du chemin spirituel comme dépouillement, comme abandon de toute pensée, de toute notion, de toute image, de toute perception. Comme quête du silence et du vide intérieur. Abba Arsène (IVe s.), l’un des plus éminents Pères du désert enseigne ainsi son disciple : « Assieds-toi, tais-toi et apaise tes pensées ». Nous lisons sous la plume de Grégoire de Nysse, dans sa Vie de Moïse : « Quand l’esprit progresse (…), il laisse en arrière tout ce qui apparaît, non seulement ce que saisissent les sens, mais aussi ce que croit voir la raison. Sous la plume du Pseudo Denys, dans son Traité de théologie mystique : « …exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques. Laissez de coté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel » (1932, p.277). Mais n’est-ce pas là la voie du Tao, dont Tchouang- Tseu formulait ainsi la règle de base : « Vomis ton intelligence » ? Du Tao, tel que l’enseigna le Vieux Maître en faisant du « nouveau-né » un modèle de sagesse (X, XX) ? Ou encore en demandant à l’adepte  de rejeter « la sagesse et la connaissance » (XIX), et en lui affirmant que l’étude « augmente» et que le Tao  « diminue » (XLVIII) ? Vous saurez mieux que moi illustrer de cette question la bonne réponse.

6 – Le ternaire « Tien-Ti-Jen » ou « Ciel-Terre-Homme ». Comme vous le savez, ce ternaire tire ses premières lettres de noblesse du Tao-Tö King lui-même où nous lisons : « Le Tao est grand, le ciel est grand, la terre est grande, l’homme est grand » et : « L’homme imite la terre, la terre imite le ciel, le ciel imite le Tao, le Tao n’a d’autre modèle que soi-même » (XXV). Enoncé dans un ordre qui nous est plus familier, ce ternaire devient : « Terre, Homme, Ciel », car l’homme pour de multiple raisons est un être intermédiaire entre la matière et l’immatériel, le visible et l’invisible, le corporel et le spirituel, le Yin et le Yang, bref entre : la Terre et le Ciel. Considéré dans cet ordre, ce ternaire consonne de manière naturelle et admirable avec le ternaire chrétien « Corps, Ame, Esprit » que nous connaissons.

Et voici un argument de poids qui incite fortement à accorder bien du sens à la similitude de ces deux ternaires taoïste et chrétien. Nous savons en effet que l’anthropologie dualiste moderne n’authentifie pas l’esprit en tant que dimension ontologique : elle ne sait pas ou ne veut pas distinguer le psychique du spirituel. Toujours elle ramène  ce dernier au premier. C’est donc vraiment le propre de l’anthropologie ternaire que de distinguer radicalement l’âme de l’esprit. Or, à propos de la triade « Tien-Ti-Jen », je lis sous la plume de Marcel Granet : « L’opposition du Tien et du Jen est le centre de la doctrine de Lao-Tseu et de Tchouang-Tseu » (OP.cit., 1988, p. 425). Comment trouver plus belle caution au rapprochement dont nous parlons ? Mais il y a plus. A savoir que l’affinité n’est pas seulement structurale, elle serait aussi dynamique et évolutive Ce qui se comprend plus facilement en considérant la seconde triade taoïste, contigüe à la première, la triade : « Corps, Souffle, Esprit », sans doute plus récente que la triade « Tien-Ti-Jen ».

7 – La triade « Corps, Souffle, Esprit ». Dans son beau livre Souffle-Esprit, François Cheng origine cette tripartition dans le fameux chapitre XLII du Tao Tö King, chapitre où on lit : « Le Tao engendre l’Un, l’Un engendre le Deux, le Deux engendre le Trois ». Le Trois, dit François Cheng en suivant une interprétation traditionnelle, n’est autre que le « souffle du vide médian » dont il est question quelques vers plus loin. Ce souffle, intermédiaire entre les souffles vitaux du Yin et du Yang, grâce au Vide médian, régule, harmonise et unifie ces derniers conduisant ainsi l’homme sur le chemin de son accomplissement spirituel, c’est-à-dire de sa participation au Tao. Par un jeu de correspondances simple et en les combinant terme à terme, le ternaire « Yin, Vide médian, Yang » renvoie aux deux ternaires « Corps, Souffle, Esprit » et « Terre, Homme, Ciel ». Mais ce jeu resterait seulement formel et abstrait s’il ne suggérait, comme le montre la tradition taoïste, non seulement le tracé d’un chemin spirituel, mais aussi les moyens d’y avancer. Ce tracé comprend trois étapes de purification progressive du souffle (autrement dit du Qi). Purification nécessitant des exercices corporels en rapport avec  trois centres, ou trois niveaux de régulation. Le premier, « le champ de cinabre inférieur », se situe en dessous du nombril. Il est en lien avec la terre, le Yin, le corps. Le second dit « champ de cinabre médian » est situé au niveau du plexus solaire, il est en rapport avec l’homme, le Vide médian, l’âme. Le troisième « le champ de cinabre supérieur » est situé au milieu du crâne, il est en lien avec le ciel, le Yang, l’esprit.  Or, pour qui connait la mystique chrétienne fondée sur le ternaire « corps, âme, esprit » originel, il ne fait guère de doutes que cette progression taoïste en trois temps consonne harmonieusement, au moins sur un plan formel, avec la fameuse tripartition  de la progression mystique qui, depuis Origène (185-253) et le Pseudo Denys distingue  trois étapes. Celle de la purification, celle de l’illumination et celle de la contemplation (dite encore de l’union, de la perfection ou de la theosis). La première centrée sur le corps a pour objet de libérer des instincts et addictions physiques. La seconde, centrée sur l’âme, a pour but, par la pratique de la concentration, de la méditation et de la prière silencieuse, de libérer des pensées, concepts, ainsi que des émotions, images et imaginations. La troisième, centrée sur l’esprit, a pour but l’union toujours plus durable et parfaite de ce dernier avec l’Esprit de Dieu.

Cette similitude de forme est-elle l’indice d’une correspondance de fond avec les trois affinages demandés par la triade « corps, souffle, esprit », dite encore « essence, souffle, esprit » (Jing, Qi, Shen) ? Je laisse aux connaisseurs de l’alchimie interne du taoïsme le soin de dire s’ils voient une parenté signifiante entre la transformation de l’essence vitale Jing en Qi, puis du Qi en Shen, et enfin dans le retour à la Vacuité (permis par la purification du Shen) avec les trois étapes chrétiennes de purification, d’illumination et de contemplation.

Mais voici que je n’ai fait, jusqu’à présent, rien autre que  mettre sous le projecteur quelques similitudes importantes qui me paraissent lier la spiritualité du christianisme originel à celle du taoïsme originel de Lao-Tseu ainsi qu’à celle du taoïsme postérieur. Demeurent cependant des différences qu’il ne faudrait pas oublier. Pour terminer, j’aimerais en citer trois.

IV – Pneuma chrétien et Qi chinois ? Ou en      sommes-nous ?

1 – Le caractère intermédiaire du Qi. Ce caractère est évident dans l’acception du Qi comme « souffle », « vapeur », « haleine » ou « fumée ». Acception manifeste depuis les premiers sinogrammes qui désignent  le Qi par l’image de la vapeur chaude s’élevant au-dessus d’un bol de riz. Cette vapeur, en effet, pour n’être plus matérielle et strictement contingentée comme les grains de riz n’en est pas pour autant immatérielle puisqu’on la voit et la sent. Cette saisie intermédiaire entre la matière et l’esprit est aussi flagrante dans le  ternaire « corps, souffle, esprit ». C’est une évidence. Or tel n’est pas le cas, ce n’est jamais le cas, et en aucun cas du pneuma chrétien. En effet, le propre de celui-ci est d’être totalement incorporel, parfaitement immatériel, purement spirituel. Il ne « circule » pas, il ne se « propage » pas, il n’emprunte ni veine, ni artère, ni méridien, ni nadi. Comme l’explique Jésus à Nicodème : l’esprit est comme le vent, on ne sait d’où il vient ni où il va, « il souffle où il veut » (Jn 3, 8). C’est pourquoi l’anthropologie chrétienne, si elle connaît trois corps – physique, psychique et spirituel (ou glorieux) – ignore totalement ce corps intermédiaire énergétique glissé entre le corps matériel et l’âme immatérielle. Elle ignore totalement ce corps éthéré tissé de méridiens où circule le Qi, ce corps d’acupuncture, comme elle ignore le corps « pranique » tissé de nadis où circule le prâna cher à l’hindouisme.  Il faut le redire : le pneuma chrétien est l’extrémité haute du ternaire anthropologique, il n’en est pas le terme central ou médian. Considéré sous ce jour d’intermédiaire entre la matière et la non-matière, le Qi chinois, notamment celui du Qi Gong et du Taï Chi, nous l’avons déjà laissé entendre, est bien plus proche du pneuma des stoïciens que de celui des chrétiens. Proximité que l’on retrouve dans le fait que les théurgistes néoplatoniciens, qui croyaient en un pneuma semblable admettaient aussi l’existence d’un même corps éthéré.

2 – Le caractère maîtrisable du Qi. Ce caractère est intimement lié au précédent. Il en va de même du prâna dont la grande découverte par les yogis est le fait qu’il donne prise au mental, à la volonté et à la pensée, ceci en raison de sa situation à l’intersection de la matière et de l’immatériel. De cette position intermédiaire vient que le Qi peut être bloqué ou débloqué, qu’il circule dans des méridiens, que son débit peut être régulé, qu’il peut tourner dans un sens ou dans un autre, qu’il dépend de centres localisables dans le corps et qu’il peut être même stocké dans les os. Le vocabulaire utilisé par Gu Meisheng pour expliquer le sens du Taï Chi et du Qi Gong est à cet égard très parlant : il parle du travail sur le Qi en termes d’écoulement, d’orifices, de fluide qui s’écoule, de captation, de remplissage, de vidange, d’affinage, d’assainissement, d’épuration, de drainage, de nettoyage de réseaux d’irrigation…  (cf. pp. 50, 61, 183, 209 et passim). Tous termes de plomberie et de voirie qui sont bien sûr ici des symboles, mais dont la valeur symbolique tient justement à la demi-matérialité du Qi. De celle-ci vient donc qu’il est maîtrisable. Maîtrisable et …. utilisable. Car il semble que le Qi de Gu Meisheng, comme le prâna,ne se travaille pas gratuitement. C’est là du moins ce qui ressort de bien des présentations données par des experts actuels qui, le disant sans le dire, laissent miroiter non seulement une bonne santé, une bonne vigueur et une belle longévité (pp. 146, 214), mais aussi une puissance intérieure permettant d’influencer d’abord sa famille, puis son pays et jusqu’au monde entier (pp. 11, 36, 39). Permettant aussi de « pénétrer les mystères des mondes visible et invisible » (p. 211) et même de se « soustraire aux forces qui conditionnent le cosmos » (p.221). 

De telles présentations, il ressort que le Qi, du moins celui du Qi Gong peut être, pour le dire ainsi, instrumentalisé. Cette approche instrumentale témoigne me semble-t-il d’une compréhension sans doute imparfaite de l’esprit du Tao originel. Mais le fait demeure et il est avoué : au fil des siècles le Qi devient récupérable par l’âme, par le mental, par le moi et sa soif caractéristique de maîtrise, de puissance et de pouvoir. Or le pneuma chrétien, à l’exact opposé, se caractérise par le fait qu’il est rigoureusement impossible à instrumentaliser, impossible à récupérer   pour quelque fin que ce soit. Ce qui est conforme à ce qu’il est purement spirituel et porte sa propre fin en lui-même. C’est pourquoi, bien que la seconde naissance demande à être désirée consciemment, volontairement, et librement, aucun moyen, aucune technique, aucune stratégie ne peut la provoquer. Comme le disait sainte Thérèse d’Avila : cela est hors de portée de l’industrie humaine, « même faiblement, même un instant ».

3- Le Qi chemin d’immortalité. Une affinité frappante est celle-ci. Nous avons compris que selon le christianisme originel, l’homme n’est pas immortel par  nature : il a, s’il le désire, à s’immortaliser, ce qui n’est possible que sous condition de consentir à naître de nouveau, c’est-à-dire à mener une vie fécondée et orientée par l’esprit, par le pneuma. Or, il est certain, qu’une idée comparable se retrouve au cœur de l’alchimie taoïste alors qu’elle présente le travail sur le Qi comme une voie d’accouchement de « l’embryon cosmique » (lequel est immortel), comme un moyen de se procurer  « l’élixir de longue vie » – lequel est préparé par l’aimable « lapin lunaire », qui comme chacun sait est un lapin de jade -, ou encore comme un moyen de bénéficier de « l’or potable » ou de « la pilule d’or », tous symboles magnifiques désignant le même bénéfice merveilleux : l’immortalité. Mais, s’agit-il là de la même immortalité que l’immortalité chrétienne, laquelle, conformément au caractère de spiritualité pure du pneuma évangélique, n’a rien à voir avec l’idée de  survie terrestre ? A croire ce que j’ai lu, il  semble que cela puisse être soutenu pour l’immortalité telle qu’elle était entendue par le taoïsme des  temps héroïque de Lao-Tseu et de Tchouang-Tseu. Mais sans doute bien moins par la suite, et pratiquement plus du tout au temps de la dynastie des Han (200 av.-200 ap.) ainsi qu’aux époques ultérieures. Or, si cette compréhension terrestre de l’immortalité était encore vraie pour quelques taoïstes aujourd’hui, alors il resterait à prendre acte que ces derniers et les transhumanistes actuels partagent quelque chose d’essentiel. Ce qui est pour le moins paradoxal.

Epilogue

Mais voici qu’il est temps de clore cet exposé. Je le ferai en rehaussant à la mine d’argent quatre propositions.

1 –  Au fil de l’étude précédente, la notion de Qi a paru devoir se scinder en deux. Celle inhérente au Tao de Lao-Tseu, au taoïsme originel et celle propre aux Maîtres du Qi Gong et du Taï Chi. Il me paraît donc pertinent de distinguer le « Qi originel » de celui que j’appelerai, pour simplifier, le « Qi postérieur ».

2 – Le Qi postérieur et le pneuma stoïcien paraissent désigner la même réalité. Quant au pneuma chrétien, il est radicalement d’un autre ordre. Si on se réfère à la structure ternaire du christianisme originel « corps, âme, esprit » le Qi postérieur doit être compris comme étant de l’ordre psychique, tout en étant situé sa marge. Ceci de la même manière que les phénomènes quantiques appartiennent à la physique tout en étant pour elle des phénomènes-limites. A mon sens, le plus cohérent serait de considérer ce Qi comme un phénomène parapsychique (ou métapsychique) dont l’étude ressortit à la parapsychologie. En effet, le Qi postérieur à la manière des phénomènes précédents, comme la télékinésie par exemple, se déploie aux confins de la physique et de la psychologie, aux confins du corps et de l’âme. D’autre part, ses contingences formelles, voire matérielles et son caractère maîtrisable font, nous l’avons dit, qu’il ne peut être assimilé, comme la grâce par exemple, à un phénomène spirituel. Par où nous avons la réponse à notre question initiale : « Le Qi postérieur n’est pas du registre de l’esprit (au sens chrétien), il n’est pas de celui du corps, ni de celui de l’âme, mais il participe simultanément du corps et de l’âme. Quant au Qi originel, celui de Lao-Tseu, la proposition la plus sûre est de le considérer comme relevant exclusivement du registre spirituel. » Je précise que souligner la nature parapsychologique du Qi postérieur ne revient en aucun cas à nier sa réalité, ni même à la sous-estimer. Pas plus que de prendre acte des dimensions paraphysiques des faits quantiques ne conduit à se méprendre sur leur entière réalité. Ce qui, par contre, constitue à mon sens une erreur épistémologique grave, est de considérer les faits quantiques d’un coté, et parapsychiques de l’autre, comme étant par nature spirituels. Bien comprendre le sens profond de l’anthropologie apostolique ou celui des ‘Trois ordres de Pascal’, qui est le même, garantit contre cette erreur. Autrement dit, dans cette pure optique ternaire, accroître sa maîtrise du souffle, n’est pas de soi, ni en soi, une voie d’accomplissement spirituel. Ce qui n’empêche qu’elle puisse être, comme en témoignent les spiritualités orientales, une propédeutique de grande valeur.

 3 – Je me trompe peut-être, mais il me semble que si l’histoire occidentale du pneuma est celle d’une spiritualisation croissante,  comme le montre si bien Verbeke, celle orientale du Qi et du Taoïsme s’est déroulée dans un sens contraire : partant des conceptions hautement spirituelles de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu pour laisser par la suite de plus en plus de place à des pratiques possiblement bien plus  gratifiantes pour l’ego. 

4 – Le Vieux Maître, juste avant de partir sur son bœuf vers les montagnes du couchant, aurait rédigé pour nous le Tao Tö King, le « Livre du Tao et de la Vertu », dont le chapitre LV dit : « Dominer le souffle vital par l’esprit, c’est être fort. Les êtres forts vieillissent, cela s’oppose au Tao. Quiconque s’oppose au Tao périt prématurément. »  Je désire ici seulement dire ma perplexité, car je crois avoir lu bien des fois que la pratique de la Voie propre au Qi Gong et au Taï Chi passe par la maîtrise du « souffle vital ». Or, dans ce chapitre LV, Lao-Tseu semble bien dire que cette voie, ce Tao, s’oppose au Tao lui-même. Autrement dit : « Comment la pratique du Tao peut-elle s’opposer au Tao ? » Ou encore : « Lao-Tseu voulait-il dire ici que le Tao tel qu’il sera compris et pratiqué après lui, s’opposera au Tao des temps anciens, au Tao éternel ? »

A la suite de ces deux questions, je vous remercie, par avance, de m’aider à leur trouver une juste réponse.

Développement de l’embryon cosmique, processus de l’alchimie interne taoïste.
« Et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (Gal 2,20)

Introduction à la vie et l’œuvre de Nicolas Berdiaev (1874-1948)

CETH 3 rue Nicolas Oresme 14000 CAEN, le lundi 18 juin 2018 (20 h30), par Michel Fromaget
« De quelle manière la pensée du grand philosophe russe Nicolas Berdiaev (1874-1948) permet-elle à l’homme d’aujourd’hui d’élargir et féconder radicalement sa compréhension de la liberté et de la vérité, de la vie et du monde, de l’homme et de Dieu ? Telle est la question de fond à laquelle se propose de répondre cette conférence de présentation de Nicolas Berdiaev et d’introduction à son œuvre saluée comme l’une des plus profondes du XXe siècle » 

Aujourd’hui, Berdiaev ? Oui, la question se pose. Car, pourquoi présenter ce philosophe russe dont on parle si peu de nos jours, du moins en France ? Quant à moi, je vois actuellement deux raisons considérables pour susciter chez chacun l’envie de le rencontrer et de l’apprécier.

La première est que Nicolas Berdiaev est un guide incomparable pour découvrir et comprendre le vrai christianisme. Je veux dire ici : le christianisme apostolique, originel, et non pas celui accommodé par saint Thomas, puis par le Concile de Trente et le Vatican. Or ce christianisme originel est si intelligent et si lumineux, et il est de notre temps si inédit et méconnu que, par une sorte d’effet de retour, il confère aujourd’hui aux intuitions spirituelles de Berdiaev la valeur de l’or et du diamant. Telle est la première raison.

La seconde est cette absolue liberté de pensée, ainsi que cette lucidité extrême, assortie du courage nécessaire, qui ont permis à Berdiaev de donner de l’échec de l’humanisme et des politiques hérités de la Renaissance et des Lumières, les analyses les plus décisives. A dire vrai, à ce jour, découvrir la pensée géniale de Nicolas Berdiaev est certainement l’un des chemins les plus rapides et les plus sûrs pour identifier les causes profondes du chaos identitaire, tant individuel et psychologique que collectif et sociologique, dans lequel la civilisation occidentale actuelle risque de disparaître. Telle est la seconde raison.

       Je vous propose un exposé qui ne pourra jamais qu’être une introduction à ce qu’il aimerait dire. Il se déroulera en trois temps :

1 – Une rapide biographie qui permettra de situer l’homme lui-même            

2 – Une esquisse de « l’anthropologie » du penseur russe, car elle est le foyer incandescent de toute sa philosophie. Que celle-ci soit considérée dans ses implications psychologiques, épistémologiques, éthiques, esthétiques, historiques, ou encore politiques et sociales. Car la portée de l’œuvre est immense.

3 – Une introduction à la philosophie personnaliste de Berdiaev,  celle-ci aperçue à travers quelques brèves citations concernant trois de ses thèmes privilégiés : la Liberté, la Vérité et la Beauté.

 

I – Biographie résumée

 Il est commode, pour la clarté du propos, de distinguer dans la vie de l’éminent philosophe russe quatre grandes périodes que je qualifierai ainsi : 1 – La période de sa jeunesse, de 1874 à 1894. 2 – La période « politique » de 1894 à 1904. 3 – La période « religieuse » de 1904 à 1922. 4 – La période de l’exil de 1922 à 1948, date de sa mort. Des grands philosophes de « l’Age d’argent » de la culture russe, période qui s’étend de 1900 à 1930, Berdiaev est de loin le plus connu. S’il fallait retenir deux traits caractéristiques de ce philosophe nul doute qu’il faudrait mettre en avant son amour inné de la vérité et son option viscérale pour la liberté. De là vient qu’il fut toujours en rébellion et que les quatre périodes de sa vie sont à placer sous le sceau de quatre révoltes : durant sa jeunesse contre le milieu aristocratique familial, puis contre le milieu révolutionnaire marxiste, ensuite contre le milieu des religieux orthodoxes et enfin, en exil, contre le milieu des émigrés russes, le milieu des « russes blancs » dont le conformisme et l’esprit bourgeois le révulsait.

Mais disons quelques mots de chacune de ces périodes.

1 – La jeunesse (1874-1894) :

Nicolas Alexandrovitch Berdiaev naît en Ukraine le 19 mars 1874 à Kiev, dans une famille hautement aristocratique. Sa mère, la princesse Alexandra Sergeevna Kudachev, à moitié française par son ascendance maternelle, descend du comte de Choiseul. Du coté paternel, Nicolas est issu de la noblesse terrienne russe – son père posséda jusqu’à 960 serfs ! -, ainsi que de militaires au passé mémorable. Nicolas rêve et lit énormément : à onze ans, il a lu Guerre et Paix de Tolstoï. A quatorze ans, il lit Hegel et Schopenhauer. Au même âge, il se plonge dans Dostoïevski, dont le sens tragique de la liberté le marquera pour le reste de sa vie. A dix-sept ans, il a déjà assimilé La critique de la raison pure de Kant !

Tradition familiale nobiliaire oblige : les parents de Nicolas le destine à devenir officier de la garde royale. Aussi, à dix ans, en 1884, il entre à l’Ecole des Cadets de Kiev. Pour le jeune aristocrate déjà épris de liberté et d’individualisme l’épreuve est rude. Mais c’est alors que se produit en lui une sorte de première conversion intérieure : il décide de se consacrer entièrement à la recherche de la Vérité. Sa vocation de penseur spirituel et de philosophe est née. Nous sommes en 1891 : Berdiaev a dix-sept ans, il a terminé ses études militaires, mais il choisit délibérément d’aller à l’encontre du souhait de la famille et entreprend des études pour entrer à l’Université de Kiev. La rupture de Berdiaev avec son milieu aristocratique d’origine est consommée.

2 – La période « politique» (1894-1904) :

Dès sa plus jeune enfance, Berdiaev est conscient d’appartenir à la caste privilégiée des grands propriétaires terriens. Très tôt habité par le sens de la justice sociale, il vit très mal cette situation. Aussi ne faut-il pas s’étonner que dès son entrée à l’Université, dès 1894, Berdiaev soit séduit par le marxisme, lequel avait commencé à se propager en Russie à partir de 1890. Et c’est ainsi qu’en 1898, il participe, en tant que membre du comité social-démocrate de Kiev, à une manifestation ouvrière. Arrêté avec 150 autres personnes, il est alors emprisonné pendant cinq semaines et exclu de l’Université. Mais le jugement définitif n’est pas prononcé immédiatement. Ni même à brève échéance : il devra l’attendre jusqu’en 1900.

De la période 1898-1900, Berdiaev dira qu’elle fut « une période d’essor et de prospérité, une des périodes les plus fécondes de sa vie ». Ses lectures d’alors, notamment celle renouvelée de Dostoïevski et celle d’Ibsen, l’éloignent du matérialisme marxiste et des milieux révolutionnaires. En 1900, le verdict tombe : Berdiaev avec nombre d’autres sociaux-démocrates est condamné à trois ans d’exil à Vologda, à 400 km environ au Nord de Moscou. La province de Vologda n’est pas la Sibérie. De 1900 à 1902, Berdiaev y passera un séjour agréable riche en échanges politico-philosophiques avec d’autres exilés. En exil, il écrira différents articles mal reçus dans les milieux marxistes. Si Berdiaev continue, en effet, de partager nombre d’idées sociales inhérentes au marxisme, il en récuse absolument la vision réductrice de la personne. Son marxisme est devenu si critique et idéaliste qu’il n’est plus soluble dans la « doxa » sociale-démocrate.

De retour à Kiev en mars 1903, le jeune philosophe connaît une période douloureuse. Après son mariage, en 1904 avec Lydie, une jeune artiste révolutionnaire, il décide de quitter Kiev pour Saint-Pétersbourg afin d’y fonder une nouvelle revue et de participer à l’extraordinaire renouveau, tout à la fois culturel et spirituel, littéraire et religieux, esthétique et mystique qui caractérise la vie pétersbourgeoise de ce temps-là.

3 – La période  « religieuse » (1904-1922) :

A Saint-Pétersbourg, Berdiaev se rallie un temps au mouvement de Merejkovski « La nouvelle conscience religieuse », dont le projet est de redécouvrir les « fondements spirituels de la culture et des mystères de la vie ». Mais à Saint-Pétersbourg, l’année 1905 débute tragiquement : le 22 janvier, lors du fameux « dimanche rouge », les gardes de Nicolas II, en l’absence de celui-ci, tire sur une foule sans défense. C’est un carnage et le début de la première révolution démocratique. Berdiaev a parti lié avec les intellectuels révolutionnaires, mais il condamne sans appel la violence et les meurtres. De son propre aveu, il dira que « la petite révolution de 1905 fut pour lui un supplice ».

Déçu par les conséquences de cette révolution, Berdiaev l’est aussi par le milieu gravitant autour de Merejkovski. En 1907, il publie son premier livre dans lequel il précise clairement les tendances anarchistes et réalistes de sa mystique personnelle, ainsi que son attirance accrue pour le Christ et le christianisme. En 1908, l’anarchiste mystique quitte Saint-Pétersbourg : il n’y reviendra pas.

De retour à Moscou, Berdiaev participe activement à la « Société philosophique et religieuse » dont le personnage central est Boulgakov. C’est de ce temps, que date la seconde grande metanoïa du philosophe russe, je veux parler de sa conversion au christianisme orthodoxe russe. Dans cette conversion, Boulgakov a joué un grand rôle. Cependant, en conformité avec sa passion de la liberté, Berdiaev ne tardera pas à critiquer ouvertement et violemment la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe de Moscou. La réaction du Saint Synode ne se fait guère attendre : suite à un article incendiaire de Berdiaev, il juge l’auteur au motif de blasphème. L’affaire est de la plus extrême gravité : la sanction la plus probable est la déportation à vie en Sibérie. Heureusement, la première guerre retarde le procès et la révolution d’octobre le rendra caduc. En 1912, il écrit d’un seul jet son premier livre fondamental : Le sens de l’acte créateur.

En février 1917, éclate la « seconde révolution démocratique bourgeoise », révolution sans effusion de sang, qui entrainera l’abdication et l’arrestation du Tsar Nicolas II. Berdiaev est en accord avec la révolution de février mais son expérience des bolchéviques lui fait redouter le pire. L’été 1917 fut pour lui un « cauchemar » : il s’attendait à de nouvelles tueries. Angoisse prémonitoire : en octobre c’est la grande révolution de 1917 suivie, dès 1918, de la création de la Tcheka et de l’application de la « terreur rouge », digne héritière de la Terreur de la Révolution française.  

Moins de deux mois après la Révolution d’octobre, Berdiaev, pourtant révolutionnaire dans l’âme, la condamne ouvertement : le nihilisme, l’athéisme, le mépris de la culture et le matérialisme borné de ses promoteurs, ainsi que la violence meurtrière de ses actions lui sont insupportables. Il lui faudra néanmoins vivre cinq années sous le régime soviétique. Malgré l’interdiction de toute réunion, il réunit chez lui toutes les semaines nombre d’intellectuels de toutes origines intéressés par les questions spirituelles. Malgré l’environnement hostile, il n’hésite pas, au sein de l’université et même à l’extérieur, à défendre ses conceptions spirituelles et sa vision du Christ. Mais la sanction ne tarde pas : à la fin de l’été 1922, Berdiaev est arrêté à son domicile moscovite par la Guépéou (la nouvelle Tchéka). Le jugement est sans appel : le philosophe est condamné à l’exil à vie pour raisons idéologiques. Dorénavant, il lui est interdit de s’approcher de la frontière russe sous peine d’être fusillé.

IV – La période de l’exil (1922-1948) :

Berdiaev n’est pas le seul à être expulsé : la décision prise par Lénine, en date du 31 août 1922, concerne 160 intellectuels qui formaient l’élite culturelle d’autrefois. S. Boulgakov et N. Losski, font partie du groupe. Berdiaev, amertume et tristesse au cœur, part en bateau pour l’Allemagne. Il s’installe d’abord à Berlin, puis en 1924 à Paris, plus exactement à Clamart, où il restera jusqu’à sa mort. Aussitôt, il transfère à Paris l’« Académie de Philosophie Religieuse » créée l’année précédente à Berlin. Il y donne des cours de philosophie et d’histoire. Il est, d’autre part, nommé directeur de la maison d’édition YMCA-Press, le plus grand éditeur occidental de livres russes.

De 1925 à 1940, le philosophe de Clamart écrit ses livres les plus décisifs, il rédige de multiples articles, donne de multiples conférences en Angleterre, Allemagne, Autriche, Suisse, Hollande, Belgique, Hongrie, Pologne, Estonie, Lettonie, Tchécoslovaquie. Il anime de nombreux séminaires, participe à de nombreux colloques. Il participe, entre autres, aux fameuses « Décades de Pontigny ». D’autre part, aidé par son épouse Lydie et sa belle-sœur Eugénie, Berdiaev organisait tous les mardis soir dans sa maison de Clamart des réunions de discussion et de réflexion portant sur différents thèmes de mystique et de spiritualité. Beaucoup d’écrivains, de théologiens, de religieux catholiques ou orthodoxes réputés se sont alors retrouvés dans la maison de Clamart. Quelques noms : le critique Charles Du Bos, Gabriel Marcel, Louis Massignon, Jacques et Raïssa Maritain, Emmanuel Mounier, Etienne Gilson, Marie-Madeleine Davy, Dermenghem, …

De 1931 à 1939, le philosophe russe publie trois de ses plus grands et meilleurs ouvrages : De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), Esprit et Liberté (1933) et De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1939). En 1947, après avoir été gravement malade et perdu son épouse aimée, Berdiaev, écrivain infatigable, met la dernière main à un livre qui sera son ultime : Royaume de l’Esprit et Royaume de César. L’heure du départ est venue : le 23 mars 1948, Nicolas Berdiaev, le philosophe qui aimait les chats, meurt brusquement, assis à son bureau de travail, au premier étage de sa maison de Clamart.

Ainsi disparait ce chrétien immense dont la vision de l’homme était déjà reconnue par les plus grands penseurs européens de l’époque (dont J. Maritain, E. Mounier, E. Husserl, C.G. Jung, H. Corbin) comme « l’une des plus profondes du XXe siècle ».

 

II – La pensée anthropologique de Berdiaev

         Le mot « anthropologique » signifie : qui est relatif à l’être de l’homme. La question qui va donc nous retenir à présent est de savoir comment l’éminent philosophe russe conçoit l’homme et sa vie, et tout spécialement, comment il conçoit le sens de cette vie. Ceci dans la perspective de glaner quelques précieux enseignements sur l’être que nous sommes (ou que nous ne sommes pas) et sur ce que notre vie attend de nous. Car, cela, nous ne le savons pas. Nous ne le savons pas, parce que la civilisation occidentale moderne nous a pensés et éduqués de manière à ce que nous ne le sachions pas. Et de le découvrir, ainsi que vous allez le constater, va nous introduire véritablement dans un tout autre univers que celui auquel nous sommes habitués.

         Ainsi que je le laissais entendre en introduction, l’anthropologie du philosophe de Clamart constitue, selon moi, l’une des voies les plus sûres pour pénétrer celle du christianisme originel, celle des apôtres et des premiers Pères de l’Eglise. Mais l’inverse est aussi vrai : de mieux connaître comment le christianisme apostolique considérait ce qui « de l’homme fait un homme » éclaire l’anthropologie de Nicolas Berdiaev de manière incomparable. C’est pourquoi je vous propose de commencer par un bref retour à « la case départ ».

         1 – Ce qui caractérise l’anthropologie chrétienne originelle

         L’affaire n’est pas simple. Comment, en quelques mots seulement, mettre sous le projecteur ce qui distingue radicalement la conception de l’homme propre au premier christianisme de celle qui nous habite aujourd’hui ? Et tout d’abord, sont-elles l’une à l’autre opposées ? A cela, la réponse est simple, elle est : foncièrement oui, et plutôt deux fois qu’une. Mais alors, en quoi consiste cette opposition foncière ? Je répondrais volontiers ainsi. Même si nous ne sommes ni biologistes, ni zoologues, nous saisissons bien la différence magistrale qui sépare les espèces à croissance continue, – chez les quelles le jeune qui vient de naître ressemble à l’adulte en miniature -, des espèces à croissance discontinue chez qui le ce jeune (la larve) ne préfigure en rien l’adulte (on dit l’imago) qu’elle deviendra à la suite d’un bouleversement extraordinaire appelé métamorphose. Ainsi en va-t-il par exemple, comme chacun sait, de la chenille et du papillon.

Certes, ces deux-là sont le même être, mais leurs natures sont si différentes que le plus réaliste est de considérer que ce même être est né, non pas une fois, ou en une fois, mais deux fois. Eh bien ! Là se situe l’opposition radicale que nous cherchons à identifier. L’anthropologie moderne considère l’espèce humaine comme une espèce à croissance continue et qu’en conséquence l’homme naît une seule fois. A l’inverse, la conception chrétienne originelle affirme que l’espèce humaine est une espèce à métamorphose et que l’homme naît à sa condition véritable non pas à la faveur d’une seule naissance, mais de deux. Mais d’où vient, me direz-vous, une opposition aussi frontale ?

         Elle ne s’est certes pas produite en un jour. Elle est le fruit d’une lente dérive historique qui s’accélère au XIIIe siècle pour devenir fatale et irréductible avec la venue des temps modernes. Elle est l’effet d’un choix que je présenterai ainsi. Selon C.G. Jung, le psychisme humain, son mental, son âme (comprise en son sens premier) dispose pour découvrir le monde et lui-même de quatre fonctions fondamentales : la pensée, entendons la pensée rationnelle, discursive et logique qui est la nôtre, la sensation, le sentiment et l’intuition. Or l’histoire de la mentalité occidentale est celle d’une valorisation systématique de la raison et de la sensation comme instruments de connaissance du réel. Mouvement qui culmine dans l’attitude infantile et pathétique, mais qui est la nôtre, mouvement qui refuse d’accorder le statut de vérité ou de réalité à ce qui ni ne s’explique par la pensée, ni ne s’éprouve par la sensation. Ce qui revient en définitive à ne donner sa confiance qu’aux seules apparences. Or donc la seconde naissance de l’homme, cette métamorphose ontologique par laquelle il devient celui qu’il est appelé à être, ni ne s’explique, ni ne se touche. Elle n’appartient pas au monde des apparences, mais à celui de l’essence. Ainsi que le dirait Pascal : « elle appartient à un autre ordre de réalité ». Mais, l’homme occidental fit le choix de vivre toujours plus à la surface et à l’extérieur de lui-même. Et c’est ainsi qu’il se coupa de cet autre ordre de réalité et donc de la seconde naissance dont il a perdu de nos jours toute intelligence.

         Tâchons justement de retrouver cette intelligence. Comment parler intelligemment de cette seconde naissance qui n’est donc pas la première, la biologique ? Une manière est celle-ci qui demande de préciser le sens de trois notions anthropologiques capitales. Soit le corps, l’âme et l’esprit. Il s’agit là de trois composantes essentielles de l’homme, mais qui n’en sont nullement trois parties. Ceci à la manière par exemple de la forme, de la couleur et de la saveur d’un citron. Le corps est notre modalité physique, donc la plus évidente. Sa fonction est double : nous ouvrir par la sensation sur le monde extérieur, sur le monde des objets, et nous permettre d’agir sur ce monde. L’âme doit être ici entendue dans son sens étymologique : elle est l’anima des latins, la psyche des grecs, soit donc le mental, lieu de la conscience, de la pensée, des émotions. En ce sens, l’animal a bien sûr une âme. La fonction de l’âme est double : par vocation, elle ouvre par l’intellection sur le monde des sujets. Et, par le langage elle me permet d’agir sur ce dernier. L’esprit, quant à lui, tel qu’il est considéré ici, n’a rien à voir avec l’intelligence ou la vivacité psychique : il est le spiritus latin, le pneuma grec, donc cette modalité de l’être humain qui par la contemplation l’ouvre sur le monde spirituel, sur ce monde ni extérieur, ni intérieur qui est celui des essences. Une approche chrétienne juste consiste à dire que l’esprit de l’homme est en lui ce lieu de transparence où il communie avec Dieu, où il nait à Dieu et où Dieu naît en lui. Il est le lieu de sa participation à Dieu, le lieu de sa spiritualisation, de sa transfiguration, de sa déification.

         Or, il est impératif de bien apercevoir ceci : nous vivons sous la dictature d’un présupposé anthropologique binaire ou dualiste affirmant que l’homme n’a de réalité que dans le corps et l’âme « actuels » dont il dispose dès sa naissance biologique. Ce présupposé binaire nie, par définition, la réalité, l’existence, de l’esprit. Sa logique veut que l’espèce humaine soit à croissance continue, que l’homme ne connaisse qu’une seule naissance. Mais, nous l’avons dit tel n’était pas le cas de l’anthropologie du christianisme originel. En effet, le propre de celle-ci est d’être, non pas binaire, mais ternaire. C’est-à-dire qu’elle affirme l’homme adulte comme étant un être simultanément tissé de  corps, d’âme et d’esprit. Ceci tout en avalisant le fait que la naissance biologique ne dote l’enfant que d’un corps et d’une âme. Et c’est bien dans cette différence ontologique suressentielle que la notion de seconde naissance, ou de métamorphose spirituelle, puise sa profonde cohérence. En effet, dans l’optique chrétienne originelle, la naissance biologique dote l’enfant d’un esprit, non pas « actuel » à l’instar de son corps et son âme, mais seulement « virtuel » ou « potentiel ». La seconde naissance de l’homme consiste alors dans la mise en œuvre, dans la mise en actes, dans l’actualisation de son esprit. On pourrait aussi bien dire dans son éveil, dans sa libération. Mais il faut bien comprendre cette « actualisation ».

         Elle consiste dans un choix conscient et libre. Elle est un processus inchoatif en ce sens que si elle a un commencement dans le temps, elle n’y a pas de fin. Elle est jamais faite, toujours à faire. Jamais derrière, toujours devant, comme disait le grand Zundel. En effet comme mouvement de naissance et de participation à Dieu, comme mouvement de connaissance de Dieu, qui est « infini », elle est sans fin. Par elle, l’homme se défait de sa première vie, de sa vie biologique et larvaire qui est une vie imposée, partielle, relative et momentanée, pour revêtir celle de l’imago dont il porte la promesse au tréfonds de son âme. Seconde vie qui, à l’opposé de la précédente, est libre, totale, absolue et éternelle, ou immortelle. Cette vie qui est celle-là même de Dieu. C’est afin que l’homme y ait part, c’est afin qu’il se divinise, que Dieu a créé le monde et c’est pour cette même fin qu’il s’est incarné. Ce que dit clairement l’adage-clé de l’anthropologie ternaire chrétienne pour la première fois formulé par saint Irénée : « Deus homo factus est ut homo fieret Deus ». « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Toutefois ce devenir ne lui est pas imposé. L’homme est magnifiquement libre de l’accepter ainsi que l’immortalité qui lui est inhérente, ou de les refuser et de se condamner ainsi à disparaître. Car dans cette conception lumineuse l’homme n’est par nature ni mortel, ni immortel. Mais capable des deux.

         Je dis souvent que l’anthropologie apostolique est tissée de « trois fils d’or » qui sont : sa conception ternaire « corps-âme-esprit », sa conception essentialiste de la seconde naissance, sa conception optionnelle et libre de l’immortalité. Ces trois fils d’or courent tout au long du texte néotestamentaire et lui donnent son sens ultime. Ce que le catéchisme catholique méconnait parce qu’il le voit mal, ou ne veut pas le voir. A l’opposé, Nicolas Berdiaev,  le prince des philosophes russes de l’Age d’argent, par la grâce de son génie propre, a su retrouver et scruter ces trois thèmes capitaux hors des quels la notion d’homme ou d’humanité se vide de toute substance. Voyons cela.

         2 – L’anthropologie de Berdiaev

Comme l’anthropologie du christianisme originel, et pour le dire à la manière du christianisme orthodoxe, l’anthropologie du philosophe de Clamart est « théandrique » ou « divino-humaine ». Jean Boboc parle à ce sujet de « théo-anthropologie ». Tous ces mots mettent très justement l’accent sur le fait que l’espèce humaine ne se détermine pas par les propriétés de sa larve, mais par celle de son imago. Ainsi les entomologistes ne spécifient pas les différentes catégories de lépidoptères en décrivant les chenilles mais les papillons. Il n’y a que l’anthropologie occidentale moderne, celle des Freud, Levi-Strauss et consorts, pour croire que l’humanité s’épuise dans sa configuration binaire « corps et âme » et qu’elle se définit par elle. C’est là une véritable aberration, mais dans laquelle justement Berdiaev ne tombe pas puisque pour lui la « personne humaine » n’est pas pour nous une donnée naturelle mais une tâche que nous avons à accomplir en naissant une seconde fois, en nous déployant dans notre plénitude « corps, âme, esprit » et en devenant ainsi immortels. Voici successivement quelques citations du maître russe relatives à ces trois thèmes. Elles sont, selon moi, particulièrement transparentes et décisives.

Quant à la structure ternaire. En 1936, dans son bref et magistral essai intitulé Le problème de l’homme. Vers la construction d’une anthropologie chrétienne, Nicolas Berdiaev campe le sujet en ces termes : « D’une immense importance pour l’anthropologie est la question de la relation de l’esprit avec l’âme et le corps. On peut parler de la constitution triadique de l’homme » (PH, p. 9). Cette constitution est au fondement même de son personnalisme. A la page suivante, l’auteur affine son propos en écrivant : « Mais la personne est un être intégral – esprit, âme, corps – dans lequel l’âme et le corps sont soumis à l’esprit » (PH, p. 10). Dans Esprit et Réalité, ouvrage paru en 1943, il rehausse l’importance insurpassable du paradigme ternaire en ces mots :« La conception tripartite de l’homme comme être tout ensemble spirituel, psychique et corporel a un sens éternel et doit être retenue. » Et l’auteur de préciser : « Cela ne signifie pas qu’il existe, pour ainsi dire, dans l’homme, à coté de sa nature psychique et corporelle, une nature spirituelle. Cela signifie que l’âme et le corps de l’homme peuvent accéder à un autre plan, à un plan supérieur, celui de l’existence spirituelle. » (ER, p. 11). Ailleurs, le philosophe remet l’âme à sa juste place en ces mots : « Le rôle principal revient non à l’idée d’âme, mais à celle d’homme complet, composé d’un esprit, d’une âme et d’un corps » (De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1963, p. 149).

Dès 1927, dans Esprit et liberté, mettant simultanément à contribution ses intuitions les plus profondes et sa réflexion la plus acérée, afin de mieux faire entrevoir la nature de l’esprit, il écrivait ceci : « Le premier soin et le plus élémentaire qu’il faut établir pour connaître l’esprit, c’est la distinction de principe entre « l’esprit » et « l’âme ». L’âme appartient à la nature, sa réalité est une réalité d’ordre naturel, elle n’est pas moins naturelle que le corps (…). Mais l’esprit (…) appartient à un autre ordre de réalité, à un plan différent. La nature n’est pas reniée, mais illuminée par l’esprit. L’esprit s’unit intérieurement à l’âme et la transfigure. » (EL, p. 31). Quelques pages plus loin, nous lisons : « Mais la dignité de l’homme n’est pas déterminée par sa situation, ni par sa puissance dans le monde naturel, mais par sa spiritualité (…) ». C’est-à-dire par la vie spirituelle dont le penseur ruse écrit : « qu’elle  est précisément la vie en Dieu, c’est-à-dire dans la vérité, la justice, la beauté et non dans l’isolement naturel des âmes et des corpsDieu est immanent à l’esprit.» (EL, p. 62). Quelle que soit la manière dont vous pensez ou vivez Dieu : existant ou inexistant, proche ou lointain, présent ou absent, impassible ou aimant, unitaire ou trinitaire, personnel ou impersonnel, …retenez cette dernière affirmation de Berdiaev qui est fondamentale et dit déjà ce qu’il convient de penser des spiritualités sans Dieu.

Quant à la seconde naissance. Dès son premier grand livre Le sens de la création, écrit à Moscou en 1912 et publié en 1916, l’éminent philosophe distingue avec grand soin les deux naissances de l’homme. Nous y lisons par exemple ceci : « La première naissance, en l’espèce, n’est pas la naissance authentique de l’homme. C’est seulement la deuxième en esprit, dont ont parlé les mystiques, qui constitue la naissance définitive.» (SC, op. cit., p. 254). Dans ce même ouvrage, relativement à la seconde naissance, Berdiaev écrit ces paroles difficiles et lumineuses : « Le secret suprême de l’humanité c’est la naissance de Dieu dans l’homme. Mais le secret divin suprême c’est la naissance de l’homme en Dieu » (SC, p. 40). Et encore : « Dieu prend naissance dans l’homme et l’homme prend naissance en Dieu. Découvrir l’homme jusqu’au bout, signifie découvrir Dieu » (SC, p. 406).

Dans Esprit et Liberté, qui date de 1929, le philosophe existentialiste précisera sa pensée relative au rapport des deux naissances, la biologique et la spirituelle, en ces termes : « La première (naissance) est la naissance naturelle, dans la postérité du premier Adam, ancêtre de l’humanité naturelle, la naissance à la fois dans la division et la scission, dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, dans la filiation du second Adam (…), la naissance à la fois dans l’unité et la liberté, la victoire sur la nécessité matérielle et génétique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance, tout est vécu extérieurement, dans la seconde, tout est vécu intérieurement et profondément (…). Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance. « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu ». Ainsi tout chrétien doit naître de nouveau » (EL, p. 50).

Par la grâce de la seconde naissance, l’homme nait simultanément à lui-même, à son entièreté « corps, âme, esprit », à son être réel, et à Dieu. C’est là une seule et même chose, Dieu étant immanent à l’esprit. Sur cette parturition mystérieuse le philosophe de l’Age d’argent aura vers 1940, ces paroles magnifiques : « L’idée de Dieu est l’idée humaine la plus haute. L’idée de l’homme est l’idée divine la plus haute. L’homme attend la naissance de Dieu en lui. Dieu attend la naissance en lui de l’homme. » (Essai d’autobiographie spirituelle, 1979, p. 262).

         Quant à l’immortalité optionnelle. Sur ce sujet, comme d’ailleurs sur les autres, Berdiaev est d’une éloquence supérieure. Dans Esprit et Liberté (1927) ouvrage que nous connaissons, il explicite ainsi les rapports de l’immortalité et de la seconde naissance : « L’immortalité est une catégorie spirituelle et religieuse et non pas naturaliste et métaphysique. Elle n’est pas la propriété naturelle de l’homme, elle est l’acquisition de la vie spirituelle, la nouvelle naissance en esprit, naissance en Christ, source de vie éternelle » (EL, p. 56). Et de préciser un peu plus loin : « La liberté de l’esprit, comme l’immortalité, n’est pas un état naturel de l’homme, elle est une nouvelle naissance. Sa source ne réside pas dans l’âme (…) mais dans l’esprit, dans l’acquisition de la vie spirituelle. » (EL, p. 127). Mais c’est dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), que Berdiaev étudie de la manière la plus argumentée la question de l’immortalité. Le philosophe russe annonce tout d’abord la couleur en ces termes tranchants :

         « La notion philosophique de l’immortalité naturelle de l’âme, déduite de sa substantialité, est stérile, en ce qu’elle néglige le fait même de la mort. (…) Le spiritualisme scolaire n’est pas une solution au problème de la mort et de l’immortalité, c’est une spéculation de cabinet de travail, éminemment abstraite et non-vitale » (DH, p. 330). Puis, il explique et étaye son propos en ces termes : «  L’immortalité naturelle de l’âme et du corps n’est pas donnée à l’homme engendré par un processus générique. Ce dernier en ce monde est un être mortel (…) Ce n’est pas l’élément psychique ou l’élément corporel, pris en eux-mêmes, qui sont éternels et immortels en l’homme, mais bien l’élément spirituel, dont l’action en s’exerçant sur eux forme précisément la personne (…) L’homme est immortel et éternel en tant qu’être spirituel appartenant à un monde incorruptible, mais il n’est pas naturellement et de fait un être spirituel (…) » (DH, p. 331). En effet, comme le rappelle saint Paul, l’anthropologue étincelant du christianisme originel : « Il n’y a pas d’abord le spirituel, mais le psychique, ensuite le spirituel » (1Cor 15, 46)

 

III – La philosophie de Berdiaev aperçue seulement à travers trois ouvertures :

 

       A vrai dire je comptais vous la faire apercevoir par un bien plus grand nombre d’ouvertures. Mais le temps qui nous conditionne est exigeant, aussi je me limiterai à vous présenter et commenter brièvement trois thèmes-clés de la philosophie berdiaevienne. A savoir : la Liberté, la Vérité et la Beauté. Ceci non sans vous avoir au préalable prévenu que la philosophie du maître russe n’a rien à voir avec la philosophie conceptuelle et abstraite privilégiée par les universités. Ce n’est pas une philosophie d’intellectuel, mais une « philosophie existentielle ». Elle est celle d’un homme complet qui ne se contente pas de penser le monde mais qui l’éprouve, le découvre et le comprend par toutes les facultés dont il dispose : sensation, intellection, émotion, intuition. Berdiaev dit de sa philosophie « qu’elle naît de la vie et qu’elle va vers la vie ». Comme la philosophie antique, elle n’est en rien gratuite : elle est recherche et découverte d’un sens qui donne des raisons de vivre et par suite de croire en la vie humaine. Et c’est précisément en cela qu’elle nous intéresse.

         A propos de la Liberté. Enfermé dans le moi à deux dimensions « corps et âme » que nous croyons être, nous ne savons pas penser la liberté. Ou plutôt nous ne pensons qu’une liberté rétrécie, dénaturée. Nous la réduisons au libre arbitre, au libre choix de choisir entre des alternatives obligées, à la liberté de voter à droite ou à gauche, de manger cru ou cuit, de porter une jupe ou un pantalon, de penser ceci ou cela…. Nous la réduisons à la liberté de penser, croire, dire, faire ce que je veux. C’est-à-dire très souvent, sub specie aeternitatis, ou vu de Sirius, à la liberté de faire n’importe quoi. Liberté chérie que nous chérissons tant que nous en avons fait un droit de l’homme primordial. Mais il est vrai que cette liberté, qui se ramène la plupart du temps à une simple liberté d’avoir ouvre dans sa partie la plus haute sur la liberté d’être, car elle est aussi « liberté de choisir la liberté ou l’esclavage.» Et le génie de Berdiaev d’attirer notre attention sur le fait que le même mot « liberté » désigne ici deux libertés radicalement différentes : la première que Berdiaev dit être celle du premier Adam, que je dirais être celle de la larve et la seconde, celle du Christ, second Adam, qui est celle de l’imago. Autrement dit celle de l’esprit, qui est celle-là même de Dieu. Or cette liberté que confère l’esprit, loin d’être un droit est un devoir. Devoir splendide et sublime, mais devoir effrayant puisqu’il exige de quitter les repères légués par notre hérédité et notre éducation pour se jeter dans l’inconnu. Puisqu’il exige de la larve qu’elle se perde pour que vive le papillon dont elle porte la promesse.

         Un aspect suressentiel de l’enseignement de Berdiaev sur la liberté tient à sa découverte que la liberté n’est pas inhérente à l’ordre naturel qui est celui des réalités psychiques et matérielles. Cet ordre, dit-il, est celui de la nécessité, celui du déterminisme, celui de la causalité. En effet, tout phénomène qui appartient à cet ordre est l’effet obligé de ses causes : il ne connaît ni liberté, ni créativité. La source de la liberté, écrit Berdiaev, « ne réside pas dans l’âme, et encore moins dans le corps de l’homme, (…) mais dans l’esprit (…) La liberté est une pénétration dans un autre ordre de l’être, dans un ordre spirituel » (EL, p. 127). Dans l’ordre naturel elle est aussi et à l’inverse, de même que l’acte créateur, le sillage et le sceau de l’esprit. Autant dire de Dieu. Car c’est bien cela, qui est tout à fait extraordinaire, que Berdiaev voulait nous faire toucher du doigt en écrivant ces paroles effectivement libératrices : « « Dieu ne peut agir que sur la liberté, dans la liberté et par la liberté, jamais sur la nécessité, dans la nécessité et par la nécessité. Son action ne se manifeste ni dans les lois de la nature, ni dans celles de l’Etat… » (DEDL, p.278). « Dieu est liberté. Il est le libérateur et non le dominateur » (DEDL, p. 90). « Dieu est la liberté et c’est lui qui la confère. Il n’est pas maître, mais libérateur de l’esclavage du monde. C’est par la liberté que Dieu agit. » (EAS, p. 219)

         Avez-vous déjà pensé la liberté en de tels termes ?

         A propos de la Vérité. Plus haut, alors que je présentais la biographie de Berdiaev, j’ai attiré votre attention sur cette conversion philosophique décisive qu’il fit, très jeune, à l’âge de dix-sept ans environ. Le jeune homme l’a vécue comme une consécration définitive et absolue à la recherche de la vérité, seule recherche qui, à ses yeux, pouvait donner un sens à sa vie. Voici quelques lignes de Berdiaev, souvent émouvantes, qui disent bien ce que la vérité représente pour lui : « C’est cela qui a été ma véritable conversion, en tout cas la plus importante de ma vie, la décision de consacrer ma vie à la recherche de la vérité, établissant ma foi en l’existence de la vérité. (…) Ce fut une conversion à l’Esprit, un retour au spiritualisme. J’a toujours gardé la conviction qu’il n’est pas de religion plus haute que celle de la Vérité (…) Maintenant encore (écrit à l’âge de 66 ans) je voudrais pouvoir recommencer ma vie de manière à rechercher encore et toujours la vérité, le sens de la vie. La vérité possède une éternelle nouveauté, une jeunesse infinie (…) La vérité se présente à moi éternellement jeune, comme fraîchement éclose et révélée. » (Essai d’autobiographie, pp. 105, 106, 108).

         Cette recherche passionnée sera particulièrement féconde. Nous sommes habitués à concevoir la vérité sous la forme d’une chose abstraite. Pour nous, est « vrai » ce qui est conforme à ce que nos sens et notre intellect disent de la réalité. En fait cette compréhension étroite de la vérité est seulement celle promue par l’âme, elle convient certes à la larve, mais elle n’est pas celle de l’esprit, celle du papillon. C’est là ce que Berdiaev explique de manière fascinante dans nombre de ses grands ouvrages. La vérité, dit-il, ce n’est pas du tout cela. La vérité n’est pas une « chose abstraite », mais une réalité vivante que l’on rencontre. Elle n’est pas intellectuelle, mais existentielle. Elle n’est pas conformité servile, mais manifestation et source de liberté. Ce faisant l’éminent philosophe russe retrouve et expérimente le sens ultime des paroles du Christ disant dans l’évangile de Jean : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jn 8,32) ou encore : « Je suis le Chemin et la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6).

         Dans son livre Esprit et liberté, Berdiaev explique de manière remarquable que l’expérience psychique de la réalité est nécessairement conditionnée par une dualité de l’objet et du sujet, qui fait que ce dernier n’a d’accès au premier qu’à travers le reflet qu’il en a. Alors, dans cette expérience du réel, qui n’est que partielle, la question de la conformité de ce reflet à la réalité se pose effectivement. Mais, comme le montre le philosophe de Clamart, tel n’est absolument pas le cas dans l’expérience spirituelle et totale du monde, expérience dans la quelle le sujet connaissant n’est pas séparé de l’objet connu, expérience dans la quelle « il n’y a ni objet, ni sujet reflétant cet objet » et où, en conséquence, la question du critère de vérité ne se pose pas. Et Berdiaev d’écrire : « La vérité dans la vie spirituelle, n’est ni le reflet, ni l’expression d’une réalité quelconque, elle est la réalité… » (EL, p. 45). Et la rencontre de cette réalité, donc de la vérité qui ne peut se faire qu’à la lumière de l’esprit, toujours libère le sujet, toujours le pousse plus avant sur le chemin de sa seconde naissance. C’est en ce sens que le grand philosophe russe a pu écrire : « La vérité n’est donnée que dans l’esprit subjectif et elle est existentielle » » (ER, p. 78), « La vérité est spirituellement révolutionnaire » (ER, p. 78). Ou encore : « La vérité est l’élucidation et la libération de l’être » (Le sens de la création, p. 66). Ce que nous pouvons retenir et méditer sous la forme : il n’y a pour l’homme d’autre accès à la vérité du monde que de consentir à la vérité de son être, que de se détacher de celui qu’il n’est pas pour libérer celui qu’il est, ce qui est dire qu’il n’y a d’autre chemin vers la vérité que de naître une seconde fois comme Jésus-Christ l’a expliqué à Nicodème.

         A propos de la Beauté. Il en va pour Berdiaev de la Beauté, comme de la Vérité et de la Liberté. L’homme qui fait le choix de s’enfermer dans son être biologique seulement « corps et âme » et refuse ainsi d’être en plénitude « corps, âme, esprit » se coupe non seulement de lui-même mais aussi du monde. Et aussi de la beauté qu’il ne comprend plus alors que comme le résultat d’une appréciation émotionnelle. En ce sens, la beauté ne serait plus qu’un caractère   que les choses et les êtres ont, ou n’ont pas, suivant leur aptitude à satisfaire les chenilles qui les contemplent. Mais c’est là une conception très affaiblie de la beauté. Pour Berdiaev la beauté est d’un tout autre prix, elle infiniment autre chose. Elle est une valeur qui surpasse toutes les autres. La manière dont le philosophe russe parle de la beauté est si éclairante et enthousiasmante que de bien l’entendre peut modifier déjà notre rapport au monde. Ecoutons-le à la faveur de trois brèves citations.

         Extrait de De la destination de l’homme (1979, pp.318, 319) : «  Transfigurer et régénérer réellement la nature humaine, c’est atteindre la beauté (…) La fin suprême est la beauté de la créature. (…) La beauté sauvera le monde, car la transfiguration du cosmos, le paradis, le Royaume de Dieu représente son obtention. » Je lis encore : « La réalisation de la beauté correspond à la déification de la créature, à la découverte du divin dans la personne. »

         Extrait de Esprit et Liberté (1984, pp. 58, 59) : « Ce n’est que dans le monde spirituel intérieur que le cosmos est donné dans sa vie intérieure, dans sa beauté. (…) La contemplation de la beauté et de l’harmonie dans la nature constitue déjà une expérience spirituelle une pénétration de la vie intérieure du cosmos qui se révèle dans l’esprit » Autrement dit selon Berdiaev, l’émerveillement devant la beauté est une manifestation et un indice d’éveil à l’esprit, de transfiguration, de métamorphose. Et de préciser dans la phrase suivante qu’il en va exactement de même de « l’amour envers la nature, envers les minéraux, les végétaux, les animaux. » Pour le philosophe ami des chats, la naissance à l’esprit, je reprends ses propres termes « commence dans l’expérience de l’amour, dans la contemplation de la beauté » (p.59).

Dans Le sens de la création (1976, p. 315), je trouve cette notation : « Car la beauté dans son essence est indéfinissable, elle est un secret » Très tôt, semble-t-il, Berdiaev eut le pressentiment que la beauté dans le monde est l’indice d’un mystère. De quel mystère ? de ce mystère formidable faisant que la beauté est ici-bas dans notre monde déchu, la trace et la prémisse du monde qui nous attend pour peu que nous consentions à la faveur d’une seconde naissance à naître enfin à nous-même.

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